For a Language to Come à La Cartine – Marseille

Avec : Anne-Valerie Gasc, Alain Goestchy, Gilles Pourtier, Pierre Quintrand et Amandine Simonnet


Jusqu’au 22 juin 2022, à l’invitation de Isabelle Carta, « For a Language to Come » rassemble un peu moins d’une dizaine de pièces de Anne-Valerie Gasc, Alain Goestchy, Gilles Pourtier, Pierre Quintrand et Amandine Simonnet. Quelques-unes font partie de la collection d’Isabelle et Roland Carta. Les autres sont des œuvres produites par des artistes exposés récemment à La Cartine ou au 33 de la rue de la Saint-Jacques, dans 6e arrondissement de Marseille.

Quelques jours après son vernissage, Gilles Pourtier nous a très aimablement raconter les intentions de ce projet, pourquoi les œuvres exposées ont été choisies et comment l’accrochage s’est construit.

Le titre de l’exposition « For a Language to Come / Pour un langage à venir » est emprunté à celui d’un livre du photographe et critique japonais Takuma Nakahira. Publié en 1970. Cet album, parfois qualifié de « chef-d’œuvre du réductionnisme », est considéré comme un manifeste où la photographie apparait comme une forme de langage par l’image.

À ce titre, le carton de l’exposition associe une image extraite du film Don’t Blink (2015) de Laura Israël, documentaire sur la vie et le travail de Robert Frank, figure marquante de la photographie, compagnon de route du mouvement beatnik et auteur de l’ouvrage culte Les Américains.

À plusieurs reprises, Israël intercale dans son montage des séquences d’une interview faite à Montréal en 1984 avec un Frank irascible et de mauvaise humeur. À la question « Have you change things in your life, by making films, making art? », laconique, il répond «By believing in work »…

Pour Gilles Pourtier, l’exposition est en grande partie construite à partir de ce titre. C’est notamment le cas pour le choix des trois monotypes A, R et T, extraits de la série Twenty-six Blank Rocks de Anne-Valerie Gasc.

Jamais montrées à Marseille, les 26 empreintes de pierres lithographiques déclassées ont été réalisées à l’URDLA de Villeurbanne, en 2017. Chaque impression, correspondant à une lettre de l’alphabet, compose aussi un livre d’artiste édité la même année par Lendroit Éditions. Dans la présentation qui en est faite sur le site des Presses du réel, on peut lire « la surface noire est à la fois une feuille vierge et une page palimpseste saturée d’écriture où tout et rien ne sont possibles à lire, chaque page du livre est un étendard anarchiste où l’encre noire devient l’essence, l’énergie d’une révolution de la pensée comme du regard ». L’ouvrage est le troisième volet d’une réflexion de l’artiste autour de l’œuvre d’Ed Ruscha. Écho à Twenty-six Gasoline Stations (1963), Anne-Valéry Gasc substitue à l’essence de Ruscha, l’encre lithographique, noire et grasse comme du pétrole.

Imprimés sur du papier très léger (Élementa 45 gr) et fixé uniquement par deux aimants sur la partie supérieure de leur cadre, les trois monotypes d’Anne-Valéry Gasc contrastent par leur noirceur et leur finesse avec le blanc du lourd papier (Gmund Cotton Linen Cream de 900g) embossé par Gilles Pourtier sur les presses de l’URDLA à Villeurbanne en mars 2022…

Si formellement tout semble opposer les deux œuvres rapprochées par l’accrochage, en fait, elles partagent beaucoup plus qu’il n’y paraît, outre le fait d’avoir été produites dans le même atelier.

