Nairy Baghramian – Parloir à Carré d’Art – Nîmes


Jusqu’au 18 septembre 2022, Carré d’Art présente la première exposition de Nairy Baghramian dans un musée français. Initialement programmée en 2021 sous le titre « Coude à coude », rebaptisée « Parloir », cette remarquable proposition permet de découvrir les œuvres complexes et déstabilisantes de cette artiste née en Iran en 1971 et installée à Berlin depuis 1984.

Le titre un peu énigmatique renvoie naturellement à un lieu clos, fermé, lié à la prison. Pour Jean-Marc Prevost, directeur de Carré d’Art et commissaire de l’exposition, «il y a l’idée que l’on se voit, mais qu’on ne se touche pas. On n’est pas dans une relation physique. On est plus dans une relation visuelle. Parloir, c’est aussi parler, parole, c’est le langage, la communication. Le langage est important dans le travail de Nairy Baghramian».

Le projet d’une exposition à Nîmes a émergé il y a 4 ans lors d’une rencontre entre l’artiste et le commissaire à l’occasion du magistral « Qu’est-ce qui est différent ? » de Wolfgang Tillmans. Nairy Baghramian a immédiatement manifesté un vif intérêt pour le bâtiment de Norman Foster et son architecture autoritaire. Pour « Parloir », elle a souhaité articuler son travail avec cette présence de l’édifice… et au-delà avec l’institution.

Ses sculptures comme ses installations font très souvent référence à l’espace d’exposition et au corps humain. Son travail engage la perspective d’un dialogue ouvert en réponse à un site, ou à une interrogation de la relation assignée entre un objet et sa signification.

Dans un essai, reproduit ci-dessous, Baghramian exprime son intérêt pour « l’inversion » comme modèle de pensée et de stratégie en architecture. À propos du musée, elle souligne :

« La description des espaces muséaux et leur organisation en vue de la présentation de l’art révèlent que ce processus offre de nombreuses possibilités de conception inversive, mais aussi de manipulation. La catégorie de l’affichage, en particulier, apparaît comme une scène sur laquelle des relations complexes entre spectateur et objet sont mises en œuvre, permettant des perceptions telles que l’opacité vs la transparence ou l’historicisation vs la modernisation des lectures.
Lorsque nous approfondissons cette réflexion, le cadrage des tableaux devient également un objet d’analyse. Ici aussi, l’arène de la peinture, en tant qu’espace dans lequel s’effectue l’agencement créatif de la forme, est contenue ou englobée par un cadrage qui pourrait être décrit comme un espace additif laissant plus ou moins de place aux lectures progressives ou normatives d’une œuvre d’art, mais qui peut en même temps être conçue comme une organisation de références historiques ».

« Parloir » multiplie les interrogations sur l’institution, sur les relations complexes et parfois ambiguës entre les espaces d’exposition, les œuvres et les visiteurs.

Dans un parcours où les œuvres et les salles sont liées les unes aux autres, Nairy Baghramian engage le visiteur à aller voir ce qu’il y a un peu plus loin. Elle nous invite à nous extraire de la contemplation, des concepts, des catégories, à nous placer en dehors… Elle suggère d’arrêter de chercher son reflet dans les œuvres, mais à l’inverse, de marcher autour d’elles, d’en parler avec les autres ou à la limite avec soi-même…

« Parloir » est une exposition exigeante qui mérite attention et engagement du visiteur. Mais, c’est aussi une proposition incomparable et absolument incontournable.

À lire ci-dessous, un compte rendu de visite, le texte de présentation et l’essai de Nairy Baghramian. Ces deux derniers documents sont extraits du dossier de presse.

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Nairy Baghramian – « Parloir » : Regards sur l’exposition

Les premières pièces attendent le visiteur dès qu’il arrive sur le palier au dernier étage de Carré d’Art. Elles semblent s’être échappées de l’espace d’exposition.

À droite du texte d’introduction, un grand crochet en fonte d’aluminium de couleur jaune (Mooring (hanging) [Amarrage (suspension)], 2016) est fixé dans le mur, sans qu’il ne supporte rien… Est-ce une première interrogation sur le rôle du musée, sur la manière d’y exposer des œuvres, sur le sens que peut avoir un accrochage ?

