Jusqu’au 16 octobre 2022, « Objets migrateurs – Trésors sous influences » est sans aucun doute une exposition indispensable et incontournable qui impose une ou plusieurs visites au Centre de la Vieille Charité à Marseille.
Résultat d’un dialogue fructueux et continu pendant quatre ans entre Barbara Cassin, qu’on ne présente plus, et les équipes scientifiques des Musées de Marseille, « Objets migrateurs – Trésors sous influences » est remarquable à plus d’un titre. Elle l’est d’abord par l’actualité et la pertinence de son propos. Dans son texte d’introduction au parcours de l’exposition et du catalogue, la philologue, philosophe, helléniste et académicienne commence par écrire :
« Rien de moins immobile qu’un objet : les objets migrateurs ont toujours existé, qu’il s’agisse d’hommes, de dieux, d’idées, de langues ou de choses.
Aujourd’hui où, particulièrement en Méditerranée, l’accueil de ceux que l’on nomme “migrants” est à l’ordre du jour, nous voulons dédiaboliser l’idée de migration et montrer comment les objets migrateurs servent à constituer cette civilisation que nous disons nôtre, à la diffuser et à la faire évoluer. C’est à l’évidence un projet politique que cette exposition ».
« Objets migrateurs – Trésors sous influences » reprend, mais avec plus d’ampleur et d’audace, une des originalités expérimentées par Barbara Cassin au Mucem à l’hiver 2016-2017 pour « Après Babel, traduire » : « Faire dialoguer l’antique et le contemporain, l’ici et l’ailleurs, entre objets d’art très précieux et objets du quotidien ».
Le commissariat complice de Barbara Cassin avec Muriel Garsson (conservatrice, directrice du Musée d’Archéologie Méditerranéenne et chercheuse associée au CNRS) et Manuel Moliner (archéologue, conservateur en chef au Musée d’Histoire de Marseille) s’est très largement appuyé sur l’ensemble des collections des Musées de Marseille. Cette sélection perspicace d’œuvres et d’objets a été enrichie par des prêts choisis auprès d’institutions régionales. La sollicitation des collections nationales et européennes s’est faite avec pertinence, pour des pièces réellement incontournables.
La remarquable construction du parcours s’appuie dans un premier temps sur l’idée de « faire l’inventaire des types de transformation dus aux migrations ». Dans son introduction, Barbara Cassin résume « on passe de l’unique – un objet-mémoire parfaitement singulier – au multiple, avec le commerce et la diffusion, en croisant les problèmes de la copie, du faux, de la contre façon, du réemploi » (De l’un au multiple – Mémoires et commerce et Le même et l’autre).
La séquence Élaborations s’articulent autour d’une série de questions particulièrement pertinentes : Qu’est-ce qu’une hybridation, un syncrétisme, un métissage, une appropriation, une inspiration ?
Le propos montre avec élégance et simplicité comment « les modalités de réinvestissement de l’objet remettent en travail les idées de centre et de périphérie, d’original et de copie, de même et d’autre »…
Dans une dernière partie, « Objets migrateurs – Trésors sous influences » n’hésite pas à interroger, et sans détour, l’institution en posant « la question des objets à l’arrêt dans les musées – objets de curiosité, de science, d’art, objets patrimoniaux – et celle, très actuelle, des objets restitués et des objets partagés » (Objets à l’arrêt et Objets restitués).
Le parcours se termine avec la formulation d’une nouvelle idée d’un musée avec l’expérience des muséobanques, « autour d’objets-récits portés par des acteurs du territoire, liés à des projets qui trouvent leur financement grâce à un micro-crédit », pour « penser autrement l’idée de valeur » (Objets partagés).
L’accrochage multiplie avec clairvoyance les rapprochements souvent révélateurs, parfois inattendus et de temps en temps un peu espiègles. Il est difficile d’en citer ici les plus pertinents tant ils sont nombreux. On renvoie donc aux regards sur le parcours ci-dessous. Concis et rédigés avec élégance, les textes sont irréprochables.
Rares sont les critiques que l’on pourrait formuler… Une trop grande générosité dans la sélection des objets trouble quelquefois le regard qui rencontre quelques difficultés à savoir où se poser. C’est notamment le cas pour la séquence De l’un au multiple — Mémoires et commerce. En début du parcours, on peut également regretter que la section Installations commence dans la chapelle avant de se poursuivre dans la première galerie. La lisibilité en pâtit un peu. Enfin, la mise en lumière de quelques céramiques antiques n’évite pas l’ombre portée de leur col sur les figures de la panse…
Brillante et éloquente, la démonstration est limpide sans jamais être péremptoire. La liberté de ton est réjouissante. Le discours sait proposer plusieurs ouvertures au visiteur tout en lui laissant l’initiative de construire ses propres interprétations, associations et rapprochements.