Le soleil de la raison engendre des monstres qui apparaît comme un monochrome blanc sur blanc est un débossage typographique (impression en creux) réalisé sur un papier très épais à partir de l’envers d’un texte composé avec des caractères en plomb… Le texte invisible est celui de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Sa mise en page reprend très exactement celle peinte sur un tableau attribué à Jean-Jacques-François Le Barbier et qui est conservé au Musée Carnavalet. Gilles Pourtier confie avoir été impressionné par une reproduction de cette huile sur bois, présente dans l’école primaire qu’il fréquentait lorsqu’il avait 9 ans, en 1989, année du bicentenaire de la révolution française…

Le noir de l’encre lithographique d’un étendard anarchiste de l’A.R.T. vient donc se frotter au blanc sur blanc d’une impression en creux des droits de l’homme et du citoyen. Sont-ils devenus invisibles parce qu’on leur aurait tourné le dos ?

La manière dont ces deux œuvres sont mises en relation est emblématique d’un accrochage construit sur un subtil enchaînement de correspondances, d’échos, d’oppositions et rapprochements formels et/ou conceptuels. Si elle exigent parfois un engagement du regardeur, cette mise en espace sait aussi à l’occasion conserver une part de mystère…

Face aux trois Blank Rocks d’Anne-Valéry Gasc, Gilles Pourtier avait songé, dans un premier temps, accrocher tout ou partie de sa série Black bloc #1 à 20 (2020) qu’il avait présentée dans la cadre de « Does the angle between two walls have a happy ending » pour la rentrée 2020.

Il a opportunément abandonné cette idée au profit d’un spectaculaire triptyque photographique. Nymphée (2021) est composée de trois tirages jet d’encre en noir et blanc, contre-collés sur dibond. Les clichés ont été réalisés à la chambre dans le nymphée, à l’intérieur de l’arc de triomphe du Palais Longchamp à Marseille.

Par sa forme, l’œuvre répond aux trois monotypes d’Anne-Valéry Gasc, mais aussi aux trois « blocs » qui constituent l’espace au fond de La Cartine. Gilles Pourtier montre ici sa considération particulière pour le lieu d’exposition et son intérêt pour le « thèse, anti-thèse, synthèse » de la dialectique hégélienne à laquelle il confie être attaché.
Sans récuser un écho à l’allégorie de la caverne exposée par Platon dans la République, Gilles Pourtier évoque également la grotte comme premier habitat et premier atelier de peinture pour l’Homme. Il souligne les formes de visages (des nymphes ?) qui paraissent émerger des ombres.

Cette œuvre se veut aussi un hommage aux émigrés italiens du XIXe siècle qui maîtrisaient parfaitement cette technique singulière des décors en béton.

Devant cet imposant triptyque photographique, on découvre au sol un étrange monolithe de granit noir, posé en biais sur des cales en sapin. C’est d’un autoportrait de Gilles Pourtier, intitulé GLLS (son prénom sans les voyelles), d’une taille de 1,74 m et d’un poids de 70 kg. La section carrée de 13 cm, 20 avec les morceaux de bois correspond à la largeur de sa main.

Pour l’artiste, il s’agit avec cette pièce d’interroger la sculpture et la représentation du corps, mais aussi celle de la mesure de l’espace par rapport à soi. GLLS est également un questionnement sur la relation politique dans les systèmes de mesure et dans le passage au système métrique au moment de la Révolution avec l’abandon des unités liées au corps (pied, pouce, coudée, brassée…).

Pour Gilles Pourtier, « on définit l’espace par rapport à notre corps… et notre corps n’est pas défini de l’intérieur, mais de l’extérieur ». GLLS est, dit-il, « une représentation de ma personne de la manière la plus abstraite possible, contre la subjectivité. Cette pièce, c’est comme un gisant qui renvoie à une tombe il n’y a souvent qu’une date de naissance et de mort ».

Sur les côtés, le traitement du marbre en « rendu cuir » évoque la peau.
Sur le dessus, la finition « effet miroir » provoque un jeu entre la façon dont l’artiste se définit et celle avec laquelle le regardeur le définit et se définit lui-même en voyant son reflet.