Nairy BaghramianMooring (hanging) [Amarrage (suspension)], 2016 – Parloir à Carré d’Art – Nîmes

En face, une étrange sculpture (Grosse Klappe [Grand Clapet], 2020) épouse le coin du hall après la porte de sortie de la dernière salle de « Parloir ». Composé de plusieurs éléments en aluminium poli, en acier laqué et en silicone, son équilibre a l’air incertain.

Elle paraît s’être évadée de l’exposition… On ne sait trop si elle préserve l’angle du bâtiment d’éventuelles agressions ou si à l’inverse elle protège le public d’une rencontre fortuite avec l’architecture de Norman Foster… À moins que cette soupape à charnière ne laisse passer un flux des visiteurs que dans un sens.

Le léger trouble qui s’est installé sur le palier s’affirme un peu plus dans la première salle. À hauteur de hanche, une seule pièce (Spanner [Tendeur], 2008) traverse l’espace dans la diagonale…

Assemblage de tubes en laiton chromé et d’anneaux en métal peints autour d’un câble tendu par deux raidisseurs, cette pièce très minimale crée un vide perturbateur qui impose une relation au corps du visiteur. Après avoir précisé que le rapport au physique est central dans le travail de Nairy Baghramian, Jean-Marc Prévost souligne que Spanner nous « prépare mentalement à voir quelque chose, à rentrer dans un parcours »…

Cette ligne tendue conduit le regardeur vers une photographie curieusement encadrée, accrochée au seuil de la seconde salle. Le texte du communiqué de presse que l’on retrouve dans la fiche à la disposition du visiteur indique « Dans “Parloir”, Baghramian ouvre différentes salles et salles d’attente, dans l’esprit de son œuvre Reception Room (2006) ». L’artiste raconte que ce cliché a été pris à la dérobée lors d’une visite à l’intérieur d’un musée qui était autrefois le palais de Muhammad Rizā Shāh Pahlevi, dernier Shah d’Iran. Légèrement floue, l’image montre un salon luxueux avec un canapé et quelques photographies de famille posées sur une table. Cette « famille » se révèle être une série de dictateurs, dont Atatürk, Mao, Mussolini et Hitler curieusement accompagné par Konrad Adenauer… Le musée, créé par le régime islamique, expose les portraits les plus controversés de la collection de cadeaux diplomatiques et d’État de la dynastie Pahlavi.

Protégée par une vitre, le tirage de Nairy Baghramian est en partie recouvert par une dalle de ciment. Au-delà des intentions du régime iranien, l’artiste interroge plus généralement le rôle du musée qui rend public ce qui était auparavant privé, en exposant publiquement dans un musée un lieu qu’il est interdit de prendre en photo…

Au centre du vaste volume de la seconde salle, Nairy Baghramian présente Das hübsche Eck [Le joli Coin]. Cette imposante installation créée en 2006 est ici reconstruite pour cet espace de Carré d’Art.

Tout dans ce joli coin apparaît comme fragile et dans une stabilité précaire. Les éléments semblent être orientés vers une cimaise posée au deux tiers de la salle, édifiée en opposition aux autres murs du musée. Les parements n’ont pas été posés sur les petits côtés, laissant ainsi l’intérieur visible.

Précédé par deux cadres métalliques en équilibre, une structure en paravent assemble des panneaux dont une face est couverte de miroirs est installé en regard de cette paroi. Le visiteur ne peut se glisser devant ces glaces pour s’y voir. Elles ne reflètent que le blanc du mur. De l’autre côté, un énigmatique escalier est bloqué entre la cimaise et une cloison plus petite. Impossible d’en grimper les marches, ce qui de toute façon paraît sans intérêt… Deux tabourets complètent l’ensemble. Leur usage semble tout aussi problématique.

Dans ce joli coin, qui n’est peut-être qu’un paravent, il y a pour Baghramian le refus que l’on puisse y contempler son reflet, son ego, mais au contraire la volonté que l’on regarde les autres. La difficulté de voir la pièce en entier est totalement assumée. Pour activer cette installation, il faut, dit-elle, marcher autour, en parler, en discuter avec les autres ou à la limite avec soi-même. N’est-on pas ici dans la problématique du « Parloir » ?

À propos de cette œuvre, Nairy Baghramian évoque ses conversations avec Janette Laverrière (architecte d’intérieur, artiste et activiste politique franco-suisse) dont elle retient la leçon essentielle de s’extraire des concepts, des catégories (Have an idea, but get off of it!).