Aux classiques textes de salles et cartels, « Objets migrateurs – Trésors sous influences » ajoute d’autres regards sur les œuvres et les objets exposés. Treize biographies subjectives d’objets imaginées par les poètes du Centre international de poésie Marseille et des cartels musicaux composés par Jean-Marc Montera (musicien associé au GMEM – Groupe de musique expérimentale de Marseille – CNCM) ponctuent le parcours et enrichissent notablement l’expérience de visite.
« Objets migrateurs – Trésors sous influences » s’accompagne également de quelques productions originales et généreuses. C’est notamment le cas du film Un lieu qui me manque (2021) tourné au lycée Saint-Charles, à Marseille avec des élèves de classes d’UPE 2A (unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants) et de ceux réalisés par Lieux fictifs avec des prisonniers des Baumettes sur l’objet qui leur manque là où ils sont…
Nous n’avons malheureusement pas pu voir Objets de l’exil, une installation sonore et photographique, de La Revue Sonore et de Pierre Gondard. La salle Roquepertuse, annoncée comme spécialement réouverte pour l’événement, était fermée lors de notre passage !
Le catalogue est publié par les éditions Liénart sous la direction scientifique de Barbara Cassin. On y trouve l’ensemble des textes de l’exposition, les notices des œuvres présentées dans le parcours et des articles de contributeurs des Musées de Marseille et d’institutions partenaires. Les biographies subjectives sélectionnées par le Centre international de poésie Marseille sont reproduites. Les cartels musicaux de Jean-Marc Montera sont accessibles via des QR codes.
Commissariat remarquable de Barbara Cassin, Muriel Garsson et Manuel Moliner.
Prêteurs : Galerie Nagel Draxler de Berlin – Kader Attia • Staatliche Antikensammlungen und Glyptothek – Munich • Association Madiba Nature du Cameron • Musée Picasso Antibes • Fondation LUMA Arles • Musée départemental Arles antique • Musée d’Art naïf et d’Arts singuliers de Laval • Académie des sciences, lettres et arts de Marseille • LPED Aix-Marseille Université • Mucem • Musée d’Art classique de Mougins • Musée d’Histoire de Nantes • Musée d’Art moderne et contemporain de Nice • Centre archéologique du Var • Centre national des arts plastiques • Centre Pompidou • Musée national de l’histoire de l’immigration • Musée du Quai Branly – Jacques Chirac • Musée du Louvre • Musée Rodin • Direction commerciale et Marketing Réunion des Musées Nationaux • Musée Saint-Remi de Reims • Manufacture et Musée nationaux de Sèvres • Collection privée Théo Mercier • Collection privée Alain et Christine Vidal-Naquet • Irish Museum of Modern Art John Kindness de Dublin • Ashmolean Museum Oxford • Musée des Civilisations noires de Dakar • Fondation Gandur pour l’art de Genève.
« Objets migrateurs – Trésors sous influences » marquera la saison culturelle à Marseille et sans doute dans le sud de la France et de l’Europe. Elle restera probablement comme une des expositions majeures dans l’histoire très riche de celles qui ont été produites à la Vieille Charité.
À lire, ci-dessous, quelques regards sur le parcours d’exposition accompagnés des textes de salle.
En savoir plus :
Sur le site des Musées de Marseille
Sur le site du Centre de la Vieille Charité
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« Objets migrateurs – Trésors sous influences » : Regards sur l’exposition
Rien de moins immobile qu’un objet : les objets migrateurs ont toujours existé, qu’il s’agisse d’hommes, de dieux, d’idées, de langues ou de choses.
Aujourd’hui où, particulièrement en Méditerranée, l’accueil de ceux que l’on nomme « migrants » est à l’ordre du jour, nous voulons dédiaboliser l’idée de migration et montrer comment les objets migrateurs servent à constituer cette civilisation que nous disons nôtre, à la diffuser et à la faire évoluer. C’est à l’évidence un projet politique que cette exposition.
