Dominique White – Les cendres du naufrage à la Friche de la Belle de Mai – Marseille


Jusqu’au 5 juin 2022, Dominique White occupe le vaste espace du Panorama à la Friche avec « Les cendres du naufrage », sa première exposition personnelle en France.

On se souvient du choc qu’avait été la découverte de son travail à l’occasion de « Fugitive of the State(less) », un solo show présenté lors d’Art-O-Rama 2019 par la galerie VEDA de Florence. Cette remarquable exposition avait logiquement reçu le prix Roger Pailhas.

En 2020/2021, on avait été fasciné par deux œuvres magistrales en ouverture de « Possédé·e·s – Déviance, Performance, Résistance » au MO.CO. Panacée à Montpellier. Ses images spectrales de dépouilles suspendues à des crochets en fer y évoquaient les esclaves jetés par-dessus bord. Corps inutiles, malades ou révoltés devenus fantômes qui hantent les côtes africaines…

Pour « Les cendres du naufrage », Dominique White investit le Panorama avec quatre grandes sculptures qui constituent un ensemble cohérent. Malgré leur évidente fragilité, il se dégage une puissance étonnante de ces œuvres qui s’imposent avec force dans ce vaste volume et face au paysage qui se développe au-delà du toit-terrasse. Comme le souligne très justement Céline Kopp, commissaire de l’exposition, Dominique White fait résonner subtilement les éléments de son installation « avec une histoire passée, présente et future faite de luttes, de résilience et de protestation qui se forme dans la destruction, les débris, les batailles et les vestiges qu’elles laissent ».

Dans la passionnante et indispensable conversation entre l’artiste et la commissaire qui sert de feuille de salle, Dominique White décrit ainsi son installation pour « Les cendres du naufrage » :

« Le public est en présence de quatre grandes entités sculpturales qui fonctionnent individuellement et comme un tout. Elles occupent tout l’espace d’exposition de façon fantomatique tout en paraissant en voie active de destruction. Ces sculptures sont composées d’amas de raphia, de sisal tissé, de kaolin, de morceaux de voiles de bateau déchirées, de moulages de bouées… pris pour cible par des formes ressemblant à des harpons en fonte, en fer forgé et en bois d’acajou… En termes de description je dirais que le public devient le témoin d’une bataille en action… de quelque chose qui vient de se passer ou qui est en train de se produire. De manière générale, j’aime penser mon travail avec une capacité de transformation. J’ai souvent conçu mes œuvres dans un entre-deux, entre capture et évasion ».

Un peu plus loin, elle ajoute à propos de la figure du « Navire » et du concept de Blackness qui sous-tendent « Les cendres du naufrage » :

« (…) Il est important de commencer par cette idée du « Navire ». Je ne fais pas référence à un bateau en particulier, ni à une période spécifique. Mon travail parle en quelque sorte de « tous les navires ». Cependant à titre d’exemple, je peux citer différents bateaux qui illustrent la récurrence de la même idée à travers les époques. Le premier pourrait être le navire négrier britannique Zong, qui transportait 470 esclaves à son bord au départ des côtes africaines en 1781. Une zone d’ombre demeure quant aux véritables intentions du capitaine et de l’équipage, mais à un moment du voyage le capitaine décida de jeter par dessus bord une partie de sa « cargaison » – commettant alors le meurtre de plus de 130 personnes réduites en esclavage – dans le but supposé de sauver le navire et de permettre à ses propriétaires de faire une déclaration de sinistre auprès de leur assurance pour la perte de leur marchandise. Cependant, une fois arrivés en Jamaïque, la demande fut rejetée. Les procédures judiciaires qui suivirent ont eu un grand impact sur le développement du mouvement abolitionniste en Grande-Bretagne. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant la période de l’esclavage comme origine du concept de Blackness, mais plutôt l’idée de Blackness comme une marchandise, un objet fongible ».

