Berlinde De Bruyckere – Piller | Ekphrasis au MO.CO. Montpellier Contemporain


Jusqu’au 2 octobre 2022, Berlinde De Bruyckere présente « Piller | Ekphrasis » au MO.CO.

Qualifiée par l’artiste de « ma plus importante exposition personnelle dans une institution en France », « Piller | Ekphrasis » rassemble une cinquantaine d’œuvres (sculptures, installations, dessins, aquarelles et collages) réalisées entre 1999 et 2022, et six nouvelles pièces produites spécialement pour Montpellier.

Le choix des œuvres, leur accrochage et leur mise en espace sont le fruit d’une étroite collaboration entre Berlinde De Bruyckere et l’équipe curatoriale du MO.CO. (Vincent Honoré, Rahmouna Boutayeb et Anna Kerekes). Numa Hambursin assure le commissariat général de l’exposition.

Le parcours s’articule en quatre séquences.

Dans les salles de l’Hôtel de Montcalm

La première partie se développe dans les salles en enfilade de l’Hôtel de Montcalm. Elle apparaît comme une introduction au travail de l’artiste et à « Piller | Ekphrasis ». Plusieurs objectifs s’y superposent. Il y a clairement la volonté de montrer l’ambiguïté de l’hybridation entre le végétal, l’humain et l’animal dans son œuvre (After Cripplewood II, 2013-2014). Berlinde De Bruyckere n’a jamais fait mystère de son intérêt particulier pour les Métamorphoses d’Ovide.

Berlinde De BruyckereAfter Cripplewood II, 2013-2014 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain.

After Cripplewood II (2014) appartient à un ensemble de trois sculptures qui s’inscrivent dans la suite de la pièce que Berlinde De Bruyckere a réalisée pour la Biennale de Venise en 2013. Les corps humains en cire et les dépouilles de chevaux de ses œuvres précédentes laissaient alors a place à des silhouettes d’arbres. Le procédé du moulage à la cire, caractéristique de sa pratique, révèle l’écorce dans ses moindres détails. Mais la palette de tons rose et chair, les membres noueux renvoient étonnamment à une morphologie humaine ; les branchages s’apparentent à des os, des muscles, des tendons, des veines, de la chair, de la peau. Les structures métalliques jouent un rôle ambigu. Elles portent le tronc à la fois soutenu et garroté par une fourche métallique. En contrepoint, les tissus et lanières de cuir qui enserrent certaines parties font figure de bandages, pansant des plaies. De Bruyckere réactualise ainsi un thème fréquent de la mythologie : celui de la métamorphose de l’humain en végétal, comme dans le mythe de Daphné transformée en laurier pour fuir l’amour d’Apollon. Mais c’est ici un processus inverse : l’arbre se métamorphose, par le travail de sculpture, en un corps vivant et souffrant. (extraits du Petit journal publié par la maison rouge à l’occasion de l’exposition « Il me faut tout oublier » de Berlinde De Bruyckere et Philippe Vandenberg, en 2014)

Il s’agit aussi de souligner la manière singulière avec laquelle elle métisse ses moulages en cire avec des d’objets trouvés et divers matériaux accumulés dans son atelier. Les œuvres présentées dans ces quatre salles illustrent comment Berlinde De Bruyckere joue de multiples ambivalences pour suggérer plusieurs niveaux de lecture. La notion de labeur est souvent sensible (Colliers de chevaux dans la série The Wound).

Berlinde De Bruyckere – série The Wound, 2011-2012 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain.

La série « The Wound » (2011-12), a été inspirée par un document insolite que De Bruyckere a découvert lors de ses recherches à Istanbul : un album de photographies du XIXe siècle de femmes ottomanes ayant subi une chirurgie ovarienne, posant avec leurs tumeurs excisées dans des bocaux de laboratoire. La série de sculptures qui en résulte semble rappeler les souffrances du Christ, évoquant une chair percée et ouverte, une toile de lin couvrant à peine le corps en souffrance, et ce que la commissaire de l’exposition, Selen Ansen, a appelé la « souffrance invisible ». Dans une interview, l’artiste a exprimé son empathie pour les femmes photographiées, couvertes de vêtements traditionnels, qui ouvrent leur nombril pour le photographe. Ce geste illustre l’approche scientifique de la maladie, qui consiste à compartimenter un problème dans une zone encadrée, isolée du reste du corps et de son environnement. (extrait d’un article de Mine Haydaroglu publié par Art Forum à la suite de l’exposition « The Wound » à Istanbul en 2012).