Après avoir été dans l’obligation de déambuler et de méditer autour de Das hübsche Eck, le visiteur est incité à rejoindre le centre de la troisième salle après être passé par un grand clapet ouvert en acier et aluminium (Grosse Klappe, 2020)…

Ici, de Nairy Baghramian réactive deux pièces de sa série Dwindler (2021). Des versions précédentes avaient été exposées par Marian Goodman Gallery New York et à la Biennale de Lyon en 2017,puis au Palacio de Cristal par le Museo Reina Sofía en 2018 et à la Biennale de Venise en 2019.

Deux groupes de tuyaux de verre fragmentés descendent le long des murs. L’un d’eux se prolonge parallèle au sol vers le centre de l’espace. De grossiers amas de colle chimique les maintiennent sur des supports en zinc. Ces morceaux de conduits semblent avoir été patinés par des résidus de fumées ou de liquides aux teintes gris bleu et ocre (en fait des pigments et fondants utilisés pour les grisailles des vitraux).

Ces mystérieux appendices dont on ne sait trop s’ils suggèrent des boyaux mécaniques ou corporels interpellent. Qu’est-ce que nous regardons ? Une collection de gaines de ventilation endommagées, des intestins monstrueux, une armature médicale, un toboggan aquatique ? Une ornementation décorative ou une structure en ruine ? Quel sens donner à ce titre (non traduit) : diminuer, décroître, s’affaiblir ? Comment cette sculpture interroge-t-elle l’architecture de Norma Foster que Baghramian qualifie volontiers d’autoritaire ?

Au centre de la salle, le portrait photographique d’une femme dont on ne voit qu’une partie du visage est posé au sol sur un présentoir métallique. Pivoté vers la droite, son regard semble indifférent à l’exposition et à la présence du visiteur, peut être avec l’idée de s’echapper hors du musée/maison. Ce tirage appartient à une série Es ist ausser Haus [C’est hors de la maison] (2006), dont on retrouve une autre expression en fin de parcours.

Dans les deux salles annexes, on découvre deux œuvres similaires de 2016, intitulées Scruff of the Neck (Stopgap). Le métal poli et les formes de ces sculptures murales évoquent immédiatement l’idée de prothèses. Le tabouret appuyé sur la paroi de la première salle (Aufsicht [Supervision], 2018) fait penser à un cabinet d’experts chargé d’un suivi, d’un contrôle, d’une vérification, bref d’une supervision… La corbeille à papier (Waste Basket, 2017) placée dans la seconde pièce est plus énigmatique. Certaines versions antérieures ont été complétées par un (bin for rejected ideas)…

Nairy BaghramianScruff of the Neck (Stopgap), 2016 et Aufsicht [Supervision], 2008- Parloir à Carré d’Art – Nîmes

Nairy BaghramianWaste Basket, 2017 et Scruff of the Neck (Stopgap), 2016 – Parloir à Carré d’Art – Nîmes

Il reste à déterminer les idées que l’on peut attraper par la peau du coup dans un musée avant de les jeter dans la poubelle… Devra-t-on alors équiper l’institution d’une jambe de bois, d’un dentier ou d’un œil de verre ? Faut-il en parler ? Jean-Marc Prévost évoque aussi à propos Scruff of the Neck (Stopgap) l’idée d’un appareil d’orthodontie qui pourrait renvoyer une fois encore à la question de la parole et donc du « Parloir »…

Dans la coursive qui raccorde les deux galeries des espaces d’exposition temporaire de Carré d’Art, une curieuse main courante attire le regard. Elle longe un des côtés, au sommet de l’imposante cage d’escalier du bâtiment, avant de se déployer à la hauteur de hanche tout autour de la salle suivante et de sa petite annexe.

Von der Stange (Handlauf) [Sur étagère (Main courante)] est composé d’un ensemble de tubes en laiton chromé reliés par des cylindres de béton. Ils sont fixés au mur par des supports en fonte d’aluminium peint avec un bleu métallique. Cette pièce de 2014, choisie pour le visuel de l’exposition, trouve son origine dans une édition que Nairy Baghramian a produite en 2012 pour Gesellschaft für Moderne Kunst au Museum Ludwig de Cologne.