Elle se tient au cœur cosmopolite de Marseille, à la Vieille Charité, où un musée d’archéologie et un musée d’arts africains, océaniens et amérindiens ouvrent au maximum l’arc du temps et de l’espace. La première originalité de l’exposition est de faire dialoguer l’antique et le contemporain, l’ici et l’ailleurs, entre objets d’art très précieux et objets du quotidien. Ainsi, on verra côte à côte dans la chapelle une coupe jamais sortie de l’Ashmolean Muséum, avec Ulysse sur son radeau fait de deux amphores, et un « ecoboat » en bouteilles de plastique… Avec, comme un fil tout au long, les biographies d’objets — du très classique cartel muséal aux biographies subjectives faites par des poètes et des musiciens.
Il s’agit de faire l’inventaire des types de transformation dus aux migrations. On passe de l’unique – un objet-mémoire parfaitement singulier – au multiple, avec le commerce et la diffusion, en croisant les problèmes de la copie, du faux, de la contre façon, du réemploi. Le crâne de L’homme de Rio, est-ce un vrai faux, un faux vrai ? Qu’est-ce qu’une hybridation, un syncrétisme, un métissage avec un Vajrapani Héraclès du Gandhara, ou un Marx qui abrite dans sa barbe le peuple hindou ? Et une appropriation, une inspiration avec le motif de nautile minutieusement reproduit sur une robe de Fortuny, ou un presque tanagra aux seins dévoilés par Picasso ? Les modalités de reinvestissement de l’objet remettent en travail les idées de centre et de périphérie, d’original et de copie, de même et d’autre.
L’exposition s’achève en déployant la question des objets à l’arrêt dans les musées – objets de curiosité, de science, d’art, objets patrimoniaux – et celle, très actuelle, des objets restitués et des objets partagés. C’est peut-être une nouvelle idée de musée qui se fait jour avec l’expérience pilote des muséobanques, autour d’objets-récits portés par des acteurs du territoire, liés à des projets qui trouvent leur financement grâce à un micro-crédit. Artistique et politique, elle aide à penser autrement l’idée de valeur, et aboutit à une salle participative qui présente un dispositif inventé par La Revue Sonore, et les œuvres de ces « Nouveaux Commanditaires » que sont les Collèges du Vieux Port. Elle investit tout l’espace, revisite certaines présentations du musée d’Archéologie et du MAOOA, parce qu’elle impose de réfléchir encore à ce que sont aujourd’hui un musée et un objet de musée.
Que pensez vous de ce que vous voyez ?
- Les migrations : tout commence avec la mer…
- Installations
- De l’un au multiple – Mémoires et commerce
- Le même et l’autre
- Élaborations
- Objets à l’arrêt
- Objets restitués – Objets partagés
Les migrations : tout commence avec la mer…
Tout commencerait avec la mer. Ici, trois objets phares : la barque égyptienne du soleil, migration des astres et des âmes ; Ulysse sur son radeau d’amphores, en pleine tempête ; et un ecoboat, embarcation précaire en bouteilles de plastique. Nous embarquons pour le ciel du dieu soleil d’Égypte, et pour les fleuves souterrains des Enfers grecs et latins. Nous nous embarquons aussi dans la Méditerranée du mythe et du réel.
Les premiers à partir sont des héros, contraints de quitter leur patrie. Ulysse, parce qu’il se lance avec les Grecs à la poursuite d’Hélène. Énée, parce que les Grecs ont vaincu. Mais les trajets de l’un et de l’autre sont très différents. Ulysse est aimanté par le « jour du retour » et retrouve après vingt ans son royaume et son lit. Énée quitte Troie en flammes, avec son père sur les épaules, et ne parvient à s’arrêter que dans un ailleurs absolu, contraint de changer de langue pour fonder ce qui deviendra Rome. On tient la différence entre un périple, comme celui d’Ulysse, et un exil, sans retour.
Les migrants qui traversent la Méditerranée sur des embarcations de fortune sont plutôt comme Énée, même si les bouteilles de plastique d’un ecoboat sont de contemporaines amphores. L’OIM (organisation internationale pour les migrations) avance le chiffre de 23 000 morts comptabilisés en Méditerranée depuis 2014.
Cet écoboat, construit sur place par Madiba & Nature, sert au Cameroun aux petits déplacements et au tourisme, mais il rappelle les embarcations de qui servent aux migrants à passer sur la côte d’en face.