« La blessure (The woond) est un signe d’être, un trou qui fait prendre conscience que le corps a un intérieur. A travers la blessure, notre côté intérieur peut être visible au monde extérieur, ce qui est une expérience existentielle essentielle. Simone Weil a dit un jour : « De la blessure peuvent pousser les ailes ». Pour moi, la blessure est un signe de changement, une porte vers une autre sphère, vers une nouvelle vie – si l’on y pense, le vagin est une blessure – vers un autre état de conscience, car ressentir la douleur – évidemment en fonction de son intensité – peut vous faire oublier la pensée et vous réduire à une expérience de chair. En même temps, si l’on parle en termes religieux, cette expérience signifie une étape de transcendance. J’ai été inspiré par la façon dont Pasolini et Cranach montrent les blessures, montrant une fascination sexuelle, physique et corporelle à la fois ». (extrait d’un entretien de Berlinde De Bruyckere avec Marta Gnyp pour Zoo Magazine en septembre 2010)

Avec habileté, cette introduction souligne la place importante de la sexualité à laquelle on ne pense pas toujours quand on parle de travail de Berlinde De Bruyckere. (série The Wound (2011-2012), Petal (2018), Met Tere Huid (2022), Infinitum II (2017-2019))

Berlinde De BruyckereMet Tere Huid, 2022 et lnfinitum II, 2017-2019 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain.

Une table en fer supporte des cloches en verre remplies de moulages en cire de troncs d’arbres sciés. Ils font penser à des reliquaires ou des des spécimens conservés. Infinitum, 2017-2019, éternité, infini, est un rappel puissant du caractère éphémère de la vie et de la quête humaine de l’immortalité. Mais les bûches ont également une forte connotation phallique. (extrait du livret de visite de l’exposition « Engelenkeel » au Bonnefanten Museum de Maastricht en 2021)

Enfin, ces quatre salles font transparaître des résonances avec Rodin, avec Bacon (The Muffled Cry of the Unrealisable Desire, 2009-2010), mais aussi avec Eva Hesse et Louise Bourgeois ou encore avec Pasolini alors qu’il est plus fréquent d’évoquer des maîtres plus anciens à propos de son travail (Rogier Van der Weyden, Lucas Girodano, Cranach, Grunwald, Zurbaran entre autres)…

Berlinde De Bruyckere – The Muffled Cry of the Unrealisable Desire, 2009-2010 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Ces éléments condensés dans ces quatre salles d’introduction se développent avec des installations puissantes et spectaculaires dans les trois grands plateaux du nouveau bâtiment. Le parcours est alors ponctué régulièrement par des textes de la poétesse sud-africaine Antjie Krog.

Au grand plateau du premier étage

Archangeli

Le vaste espace du premier étage accueille la série exceptionnelle des Arcangelos, dont un groupe de trois a été créé pour l’occasion. La figure humaine, pratiquement absente de son travail depuis une dizaine d’années, resurgit pendant le premier confinement.

Écho à un tableau de Giorgione (Christ mort soutenu par un ange, 1502-1510), Berlinde De Bruyckere associe immédiatement l’image de l’archange avec celles et ceux qui accompagnent les mourants pendant les premiers mois du Covid…

Berlinde De BruyckereArcangelo IV et V, 2021 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain.

Ces sculptures s’inspirent de l’idée d’un ange, tel que représenté dans les histoires et les récits religieux, la littérature et l’histoire de l’art. Conçus pendant le premier confinement, ces archanges protègent-ils contre une existence solitaire et, plus encore, d’une mort solitaire ? Selon De Bruyckere, un ange — avec ses ailes chaudes et sombres — offre un abri, un refuge contre la mort et la peur. Elle a commencé à travailler sur ces œuvres après qu’un journal belge lui ait demandé quelle œuvre d’art elle aimerait avoir avec elle en quarantaine. Elle a choisi Cristo
Morto sorretto da un angelo
de Giorgione. « Soudain, je ne vois plus le Christ dans ce corps mort. Je vois surtout l’ange, tenant le cadavre avec des mains bien trop petites et frêles », a-t-elle déclaré au journal. « L’ange est un archétype. Il est si archaïque, et pourtant il pénètre nos vies personnelles ».La fascination de De Bruyckere pour le thème de l’ange l’a incitée à commencer à travailler dans son atelier de Gand, à l’automne 2020, plusieurs figures d’anges en pied, intitulées Arcangelo.
Les figures sont constituées de plusieurs couches de cire peintes, créant de la profondeur dans la couleur de la peau. Les capes drapées sont moulées en cire à partir de peaux. Des touffes de fourrure sont encore visibles, ce qui pourrait évoquer des plumes. Les moulages de peaux sont drapés en soulignant clairement la tête et les épaules, avec des protubérances qui renforcent l’impression d’ailes.
Par leur forme hybride, qui mêle la figuration humaine et les peaux d’animaux, ces archanges ont un air étrange et mystérieux qui semble englober à la fois le malheur et l’allégresse. (extrait du livret de visite de l’exposition « Engelenkeel » au Bonnefanten Museum de Maastricht en 2021)