Cette œuvre est accompagnée dans les deux salles de pièces intitulées Beliebte Stelle [Endroit privilégié] (2016) qui appartiennent à une série conçue en 2011 pour le Stedelijk Museum d’Amsterdam. Ces sculptures cintrées sont posées au hasard sur le sol. À première vue, elles semblent être réalisées dans un matériau qui ressemble à du caoutchouc. En y regardant de plus près, on comprend qu’elles sont en réalité en métal, recouvertes de plusieurs couches de résine.

Nairy BaghramianBeliebte Stelle [Endroit privilégié], 2016 – Parloir à Carré d’Art – Nîmes

Avec Von der Stange (Handlauf) et Beliebte Stelle, Baghramian réunit deux œuvres qui bousculent la hiérarchie entre édition et pièce unique et qui interrogent les rôles de l’institution et des spectateurs.

Alors que Beliebte Stelle sont des sculptures originales à caractère sériel, Von der Stange (Handlauf) est en basé sur une édition produite par l’artiste, peut être pour soutenir financièrement une institution…

Le titre de cette dernière (Sur étagère [Main courante]) est sans doute ironique. On peut supposer que Nairy Baghramian se soit servie sur une étagère des éléments qui constituent sa rampe qui pourrait aussi être vue comme la barre d’une salle de danse. Si son installation interroge une fois de plus l’espace du musée, elle pose avec sagacité la question de l’aura de l’original. L’exposition de cette pièce dans un musée entraîne-t-elle une appréciation de l’édition, qui est quasi anoblie en « œuvre d’art » ?

De leur côté, les deux Beliebte Stelle [Endroit privilégié] questionnent les conventions d’exposition comme la répartition spatiale, la hauteur d’accrochage, les angles de vue, l’utilisation ou non d’un socle…

Un portrait photographique de 2016 accompagne ces sculptures. Intitulé Portrait (The concept artist smoking head, Stand-In), ce tirage noir et blanc appartient à une série qui représente des cheminées industrielles fumantes. Le titre de cet ensemble fait référence à un jeu de mots sur un dicton allemand selon lequel trop de réflexion fait fumer la tête…

Dans le vaste volume qui fait suite, Nairy Baghramian a installé As Long as it Lasts [Tant que ça dure], une pièce de 2017. Elle pourrait faire d’une certaine manière le pendant à Das hübsche Eck [ Le joli Coin] dans la première galerie.

Particulièrement fragile et en équilibre précaire, cette œuvre fait écho au fantôme de la Renaissance Society de Chicago, célèbre espace d’exposition aux États-Unis au début des années 2000. Souvent été utilisées par des artistes, les structures métalliques au plafond sont devenues une représentation iconique de l’institution et de la direction de Susanne Ghez. Pendant 40 ans (de 1973 à 2013), elle a offert une large place à l’art conceptuel.

Après leur démontage en 2015, Baghramian réussit à récupérer une de ces traverses et à en faire un moulage en résine. As Long as it Lasts [Tant que ça dure] évoque un parie de l’histoire de la Renaissance Society. Son titre fait également référence à un des statements de Lawrence Wiener qui a évidemment exposé dans ce lieu mythique… On retrouve ici le regard très singulier de Nairy Baghramian sur les institutions muséales, sur leur fragilité, sur les images que l’on en garde, sur le langage, la mémoire, le concept….

Nairy Baghramian - As Long as it Lasts [Tant que ça dure], 2017 - Parloir à Carré d'Art - Nîmes
Nairy Baghramian – As Long as it Lasts [Tant que ça dure], 2017 – Nairy Baghramian – As Long as it Lasts [Tant que ça dure], 2017 – Parloir à Carré d’Art – Nîmesà Carré d’Art – Nîmes

Un peu plus loin, on retrouve une poubelle pour y jeter les idées à oublier (Waste Basket, 2017), un tabouret (Besucher [Visiteur], 2008) et une grande photographie hommage à l’artiste conceptuel Michel Asher.