« Quand il pleut au Cameroun, il pleut aussi des bouteilles en plastique. Elles remplissent les rivières et obstruent les ponts. Elles empêchent les pêcheurs de faire leur travail. Quand j’avais 21 ans, je rentrais de l’université en marchant sous la pluie. J’ai vu un raz-de-marée de plastique qui étouffait les rivières près de chez moi. Mais dans ce problème, il y avait aussi une solution. Étudiant en ingénierie, j’ai vu dans les bouteilles en plastique un matériau de construction potentiel. J’ai démissionné de mon travail dans une ONG internationale pour fonder ma propre organisation: Madiba & Nature. Ma vision était d’utiliser les déchets de bouteilles en plastique pour créer des écoboats qui pourraient soutenir les villages de pêcheurs nécessiteux menacés par la pollution sur le littoral camerounais. La mise en pratique de certaines connaissances traditionnelles de la culture des Sawa, peuple de pêcheurs du Cameroun, jointe à quelques règles simples d’ingénierie, m’a permis d’assembler environ mille bouteilles en plastique d’un litre pour fabriquer une embarcation écologique. Cet écoboat, comme je l’ai baptisé, fait 5 mètres de long et peut porter jusqu’à trois personnes plus une charge de 100 kilos. On l’utilise pour la pêche artisanale et pour les randonnées aquatiques en eau calme. Issu d’un mélange de connaissances traditionnelles africaines et d’ingénierie moderne, l’écoboat, artistique de par sa forme, est un moyen vivant de sensibiliser sur la pollution plastique dans les milieux marins, en même temps que le symbole d’un entrepreneuriat durable des communautés villageoises ». Ismael Essome
Migrations des astres, migrations des âmes
Stèle funéraire, Égypte, Deir el-Medineh, XIXe dynastie. Calcaire gravé. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne Inv. 239 – Lécythe à fond blanc attribué au Groupe R. La barque de Charon, Attique (Grèce), vers 425 av. J.-C. Céramique. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. CA537
« C’est de la que part la route du Tartare qui mène aux flots de l’Acheron.
La bouillonnent des tourbillons de boue en un abîme vaste et fangeux qui vomit tout son limon dans le Cocyte.
Un passeur terrifiant garde ces eaux et le fleuve,
Charon, hideux de crasse, une blancheur de poils incultes tombe de son menton, ses yeux sont des flammes immobiles, une loque sordide pend nouée à son épaule ». Eneide, VI, 295-301
Migrations du héros. Périples et exils
Graffito de l’« Hekatontore », Maison de Dionysos, Délos. Relevé (1931) par le commandant Carlini – Délos, Maison de Dionysos, salle L, mur Est, 1er siècle av. J.-C. Tirage photo d’un calque conservé au musée de la Marine. Musée d’Histoire de Marseille, dépôt de Madame Thérèse Carlini. Inv. MHM 1994.11.11
Carte du périple d’Ulysse. Carte des opérations de Frontex en Méditerranée entre 2007 et 2015. Carte de l’exil d’Énée
[Poseidon] « rassembla les nuages, bouleversa la mer, déchaîna les rafales des vents venus de partout, cacha sous les nuées la terre avec la mer. La nuit s’élançait du ciel, ensemble s’abattaient l’Euros, le Notos, le Zéphyr précipité et Borée, engendreur d’azur, qui roule la grande écume. » Odyssée, V, 290-296
Les navires négriers
Certains hommes plus que d’autres sont des objets migrateurs, Aristote définissait l’esclave comme « un objet de propriété animé, l’homme d’un autre », quelque chose comme un outil ou un organe qui peut tenir lieu de tous les autres.
Reste à savoir, déjà pour Aristote, si de tels hommes existent qui seraient « esclaves par nature » ; et, si oui, comment les reconnaître…
Mais c’est avec la conquête des Amériques que la traite et les bateaux négriers firent migrer sans retour des milliers d’hommes traités comme des objets, et beaucoup moins bien que des objets précieux.
Installations
Qu’est-ce qu’arriver, se poser, s’installer ? Après un sas où sont présentés les questionnaires d’identité que doivent remplir les nouveaux arrivants, redoutables en ce qu’ils contiennent sans en avoir l’air des siècles de culture administrative française, l’œuvre de Mircea Cantor pose des cuillères-oiseaux sur des fils de haut voltage – elle dit tout de cet équilibre stable et instable : l’installation.
Les objets présentés témoignent du contact immédiat et inventif entre l’ici et l’ailleurs : l’urne de Saint-Laurent est modelée par les Ségobriges, mais voici que son couvercle est fabriqué sur place, et cette mixité est à l’origine de la fondation de la cité. Le vase-lanterne des colons phocéens du Vième siècle avant J.C. est un rappel des terres orientales, et voici que, tout près de nous, une étrange main de Fatma se fait tableau mexicain à la Frida Kalho.