Ses « femmes-couvertures » colorées des années 1990 ont laissé place à de sombres esprits anthropomorphes couverts de lourdes peaux grises. Sur la pointe des pieds, ils semblent en suspension, entre envol et atterrissage…

Pioenen et It Almost Seemed a Lily

Cet ensemble est complété par des sculptures murales de grand format (séries Pioenen et It Almost Seemed a Lily).

Le titre lt Almost Seemed a Lily fait référence à un passage des Métamorphoses d’Ovide où Apollon décrit le cadavre de Hyacinthe comme un lys à la tige brisée. De son sang naît une fleur qui porte son nom. Cette histoire a incité De Bruyckere à réaliser d’imposantes sculptures murales sur lesquelles on peut distinguer les formes élémentaires d’un lys. Ces œuvres, où se combinent des couvertures vieillies, des morceaux de papiers peints anciens, de représentations biomorphiques en cire, sont encadrées par des planches en chêne du 18e siècle provenant des planchers de sa propre maison. « L’ensemble reprend les motifs récurrents de De Bruyckere — la reconstruction de l’arbre déraciné, de l’animal mort, de la peau écorchée et de l’os dissocié comme incarnation d’un corps martyr sacrifié. Chacune des œuvres exposées apparaît comme une plaie ouverte, à la fois saignante et figée, comme une rupture dans l’écran supposé sans couture de la réalité, et comme une intervention infectée dans l’espace, qui transforme ce dernier en une substance physique en voie de décomposition ». (Ory Dessau à propos de l’exposition « It almost seemed a lily » de Berlinde De Bruyckere au musée Hof van Busleyden de Malines en 2018-2019)

Berlinde De Bruyckere lt Almost Seemed a Lily VII, 2018 (détails) – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Ce panneau horizontal de presque cinq mètres de large est intitulé Pioenen (2017-2018) – pivoines en néerlandais. Deux protubérances déformées de cire écarlates se développent à partir d’une accumulation de papiers peints, comme un champignon qui couvre plus de la moitié de la surface de l’œuvre. Le titre de l’œuvre concentre l’attention sur ces deux amas de cire comme une analogie avec l’image d’une plante flétrie, pour manifester qu’elle ne peut en devenir une. L’œuvre échappe à sa représentation verbale et picturale ; elle est presque une image, presque une pivoine. Le panneau confronte la « presque-image » d’une plante flétrie avec le motif fleuri du papier peint d’où elle surgit. Elle met en scène un scénario régressif depuis le papier peint – image domestique de la nature cultivée – jusqu’aux deux difformités de cire écarlates qui ne représentent pas une plante flétrie et incarnent plutôt un état de choses pré-post-culturel, pré-post-verbal. (extrait d’un article de Ory Dessau dans Metropolis M à propos de l’exposition « It almost seemed a lily » de Berlinde De Bruyckere au musée Hof van Busleyden de Malines en 2018-2019)

Berlinde De BruyckerePioenen, 2017-2018 (détails) – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Lelie et Vagina

Plusieurs œuvres sur papier sont rapprochées de ces pièces imposantes, dont cinq dessins au crayon à la forte charge érotique (séries Lelie et Vagina) et deux superbes collages (It Almost Seemed a Lily, 2019-2022). Toutes ont été inspirés à Berlinde De Bruyckere par sa découverte des Jardins clos, petits retables à l’usage des sœurs augustines de Malines du 16e siècle.

Berlinde De Bruyckere – séries Lelie et Vagina, 2017 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain.