On y voit Baghramian boire l’eau d’une fontaine sur le campus de l’université de San Diego (Smart Water (after Michel Asher, Untitled 1991, UCSD), 2017). Les étudiants ignorent l’auteur de cette commande dans l’espace public. Ce qui ne les a pas empêchés de baptiser celle-ci L’eau intelligente…

L’accès à la dernière salle est commandé par Big Valve (2016) qui par son titre pourrait être une version plus anatomique du clapet précédent. Pas sa forme, la pièce évoque le corps d’un alien aux bras métalliques grêles et aux boucliers anti-émeute transparents en guise de mains. Il serait apparemment chargé de diriger la circulation des visiteurs…

Nairy BaghramianBig Valve, 2016 – Parloir à Carré d’Art – Nîmes

Deep Furrow [Sillon profond] (2021) est une œuvre murale récente en trois parties. Composées d’aluminium et de cire, elles sont accrochées par des tubes d’acier chromé très visibles. Elles font penser à des membres difformes et monstrueux qui sont aussi équivoques et énigmatiques que les Dwindlers.

Nairy BaghramianDeep Furrow [Sillon profond], 2021 – Parloir à Carré d’Art – Nîmes

Une seconde photographie de la série Es ist ausser Haus [C’est hors de la maison] complète l’ensemble.

En sortant, il faut faire attention à ne pas se prendre les pieds dans Türstopper (2010), un bloque porte en silicone posé au sol. Le retour sur le palier se fait sous la surveillance d’un dernier grand clapet (Grosse Klappe, 2020).

Nairy Baghramian – « Parloir » :Texte de présentation

Au cours des deux dernières décennies, Nairy Baghramian a créé des sculptures, des oeuvres photographiques et des dessins qui explorent les relations entre l’architecture, les objets quotidiens et le corps humain. Son oeuvre confronte les idées préconçues de fonctionnalité, de décoration, d’abstraction, de domesticité et de féminisme. L’oeuvre sculpturale de Baghramian met audacieusement en scène des protubérances et des cavités, des taches et des éclaboussures, des membres et des prothèses, qui défient tous les concepts traditionnels de volume, de masse, de forme et de théâtralité qui ont façonné l’histoire de la sculpture. Ses oeuvres sont créées à partir de matériaux aussi divers que l’acier, le verre, le silicone, la résine, le liège et le cuivre. Elles font souvent allusion à des objets familiers épurés et reconfigurés dans des formes nouvelles, précises et innovantes, et cette réinvention évoque des fragments issus de nombreux domaines, tant anthropomorphes qu’industriels, de la mode, du théâtre à l’architecture intérieure. L’histoire et les courants idéologiques sous-jacents sont d’un intérêt particulier pour l’artiste.

Dans cette première exposition personnelle dans un musée français, Baghramian ouvre différentes salles et salles d’attente, dans l’esprit de son oeuvre « Reception Room » (2006), qui associe des oeuvres historiques à des pièces de création récente. C’est comme si les salles de Carré d’Art, disposées le long d’un parcours, avaient été scannées ou remesurées et examinées en fonction de leur fonction architecturale spécifique et de leur forme représentative. Les oeuvres s’accrochent aux angles, servent à séparer des parties de la pièce ou rendent complètement inaccessibles des pièces relativement périphériques. Chacune des huit salles d’exposition reste autonome dans la juxtaposition individuelle du spectateur et de l’objet dans le contexte de la dynamique spatiale. Il n’y a pas de dramaturgie ou de point culminant dans les attentes de la salle principale subordonnée. Au contraire, chacune des salles est transformée en une salle d’attente qui encourage le dialogue et la conversation (parler = to speak).

Essai par Nairy Baghramian

En architecture, « l’inversion » décrit un modèle de pensée et de stratégie dans lequel les espaces sont greffés les uns aux autres et différentes couches d’expérience spatiale sont superposées pour effectuer une synchronisation des catégories telles que le premier plan et l’arrière-plan et permettre aux ordres établis d’être perçus sur de nouveaux niveaux. Dans la construction urbaine historique, par exemple, le mur d’une ville l’encadre d’une manière qui permet au voyageur qui l’approche à distance de la vivre comme une entité unique; à l’intérieur, l’oeil rencontre de multiples espaces inverses composés de structures individuelles imbriquées et entrelacées, dont chacune peut simultanément limiter à la fois un intérieur et un extérieur. Traverser ou pénétrer à l’intérieur de l’espace urbain, c’est à la fois se trouver en dehors de nombreuses unités organiquement définies et autonomes; itinérant parmi ces stations, on rencontre des passages ou des interstices qui posent les questions de l’intérieur et de l’extérieur, de l’implication ou de la passivité. Cet espace interstitiel est déterminé par le placement et le contrôle de points fixes de volumes spatiaux ou dans une structure continue de conception d’intérieurs toujours plus petits à travers le positionnement des objets et leurs interrelations. Au sens figuré, ces passages peuvent devenir des espaces de pensée qui, à plus d’un titre, déstabilisent les constantes sur l’axe des classifications historiques traditionnelles et des déterminants spatiaux établis et permettent l’émergence de nouvelles conjonctions.