S’installer, c’est, comme Énée, changer de langue et de culture, mais ne faudrait-il pas que ce soit en même temps conserver la sienne, comme ces enfants allophones qui se souviennent ?
Routes
Cette deuxième section commence dans le deuxième espace à droite de la chapelle Puget.
Voie du port romain antique. Dalle, Marseille, IIIe siècle. Musée d’Histoire de Marseille
En signe de protestation, dans Roadworks Mona Hatoum arpente les rues de Londres, nus pieds, à côté de ses pompes.
Mona Hatoum – Roadworks, 1985. Bande vidéo analogique numérisée 4/3, couleur, son. Durée : 6 min 44 sec. Paris, Centre Georges Pompidou
À Montgenèvre, dans la neige, pour franchir la frontière italienne, les migrants, eux, ont besoin de ces bottes qui passent de mains en pieds et de pieds en mains, créant une solidarité efficace.
Hélène Baillot et Raphaël Botiveau – 400 paires de bottes. Oulx-Montgenèvre-Briançon, 2020. Films de Force Majeure
Routes (suite)
Début de la première galerie…
Eduardo Arroyo – Anatolia, 1976. Tapis en caoutchouc. Paris, Musée national de l’Histoire de l’immigration. Acquisition 2008 – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
Identité et identification
Mircea Cantor – Like birds on high voltage wire, 2009. Bois, métal. Paris, Musée national de l’Histoire de l’immigration – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
Nom? Prénom ? Date de naissance ? Rien de plus difficile ! Les plus simples des questionnaires sont gros de siècles d’administration française.
Les glossaires bilingues des Maisons de la sagesse-Traduire ne font pas que traduire les mots. Ils proposent à ceux qui accueillent comme à ceux sont accueillis des « piqûres de culture » qui ouvrent à une compréhension réciproque des différences.
« Tu as gagné », dit Jupiter à Junon la jalouse. Pour qu’elle cesse de poursuivre de sa haine Énée, le fils de Vénus, il faut qu’il change radicalement et qu’il ne se définisse plus comme Troyen. Après bien des tentatives infructueuses de recréer quelque chose comme Troie, qui se soldent toutes par un échec – peste, catastrophe naturelle, ersatz ridicule –, il s’installe véritablement ailleurs à condition, non seulement de prendre épouse sur place pour y faire souche, mais aussi de changer de langue et d’adopter la langue du lieu : « et tous, devenus Latins, n’auront qu’une seule langue » [faciamque omnis uno ore Latinos] (Énéide, XII, 837).
Un lieu qui me manque, 2021. Réalisation : Luc Thauvin. Mise en scène : Nathalie Conio. Professeure de français seconde langue, lycée Saint-Charles
Parler d’une seule bouche, c’est ce que tentent de faire les élèves de ces classes d’UPE 2A (unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants) du lycée Saint-Charles, à Marseille. Nous les voyons et les entendons se souvenir, dans leur langue, et puis dans le français qu’ils sont en train d’apprendre, avec chacun son accent qui fait entendre leur langue maternelle comme une langue sous la langue. On comprend alors qu’il ne s’agit pas d’oublier sa première et propre langue, mais d’en parler « plus d’une » – de loin, la meilleure définition de la francophonie.
Cela se passe au lycée Saint-Charles, à Marseille. Des élèves arrivent de l’étranger sans parler la langue française ou très peu. Empruntant les mots de Jean-Luc Lagarce, ils se souviennent : un lieu, des images, des sensations. La première phrase vient dans leur langue maternelle, tamoul, chinois, arabe, soninke… mais ils poursuivent dans leur nouvelle langue, hésitante, émouvante, d’exil et d’accueil. B. C.
Contacts
Urne, Marseille, vers 600-590 av. J.-C. Céramique avec couvercle en pâte claire massaliète. Musée d’Histoire de Marseille. D1991.13.1 et 2 – Vase à la lionne, Marseille, VIe siècle av. J.-C. Céramique à pâte claire massaliète. Musée d’Histoire de Marseille. 1999.25.9
De l’un au multiple – Mémoires et commerce
La première transformation et la plus manifeste liée à la migration des objets est le rapport au nombre. Il y a des objets uniques, qui migrent avec les individus et font comme partie d’eux-mêmes : des objets de mémoire. Il y a, d’autre part, les objets de commerce, que l’on produit et reproduit, liés à la monnaie et à des infrastructures comme l’emporion, lieu de négoce.
Mais cette différenciation est instable et poreuse : un objet de mémoire peut devenir une « œuvre d’art », unique et porteuse d’histoire.