Cette série de dessins érotiques, réalisés après que De Bruyckere ait réalisé les illustrations d’une thèse de doctorat sur la sensibilité génitale après la circoncision. C’était à une époque où le lys était un thème central dans son travail. La série représente les organes génitaux comme s’il s’agissait de fleurs épanouies. Dans le christianisme, le lys est associé à la fois à la virginité et à la fertilité, un paradoxe qui se reflète dans ces dessins innocents et intimes. Le lys chargé d’érotisme a été combiné avec les illustrations du pénis, et le coing à celles d’un vagin. (extrait du livret de visite de l’exposition « Engelenkeel » au Bonnefanten Museum de Maastricht en 2021)

It Almost Seemed a Lily

Berlinde De Bruyckerelt Almost Seemed a Lily, 2019-2022 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain.

Cette série est inspirée par les Jardins clos : une collection de retables en bois du XVIe siècle, utilisée par les sœurs de l’hôpital de Malines pour leur dévouement privé. Bien que religieux, ces retables représentent également le désir sublimé. (extrait du livret de Visite de Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain).

Au plateau du rez-de-chaussée

No Life Lost II

Au rez-de-chaussée, une mise en espace tout aussi impressionnante s’organise autour de No Life Lost II, 2015 où deux chevaux aux yeux bandés de tissus sont allongés l’un sur l’autre dans un cabinet vitré.

Depuis 1999, date à laquelle le Flanders Fields Museum d’Ypres lui a demandé de créer une œuvre sur le thème de la guerre, les carcasses de chevaux ont joué un rôle central dans l’œuvre de De Bruyckere. Dans les archives du musée, elle a découvert des centaines de photos des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Dans ces photos, le cheval de cavalerie est apparu comme un symbole de la métamorphose, de l’incommensurabilité de la mort et de la destruction, et l’ampleur incalculable de la perte. Une ampleur qui, selon elle, ne pouvait être transmise par le biais de sculptures humaines.

No Life Lost II, 2015, montre les carcasses de deux chevaux entrelacés, couchés l’un sur l’autre et attachés par des ceintures en cuir dans une vitrine en verre. Bien qu’exposées à la mort, ces créatures déchues offrent néanmoins une image indélébile de beauté, de dignité et de puissance sublimes. La vitrine ne peut contenir les corps. La tête d’un des animaux porte l’élément rassurant d’une couverture, mais sous la forme ambiguë d’un bandeau, qui protège l’animal contre les stimuli extérieurs, tout en le rendant impuissant. (extrait du livret de visite de l’exposition « Engelenkeel » au Bonnefanten Museum de Maastricht en 2021)

To Zurbaràn

À côté, un émouvant poulain moulé sur un animal mort-né est posé sur une table. To Zurbaràn (2015) propose une interprétation très théâtrale de l’Agnus Dei (1635-40) du peintre espagnol… À plusieurs occasions, Berlinde De Bruyckere a également expliqué à propos de cette pièce l’écho de la photographie d’Alan Kurdi, l’enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque.

Berlinde De Bruyckere a vu Agnus Dei il y a environ un an et demi lors d’une exposition Zurbarán à Bruxelles et en a été, dit-elle, « surprise ». Debout devant son œuvre à la veille du vernissage de son exposition « No Life Lost » chez Hauser & Wirth, elle a déclaré que la seule façon qu’elle connaissait de « réagir à cette peinture était de créer une œuvre à partir de ce sentiment et de cette émotion. J’étais tellement attirée par ce que je voyais que je ne pouvais rien faire d’autre, juste travailler avec cette idée, ce sentiment. » C’est ainsi qu’elle a commencé par les visuels : « L’agneau sacré a été lié – les pattes ensemble dans la même position que je l’ai fait avec le poulain. Et puis il a été placé sur du bois, du bois très pauvre ; ce n’est pas une table riche avec beaucoup de classe et de glamour, c’est un bois vraiment pauvre. Et aussi le fait du clair-obscur – l’obscurité et la lumière dans la peinture – était quelque chose qui m’a inspiré, et c’est aussi pourquoi j’ai décidé de garder l’obscurité dans l’espace. » Mais alors qu’elle travaillait sur les fragiles couvertures qui lieraient l’animal, elle a senti que ce n’était pas suffisant. C’est à peu près à cette époque qu’elle a vu pour la première fois des images d’Alan Kurdi, le jeune Syrien noyé, et ces images ont suscité à nouveau le sentiment qu’elle avait eu en voyant le Zurbarán. « À partir de ce moment-là », a déclaré Mme De Bruyckere, « j’ai commencé à rendre le cheval aveugle, non pas d’une manière négative, mais simplement d’une manière positive. C’était comme le rêve des Syriens qui essaient de se rendre en Europe. Ils ont un rêve, et très souvent ce rêve ne se réalise pas. Et surtout avec le garçon qui est arrivé déjà mort, il n’y avait aucune chance de vivre et de devenir quelqu’un. Et c’était la même chose avec le poulain, il est mort après un jour, il n’y avait pas d’avenir pour lui. » (extrait d’un article de Yevgeniya Traps dans The Paris Review à propos de l’exposition « No Life Lost » chez Hauser & Wirth)