« Tu te vois toi en moi… et je te renvoie ton visage à toi », dit Gilles Pourtier en ajoutant « c’est ce rapport à l’altérité qui permet de se définir soi-même »…

En sortant un petit carnet de sa poche, il cite cette phrase de Fernando Pessoa extraite du Livre de l’Intranquillité :

« En fin de compte, il reste d’aujourd’hui ce qui restait d’hier et ce qui restera de demain. Le désir insaisissable, innombrable d’être toujours le même et d’être toujours un autre ».

Intarissable, Gilles Pourtier évoque également Fra Angelico : Dissemblance et figuration de Didi-Huberman… avant de rappeler l’exitance du miroir noir, dit aussi miroir de Claude Lorrain que les paysagistes utilisaient pour peindre le reflet de la réalité. « Pour éviter de copier le réel, ils copiaient le reflet du réel », ajoute-t-il.

Les références à Richard Serra, stanley brouwn ou encore Tony Smith, sont elles clairement assumées.

Cette sculpture a été réalisée lors d’une résidence de recherche et de création à la Marbrerie Anastay, organisée par voyons voir, dans le cadre de la Charte Art et Mondes soutenue par la DRAC PACA. Une sortie de résidence publique est prévue le 21 mai à Saint-Rémy de Provence.

En contrepoint de cette sombre pièce minimaliste posée au sol, « For a Language to Come » propose, perchée sur un fragile socle en acier, une sculpture d’Alain Goestchy, Les mains dans la terre (2021), récemment présentée par Isabelle Carta au 33. Le blanc éclatant du grès émaillé, les marques de doigts dans la matière et un côté baroque contrastent fortement avec GLLS

Toujours dans la diagonale de La Cartine, mais à l’opposé, un tout-petit crayon tient en équilibre dans l’angle, entre les deux murs. On se souvient d’avoir vu Thoreau’s father (2021) au Château de Servières dans « Rodéo Sauvage », une des expositions remarquables du 13e Printemps de l’Art Contemporain à Marseille. Sur ce crayon de charpentier taillé aux deux bouts, on peut lire « PATRIOTIC »…

Le titre fait référence au père de l’écrivain américain Henry David Thoreau partisan de la désobéissance civile et de la démocratie directe. L’auteur de Walden ou la Vie dans les bois avait inspiré l’installation Concord, exposée au centre de La Cartine en 2020 pour « Does the angle between two walls have a happy ending? ».

Avec cette œuvre, Gilles Pourtier interroge ce qui distingue, ou pas, l’artiste et le travailleur manuel.

Thoreau’s father fait écho à la vidéo d’Amandine Simonnet (Palimpseste, 2020), mais aussi à la photo de Pierre Quintrand (École verticale, école unique dans le village vertical de Le Corbusier) au travers de l’usage du crayon. Probable outil d’apprentissage dans l’école maternelle sur le toit de la Cité Radieuse, outil de la performance d’Amandine Simonnet où la ligne tracée d’une main par le crayon est suivie par une gomme tenue dans l’autre.

Dans cette étrange chorégraphie où parfois la gomme réussit à effacer le trait, la peluche est pour l’artiste « le résultat de cette association du faire et du défaire » où la déconstruction apparaît comme un processus inhérent à la construction… Les 33 minutes de la vidéo correspondent à la durée de vie du crayon régulièrement taillé.

Faut-il ajouter que la visite de « For a Language to Come » est incontournable ?

Merci à Gilles Pourtier pour le temps qu’il a bien voulu nous accorder. Soulignons une fois de plus la pertinence et la cohérence de son propos.

Visible sur rendez-vous (Contact: 06 86 20 14 07) jusqu’au 22 juin, l’exposition sera librement accessible pendant le week-end inaugural du 14e Printemps de l’Art Contemporain, les 26, 27 et 28 mai prochain.

En savoir plus :
Anne-Valerie Gasc
sur le site Documents d’artistes PACA
Alain Goestchy
sur son site et sur Instagram
Gilles Pourtier
sur son site le site Documents d’artistes PACA
Pierre Quintrand
sur Instagram
Amandine Simonnet
sur Instagram

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