On a voulu saisir ici sur des exemples la manière dont les motifs, tels l’œil prophylactique, les formes, les matières, les cultes n’ont cessé de se diffuser et de se transformer parfois jusqu’à aujourd’hui. Les techniques aussi croisent les savoir-faire et les lieux, comme le Wax (« cire » en anglais) dont les premières usines, s’inspirant du Batik javanais, s’installent en Grande-Bretagne avant de conquérir depuis la Hollande l’Afrique et le monde entier.
Objets de mémoire
Nous n’avons pas choisi de faire pleurer – nous aurions pu installer avec art des objets qui ressemblent à ceux que l’on retrouve sur les corps des noyés de la Méditerranée, ou encore ceux qui sont nécessaires à la survie, chaussures, portables… Nous proposons plutôt, comme dans toute l’exposition, de décaler le regard en assemblant les amulettes antiques et les porte-bonheur d’aujourd’hui. Et de travailler les objets de mémoire en fonction des objets dont on se souvient, qui vous définissent et qui vous manquent lorsque le cours de la vie est dérangé et qu’on se retrouve en prison : un jouet, une bague, et leur équivalent antique qui se retrouve soudain chargé d’affect comme par contagion… B. C.
Lot de porte-bonheur modernes et contemporains – Amulettes scarabées, Égypte, Basse Époque. Céramique. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne. Inv. 1401, 1404, 1405, 1413, 1418 et Statuettes érotiques, Égypte, périodes diverses. Terre cuite glaçurée, pierre. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne. Inv. 1117, 1119, 1122, 1134, 1142, 1143, 1150, 1151 – Objets de mémoire – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
L’objet en prison est d’une extrême rareté, comme dans d’autres contextes de pauvreté, de déplacement et d’enfermement. À partir de cette absence qui renforce le senti- ment de manque, nous proposons à des personnes détenues de la prison des Baumettes de réaliser des films courts à partir de la mémoire d’un objet.
Quel objet choisir et pourquoi ? Com ment le représenter, le mettre en scène? Quel imaginaire construire à partir de lui ?
L’objet convoqué par leur mémoire, franchit alors le seuil de la prison. Il devient unique et porte en lui toute une charge symbolique très forte. Il se transforme au travers du récit qu’il contient et par la mise en scène choisie pour le faire réapparaître.
Il devient porteur de créativité, d’invention et réinscrit chacun dans une histoire individuelle et singulière. Caroline Caccavale
Lieux fictifs et le studio image et mouvement des Baumettes sont soutenus par le Ministère de la Justice, le Ministère de la Culture, le FIPD, le Conseil régional Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, la Ville de Marseille, la Fondation de France.
La Bague d’Abdou, 2021. Vidéo. Durée : 3 min 44 sec
Depuis la prison des Baumettes, Abdou dessine une bague fabriquée puis transmise par son grand-père syrien. Son geste est précis quand il trace les trois étoiles qui ornent le bijou et qui représentent l’union des trois pays, Egypte, Irak et Syrie. Au fur et à mesure que la bague prend forme sur la feuille blanche, il nous raconte l’histoire de cet objet, laissé dans sa chambre à son départ pour l’Europe, renvoyé par sa mère puis perdu. Un objet qui le relie à sa famille et lui rappelle d’où il vient.
La Moto de Salem, 2019. Vidéo. Durée : 2 min 38 sec
Salem se souvient de la première moto cross offerte par son père. Il la fait réapparaître dans la prison sous la forme d’un jouet. Sur un petit bout de terre qu’il déniche au milieu de la cour de promenade, Salem retrouve les mouvements d’une moto lancée à toute vitesse sur un terrain de cross. L’enfant joue et nous révèle l’absence de la relation à son père.
Objets de commerce
Trésor des conquistadors, Séville, seconde moitié du XVIe siècle. Or. Cabinet des Monnaies et Médailles de Marseille. Inv. 2020-0-658, 2020-0-662 – Trésor des Grands Rois perses, Proche-Orient, dernier quart du IVe siècle av JC. Argent. Cabinet des Monnaies et Médailles de Marseille. Inv. 2021-0-2001, 2021-0-2002 – La dardenne, un trésor provençal, Aix-en-Provence, château de Dardennes, 1711. Bronze. Cabinet des Monnaies et Médailles de Marseille. Inv. 2020-0-1490, 2021-0-2000 – Trésor de Rognac, Marseille, fin du iiie-milieu du Ier siècle av JC. Argent. Cabinet des Monnaies et Médailles de Marseille. Inv. 20200-1893 à 2020-0-1915 – Objets de commerce – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
Diffusion des motifs, des cultes, des formes et des techniques
Il est inexact de voir dans le monde antique un monde statique, peu propice aux déplacements. En Méditerranée, la circulation des hommes et des objets est intense dès l’âge du bronze. Des Mycéniens, qui occupent l’espace insulaire des Cyclades, la Crète en particulier, vers 1400 av. J.-C., à Alexandre le Grand, qui mènera ses hommes jusqu’aux rives de l’Indus vers 335 av. J.-C., les hommes migrent, voyagent, arrivent, repartent. Meurent aussi, souvent loin de la cité qui les a vus naître.