San Sebastian

Un imposant tronc d’arbre mort, mais toujours debout, découvert par Berlinde De Bruyckere en Bourgogne a été le point de départ d’une sculpture produite pour l’exposition (San Sebastian, 2022). Elle évoque la figure de Saint-Sébastien qui la hante depuis Venise. Installée au fond du plateau, elle aimante le regard et renvoie naturellement à l’arbre couché (After Cripplewood, 2014) qui ouvre le parcours de l’exposition.

Berlinde De Bruyckere – San Sebastian, 2022 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Courtyard Tales

Plusieurs œuvres murales de la série des Courtyard Tales (2017-2018) sont associées à ces sculptures. Constituées par l’accumulation de couvertures usées, déchirées, abandonnées aux intempéries dans le jardin de l’artiste, elles ont à l’évidence perdu leur fonction de protection. On peut supposer qu’elles nous mettent face aux spectres de celles et de ceux qui auraient pu en avoir besoin, mais aussi à l’échec de nos structures sociales…

Berlinde De Bruyckere – Série Courtyard TalesPiller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Les Deux II

Avant de quitter cet espace, un cheval, coupé en deux dans le sens de la longueur, est suspendu verticalement dans une vitrine… Si elles peuvent évoquer le Bœuf écorché de Rembrandt et ceux de Soutine, ces carcasses anthropomorphes ressemblent également à des figures humaines gonflées…

Au plateau du sous-sol

Le dernier plateau, au sous-sol, est probablement la séquence la plus hallucinante, la plus troublante et le plus cohérente de « Piller | Ekphrasis ».

No Life Lost I

Une impressionnante installation (No Life Lost I, 2015-2016) rassemble des peaux d’animaux en cire, suspendues par des crochets au plafond du MO.CO.

Berlinde De BruyckereNo Life Lost 1, 2015-2016 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Anderlecht et Nijvel

Elle est accompagnée par trois sculptures moulées à partir de peaux séchées au sel, pilées et empilées sur des palettes (Anderlecht I, II et III, 2018). La cire colorée révèle des teintes d’un gris cadavérique et glacial. Nijvel I (2019) est un moulage d’un bac où se sont accumulées les peaux non pliées. Leur aspect marmoréen a, semble-t-il, captivé l’artiste.

Il y a quelque chose de déroutant et d’angoissant dans cette évocation, à l’échelle de l’espace d’exposition, d’un entrepôt industriel où les peaux sont coupées, sélectionnées et salées avant de partir vers des tanneries… On s’attend presque à piétiner dans le sang et à sentir des odeurs putrides.

Dans la conférence pour les jeudis MO.CO. Panacée, Berlinde De Bruyckere explique comment elle est arrivée dans cet atelier et la place que cette expérience a prise dans sa production après sa participation à la Biennale de Venise en 2013. Elle raconte en particulier comment des ouvriers ouvrent les peaux accrochées à une colonne en inox et la manière dont elle a perçu le caractère sexuel de cette opération. Elle traduit cette sensation où la mort et le sexe se conjuguent dans une série d’aquarelles (Met Tere Huid, 2014 et 2015-2016) et de collages (Vanwege een Tere Huid, 2015) à l’érotisme fascinant.

Berlinde De Bruyckere – série Met Tere Huid, 2015-2016 et Vanwege een Tere Huid, 2015 – Piller | Ekphrasis au MOCO Montpellier Contemporain

Dans son entretien avec l’équipe curatoriale reproduit dans le catalogue, elle souligne :

« Les peaux ont quelque chose de doux, elles protègent l’animal. L’extérieur est robuste et doté de fortes caractéristiques masculines, tandis que l’intérieur est mou, charnu et bien plus féminin. J’adore travailler ce matériau. Sa familiarité et sa versatilité me permettent de le charger d’une multitude de sens. »

On comprend alors le lien étroit de ce travail avec ce qui est exposé dans les étages supérieurs…