La description des espaces muséaux et leur organisation en vue de la présentation de l’art révèle que ce processus offre de nombreuses possibilités de conception inversive, mais aussi de manipulation. La catégorie de l’affichage, en particulier, apparaît comme une scène sur laquelle des relations complexes entre spectateur et objet sont mises en oeuvre, permettant des perceptions telles que l’opacité vs la transparence ou l’historicisation vs la modernisation des lectures. Lorsque nous approfondissons cette réflexion, le cadrage des tableaux devient également un objet d’analyse. Ici aussi, l’arène de la peinture, en tant qu’espace dans lequel s’effectue l’agencement créatif de la forme, est contenue ou englobée par un cadrage qui pourrait être décrit comme un espace additif laissant plus ou moins de place aux lectures progressives ou normatives d’une oeuvre d’art, mais qui peut en même temps être conçue comme une organisation de références historiques.

Un exemple d’interconnexion étroite dans cette relation entre l’œuvre et le cadre est le récit offert par le collectionneur d’art et mécène Heinz Berggruen (1914-2007), qui, dans l’audioguide de sa collection d’œuvres du modernisme classique à Berlin, souligne l’importance pour lui de sélectionner personnellement des cadres adaptés à l’art qu’il avait collectionné. Soulignant l’étroite corrélation entre les deux, il conserve le travail dans les structures qui les encadrent et les contiennent, les contenant ou les conservant même dans la réalité historique et politique distincte liée à leur genèse.

L’architecte italien et organisateur d’expositions Carlo Scarpa (1906-1978), qui fut l’architecte directeur de la Biennale de Venise pendant de nombreuses années et dirigea la refonte de nombreux musées et espaces d’exposition dans l’Italie d’après-guerre, peut servir d’exemple à une stratégie différente pour modèles de perception au point. Le geste de retirer les tableaux historiques de leurs cadres visuellement et relationnellement chargés, comme au Museo di Castelvecchio à Vérone ou à l’Accademia à Venise, et les formes de présentation alternatives qu’il a conçu pour ces oeuvres confrontent le spectateur à la façon dont ses expériences sont fondées dans la tradition et suscitent certaines attentes. Scarpa met ainsi à nu le mécanisme de l’affichage et les possibilités de représentation de l’oeuvre. Les simples supports et crochets métalliques sur lesquels il soutient ou ancrent les toiles, les isolant également efficacement du cadre institutionnel, engendrent des niches et des passages inverses qui permettent un réexamen sous un angle nouveau et une transposition dans une perception contemporaine possible. Ses interventions et accentuations disloquent les hiérarchies, obligeant même à réévaluer la paternité. Les piédestaux et étalages qu’il conçoit pour les œuvres d’art témoignent d’une élaboration artistique-esthétique et d’une fragilité délibérée qui projettent une ambiguïté, soulevant la question de savoir où réside la différence entre l’œuvre et sa présentation. Le spectateur est invité à réfléchir : qu’est-ce qui fait finalement de l’art de l’art ? Quelles attributions d’aura sont immanentes à l’oeuvre, et lesquelles y sont ajoutées par leur articulation ?

Ainsi, la démonstration de conscience de soi doit être consciente que l’autonomie qu’elle a atteinte et son aspiration à effectuer une réévaluation ont déclenché une nouvelle pensée et même un révisionnisme – mais aussi au nivellement simultané des faits historiques et à la possibilité d’une « tabula rasa » ou en d’autres termes, l’éventualité d’une amnésie.

Dans son exemplaire personnel du Coq et l’Arlequin de Jean Cocteau (1918), Scarpa met en évidence l’aphorisme suivant : « L’émotion résultant d’une oeuvre d’art n’a de valeur que si elle n’est pas obtenue par un chantage sentimental. »

Nairy Baghramian, ”Inversions », 2017, catalogue Kühnmalvezzi (pas encore publié)

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