Que le départ d’un lieu pour un autre soit un acte mûrement réfléchi, comme la création de colonies ou d’emporia, ou une migration massive pour cause de catastrophe naturelle ou de guerre, l’Antiquité est une période où la sédentarité n’existe quasiment pas.
Les hommes se déplacent, le plus souvent par mer, puis par voie terrestre, et avec eux leurs croyances, leurs coutumes, leurs vêtements, leur cuisine, leurs objets quotidiens, leurs techniques, leur art.
C’est la somme stratifiée de tous ces apports hétéroclites qui fait que l’on retrouve des temples de l’Artémis d’Éphèse dans tout le Bassin méditerranéen, avec une permanence iconographique : Artémis est multimammia d’est en ouest, sous diverses formes, mais elle reste reconnaissable parmi toutes les autres divinités à ses colliers qui ressemblent à des seins placés parfois trop haut, parfois trop bas.
Parfois, c’est le contraire qui se passe : les potiers grecs vivant en Italie du Sud (Campanie) ont inventé de jolies assiettes à poisson en s’inspirant d’une forme venue de Tunisie, sans doute par des navires commerciaux chargés de vaisselle. La forme les a inspirés, ils l’ont détournée.
Il ne faut pas sous-estimer l’imagination, la force d’inventivité, la technicité, la connaissance raffinée des matériaux des artisans de l’Antiquité, ni négliger un certain phénomène de mode qui règne dans le monde artisanal, architectural et artistique de l’époque. Muriel Garsson
Œil prophylactique sur la proue du bateau le Gyptis, 2000. Marseille – Galère dans les Navalia, Fresque murale, Pompéi. Naples, Musée archéologique – Bol à yeux en pâte claire massaliète peinte, Marseille, vers 575-550 av JC. Céramique. Musée d’Histoire de Marseille. Inv. MHM 1983-7-671 – Lécythe attique à yeux prophylactiques, Athènes, vers 520-500 av JC. Céramique à figures noires. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne Inv. 3103. Paire d’yeux de momie, Egylpte ptolémaique
Les Phocéens qui fondent Massalia choisissent Artémis comme déesse tutélaire. Cette divinité ionienne, métissée de Cybèle, est polymaste, « aux seins nombreux» – seins, ou testicules de taureau ? Dans toutes les cités massaliètes, c’est cette Artémis que l’on vénère, témoin de la diffusion des cultes et des formes.
Tiare d’Artémis du Rhône, Arles, IIe siècle ap JC. Marbre blanc. Musée départemental Arles Antique Inv. RHO.2007.00.194 – Torse d’Artémis, Toulon, IVe siècle av JC. Marbre blanc. Toulon, Centre archéologique du Var. Artémis acéphale, Marseille, IVe siècle av JC- Ier siècle ap JC. Marbre blanc. Musée d’Histoire de Marseille Inv. 83.5.18
Wax des présidents Ahmadou Ahidjo et Valéry Giscard d’Estaing, 1979. Tissu. Collection particulière – Wax Plantecam Cameroun. Tissu. Collection particulière – Objets de commerce – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
Le même et l’autre
Élaborations, transformations
Avec le multiple, on croise le redoutable problème du faux : qu’est-ce qu’un original, une reproduction, une contrefaçon ? Les historiens d’art — et les experts des douanes — savent qu’il y a des faux plus vrais que d’autres ! Il est dans la norme du vrai antique d’être, comme la citation, une appropriation. Mais la loi fait aujourd’hui la différence entre une reproduction « authentique », comme celle fabriquée par un musée, et les faux illicites ou les contrefaçons.
Pas toujours facile : la tiare de Saïtapharnès a un temps abusé le Louvre. Et que penser de la tête mixtèque de L’homme de Rio, dont tous les éléments sont authentiques, mais dont l’assemblage est moderne ? Ou d’une tête romaine, posée sur un buste fabriqué pour l’occasion ? Au bout du spectre, le pur et simple recyclage de matériaux existants témoigne de toute une inventivité technique et esthétique quand nécessité fait loi.