Celles et ceux qui conservent des souvenirs forts de l’installation de Berlinde De Bruyckere à Venise en 2013 ou de sa participation aux inoubliables Papesses qu’Eric Mezil avait imaginé pour le Palais de Papes et la Collection Lambert à Avignon, auront bénéfice à les oublier le temps de leur découverte de « Piller | Ekphrasis »…

Le choix d’une absence de scénographie et d’un retour à l’âpreté d’un white cube réduit à l’os peut en effet surprendre, voir dérouter. Il en va de même pour la lumière un peu froide qui tombe des plafonniers dans les trois grands plateaux du bâtiment conçu par l’architecte Philippe Chiambaretta.

Ce retour aux espaces brutes est sans doute indispensable pour matérialiser l’ouverture d’un nouveau chapitre dans l’histoire de l’institution et de ce lieu qui n’est plus Hôtel des collections, mais plus simplement le MO.CO. « espace dédié à des expositions d’envergure internationale »…

Toutefois la puissance des œuvres de Berlinde De Bruyckere présentées dans « Piller | Ekphrasis » s’accommodent sans soucis de ces choix « scénographiques » et l’artiste en semble très satisfaite…

On ne s’attardera donc pas trop sur le fait que le dégagement de ces trois plateaux, s’il permet des présentations spectaculaires, entraîne peut-être un peu de confusion à l’étage et au rez-de-chaussée.

Fallait-il nécessairement entourer les Archangeli avec les trois grandes sculptures murales et les œuvres sur papier inspirées des Jardins clos de Malines et de l’observation attentive des lys et des pivoines ? Quelles conversations entretiennent ces séries ? S’enrichissent-elles les unes les autres ?

On pourrait exprimer les mêmes interrogations pour le deuxième plateaux où les œuvres de la série des Courtyard Tales échangent peu avec les sculptures placées au centre de l’espace.

Enfin, après les salles de l’Hôtel de Montcalm, n’aurait-il pas été opportun de commencer le parcours par ce qui est exposé au sous-sol ? Après sa participation à la Biennale de Venise, la recherche qu’engage Berlinde De Bruyckere à partir des peaux qu’elle découvre dans un entrepôt d’Anderlecht aboutissent en effet à des œuvres qui éclairent avec évidence que que l’on voit sur la grand plateau… La remontée du sous-sol à l’étage est assez éloquente.

L’artiste a souvent parlé de la relation qu’elle entendait lier avec la ville qui l’accueille pour une exposition. À Venise, la noirceur de certains murs et la présence récurrente des représentations de Saint-Sébastien avaient fortement déterminé la manière dont elle a construit son projet pour la biennale… On pouvait attendre quelques échos dans « Piller | Ekphrasis » avec l’histoire de Montpellier et en particulier avec les magnifiques cires anatomiques de Félice Fontana, pièces majeures des collections du Musée et conservatoire d’anatomie de la faculté de médecine…

Le catalogue publié par les Éditions Bernard Chauveau est illustré par de très belle photographies de Mirjam Devriendt, collaboratrice habituelle de Berlinde De Bruyckere. On peut y lire Le sang, la sève et l’encre, un essai que signe Numa Hambursin. L’ouvrage regroupe aussi des textes de Antjie Krog inspirés par les œuvres présentées dans l’exposition et un entretien passionnant et très enrichissant de l’artiste avec Vincent Honoré, Rahmouna Boutayeb et Anna Kerekes.

Au-delà des quelques remarques exprimées ci-dessus, « Piller | Ekphrasis » est une exposition impressionnante qui impose un passage par le MO.CO.

Pour le début de sa programmation au MO.CO, Numa Hambursin propose deux expositions très réussies avec cette proposition de Berlinde De Bruyckere et « Contre-Nature – La céramique, une épreuve du feu », à la Panacée. On se souvient qu’avant d’offrir des projets remarquables, Nicolas Bourriaud avait démarré plus laborieusement avec l’aride « Distance intime. Chefs-d’œuvre de la collection Ishikawa » pour l’inauguration de l’Hôtel des Collections et une adaptation assez ennuyeuse à La Panacée de « La rue », une exposition imaginée initialement pour le MAXXI Rome…

En savoir plus :
Sur le site du MO.CO.
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Regarder la conférence de Berlinde De Bruyckere dans la cadre des jeudi de La Panacée
Berlinde De Bruyckere sur les site des galeries Hauser & Wirth et Galleria Continua

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