Dominique WhiteCan We Be Known Without Being Hunted, 2022. Acajou brûlé, fonte, fer forgé, corde abîmée, raphia, sisal, kaolin, voiles – Photo Aurélien Mole

On lira dans la suite de cet entretien l’histoire du Windrush, second navire auquel Dominique White fait référence. On pourra également comprendre comment elle utilise ce concept de Blackness pour aborder la question des migrations liées aux guerres et aux désastres climatiques…

On y découvre aussi que « Les cendres du naufrage » prolonge « Hydra Decapita », une précédente exposition de Dominique White à la galerie VEDA à Florence en 2021/2022. Dans cette recherche sur l’image de l’Hydre, monstre marin que tue Hercule dans le deuxième de ces douze travaux, l’artiste inverse les théories développées par Marcus Rediker et Peter Linebaugh. Dans leur ouvrage, L’hydre aux mille têtes, ils associent la naissance du capitalisme au personnage d’Hercule.

Dominique White propose de « regarder l’Hydre comme le système – ou l’État – que nous devons détruire. La première exposition à VEDA, Firenze s’appelait Hydra Decapita. Il s’agissait de couper la tête de la bête. Là, je voulais me concentrer sur son pouvoir régénérateur, sa capacité d’adaptation et sa repousse constante. Le mythe raconte qu’Hercule a vaincu l’Hydre en cautérisant les têtes décapitées avec une épée et du feu, mais dans certains récits, une de ces têtes se révèle immortelle. La pessimiste en moi y pense comme une chose qui ne meurt jamais ».

Dominique Whitethe Collapsed, the Overthrown, yet ever Insatiable, 2022. Acajou brûlé, fonte, fer forgé, corde endommagée – Photo Aurélien Mole

On comprend pourquoi les tiges courbées en acajou qui évoquent les têtes de l’Hydre ne sont brûlées qu’en surface…

On attendait avec beaucoup de curiosité et d’intérêt la manière dont Dominique White allait s’emparer du vaste espace du Panorama. Ce lieu a plusieurs fois prouvé que s’il pouvait être un magnifique révélateur pour les œuvres qui y sont présentées, il était aussi susceptible de devenir un redoutable piège.

Au-delà de la force de son installation, elle fait la démonstration d’une magistrale maîtrise de cet espace. Une subtile mise en lumière de Serge Damon joue habilement avec les contre-jours de l’éclairage naturel pour renforcer « la puissance évocatrice du naufrage et des navires abandonnés » et l’angoissante figure de l’Hydre.

« Les cendres du naufrage » s’impose comme une des expositions majeures de ce printemps à Marseille et dans la région. Il faut impérativement venir écouter les histoires afro-futuristes que les quatre sculptures de Dominique White murmurent dans l’espace du Panorama…

En conclusion de son entretien avec la commissaire, elle confie :

« Mon travail ouvre un espace de flottement. Le concept du “Naufrage” désigne le rétablissement des chemins perdus, qui se déplaçaient au-delà d’un seul “foyer”, d’un lieu géographique ou d’une époque. Il s’agit d’un lieu où la terre peut perdre toute son importance, et où les vivant·es et les mort·es s’entremêlent. Et puisque l’émancipation n’est pas garantie, un nouveau monde ne peut qu’émerger de ses cendres ».

Aujourd’hui à la tête du Magasin – Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, Céline Kopp signe, avec « Les cendres du naufrage », son dernier commissariat comme directrice de Triangle – Astérides. On en profite pour la remercier chaleureusement pour tous les projets passionnants qu’elle nous a fait partager à Marseille et dans la région…

« Les cendres du naufrage » est conçue et produite par Triangle – Astérides, centre d’art contemporain d’intérêt national, en coproduction avec la Friche la Belle de Mai et Fluxus Art Projects.

En savoir plus :
Sur le site de Triangle – Astérides
Télécharger la fiche de salle « On pourrait tout brûler et ce ne serait pas encore assez », conversation entre Dominique White et Céline Kopp
Sur le site de Dominique White

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