La vraie copie antique
Hydrie attique, Grèce, vers 350 av JC. Céramique. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne. Inv. 293 – Hydrie étrusque, Étrurie (Italie), vers 550-500 av JC Céramique. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne. Inv. 3098 – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
Vers 550 av. J.-C., des céramistes venus d’lonie (actuelle Turquie) émigrent à Cerveteri, en Italie. Là, ils produisent de grosses hydries (vase à eau) à figures noires, pour satisfaire les élites locales, admiratives de ces vases importés corinthiens ou attiques.
Dans la seconde moitié du VIe siècle av. J.-C., les potiers étrusques copient ces fameuses « hydries céretanes », et s’approprient cette nouvelle forme à trois anses inconnue jusqu’alors dans leur répertoire.
Le faux licite
Les seules copies légales, ou reproductions autorisées, sont celles des organismes labellisés, que fabriquent les boutiques des grands musées.
On peut ainsi acheter au Musée du Louvre, la reproduction du collier antique en or de Vaison-la-Romaine avec son « certificat d’authenticité qui garantit une “véritable copie” ».
Le faux illicite ou les contrefaçons
Les copistes et les faussaires existent depuis toujours. Les contrefaçons qui circulent de nos jours sur toute la planète déjouent la loi et nourrissent un système maffieux international.
Vrai sac Vuitton, XXIe siècle. Collection particulière – Faux sac Vuitton, XXIe siècle. Saisie des douanes – Vraie montre Rolex, XXIe siècle. Collection particulière – Fausse montre Rolex, XXIe siècle. Saisie des douanes – Objets migrateurs à la Vieille Charité – Marseille
Vuitton ou Rolex, sont de cibles privilégiées de ce commerce illicite. Les douanes sont chargées de saisir et détruire toutes ces contrefaçons plus ou moins grossières. Notons que Vuitton n’a pas autorisé l’exposition d’objets contrefaits de sa marque.
Le faux-faux ou l’art des faussaires
La Tiare de Saïtapharnès
En 1896, le Louvre acquiert pour la somme de 150 000 francs (900 000 euros environ), la tiare en or dite de Saïtapharnès, grand roi scythe cité dans quelques textes du Ille siècle av. J.-C. Le décor qui s’enroule autour de la tiare est librement inspiré des chants de l’Iliade et le style de la coiffe renvoit aux antiquités de Russie méridionale que Salomon Reichnach a fait connaître. Le doute s’installe très vite en raison de l’état exceptionnel de la pièce. Mais il ne fallait pas manquer cet objet unique. C’est seulement en 1903 que l’on reconnaît que la tiare est l’œuvre d’un faussaire génial.
Le faux-vrai – Restaurations, restitutions
On peut restaurer-fabriquer un objet hybride, à partir d’éléments vrais venus d’ailleurs que l’on adapte à la forme supposée, comme pour la « dé-restauration » de la kylix dont on suit ici les étapes.
Il ne suffit pas que toutes les parties d’un objet soit vraies pour qu’il soit authentique : il en va ainsi du crâne mixtèque dont, après analyse scientifique, la colle et elle seule se révèle récente.
Ce crâne mixtèque, rendu fameux par le film « L’homme de Rio », est-il authentique ? Vers 1960, un habile « restaurateur » aurait recouvert le crâne d’une mosaïque de turquoises, elle aussi préhispanique.
A-t-il été reconstitué au 20e siècle à partir d’éléments authentiques, ou est-il un pur produit de contrefaçon créé pour le marché de l’art ?
En 2010, son analyse scientifique a apporté de précieuses informations en matière de datation et de composition des matériaux, mais la présence de matériaux problématiques et l’impossibilité de dater précisément la colle soulèvent de nouveaux questionnements.
Têtes masculines antiques sur bustes modernes. Provenance inconnue, Ie-IIIe et XVIe siècles. Marbre blanc. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne. Inv. 1701 et Provenance inconnue, IIe et XVIe siècles. Marbre blanc. Marseille, musée d’Archéologie méditerranéenne. Inv. 1719
On peut aussi constituer un tout qui convient à l’imaginaire et au goût d’une époque, comme ces têtes romaines posées sur des bustes renaissance, qui produisent des hiatus chronologiques que l’on peut juger affreux.
Le faux-vrai – Réemplois, recyclages