Babette Mangolte – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022


Jusqu’au 25 septembre, Babette Mangolte présente « Capter le mouvement dans l’espace » à l’Église Sainte-Anne. C’est sans doute une des propositions majeures des Rencontres d’Arles 2022.

« Capter le mouvement dans l’espace » prolonge d’une certaine manière « Spaces to See », une importante monographie proposée par le château de Rochechouart, musée d’art contemporain de la Haute-Vienne en 2019 et une rétrospective de ses films organisée par le CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux en 2018.

Cinéaste, photographe et auteure d’essais critiques sur la photographie, Babette Mangolte est installée à New York depuis 1970 où elle a, entre autres, documenté la scène chorégraphique et performative de la ville. L’exposition est construite à partir d’une sélection de photographies qui enregistrent une partie de cette foisonnante production artistique new-yorkaise. Dans les années 60 et 70, autour du Judson Dance Theater, les collaborations se multiplient entre chorégraphes (Yvonne Rainer, Trisha Brown, Lucinda Childs, Simone Forti, Steve Paxton, Joan Jonas ou encore Merce Cunningham), dramaturges et performeurs (Richard Foreman, Robert Whitman, Sylvia Palacios Whitman, etc.), musiciens (John Cage, Philip Glass, Terry Riley, par exemple) et plasticiens (Robert Morris, Carl Andre, Robert Rauchenberg, Bruce Nauman, Sol Lewitt, Donald Judd, Richard Serra, Robert Wilson…).

Babette MangolteYvonne Rainer danse son solo « Trio A », dans la performance « Story about a woman who… », Theater for the New City, sur Jane Street, New York, 1973 – Lucinda Childs danse son solo « Katema » dans son loft de Broadway, 1978 – Trisha Brown répète « Line-up » dans son loft de Broadway avec, de gauche à droite, Wendy Perron, Judith Ragir, Trisha Brown, Mon Sulzman et Elizabeth Garren, 1977 – Richard Foreman met en scene sa pièce « Blvd de Paris » dans un loft de Soho, scénographie et lumière par lui-même, avec Kate Manheim et John Erdman, 1977. Avec l’aimable autorisation de Babette Mangolte.

Babette Mangolte n’a pas été la seule à photographier cette effervescence. Les nombreux clichés de Peter Moore témoignent eux aussi des multiples créations, happennings et performances dans les années 60 à la Judson Memorial Church, dans les lofts, galeries et autres lieux new-yorkais.

Dans une conversation récente avec Susan Meiselas et Olivia Gesbert pour l’émission La Grande Table d’été sur France Culture, Babette Mangolte confiait avec modestie : « Une participation aux Rencontres me semblait impossible. (…) J’ai toujours valorisé plus mes films que mes photographies. (…) Ces photos, je les ai faites pour des gens que j’aimais, tous étaient des amis. J’essayais de faire des images qui montraient leur processus de création. Je n’ai jamais pensé que cela pouvait être une œuvre photographique »… Toutefois, elle ajoute : « Depuis que j’ai travaillé pour faire cette sélection, j’ai quand même l’impression qu’il y a quelque chose là… »

En effet, les tirages exposés dans « Capter le mouvement dans l’espace » montrent avec évidence l’originalité du langage photographique et cinématographique qu’elle a su construire à partir de la subjectivité de sa caméra, de la relation singulière du corps humain à l’espace qu’elle capte et de la place centrale qu’elle laisse au spectateur dans son dispositif.

Le texte d’introduction de l’exposition rapporte ce propos de Babette Mangolte :

« Tout ce que j’ai fait dans le domaine de la performance interroge la manière dont on regarde ce que l’on voit, donc la position du spectateur est au centre de la performance en tant que forme artistique ».

Fille d’historiens, Babette Mangolte revendique sans ambiguïté sa volonté de participer à la construction d’une archive de la performance dans le temps. « On travaille pour le futur quand on fait des images, on ne travaille pas seulement pour le présent », dit-elle à Olivia Gesbert.

L’iconique cliché de Roof Piece (1973) témoigne de la place incontestable du travail de Babette Mangolte dans l’archive de cette période fertile. À cet enregistrement de la performance de Trisha Brown de 1971, il faut ajouter le film Water Motor réalisée en 1978 dans le studio de Merce Cunningham d’un solo de Trisha Brown.

Dans ces célèbres documents, comme dans les nombreuses séries souvent prises dans les studios et les lofts des chorégraphes, Babette Mangolte montre son étonnante capacité à « Capter le mouvement dans l’espace »… « J’ai surtout photographié des mouvements en transition », explique-t-elle à plusieurs occasions.

« Capter le mouvement dans l’espace » enthousiasmera sans aucun doute celles et ceux pour qui ce qui s’est créé entre le milieu des années 60 et 70 à New York est essentiel. L’exposition est un prolongement passionnant à « A different way to move – Minimalismes » qu’avait présenté Carré d’Art en 2017.

Pour les autres, ce sera l’occasion de découvrir une histoire où musiciens, poètes, plasticiens, chorégraphes, affirmaient collectivement une critique du pouvoir et de l’art en construisant les formes du minimalisme et des pratiques conceptuelles.

Babette MangolteCapter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

L’exposition est cependant exigeante. Son parcours n’est pas d’une limpidité exemplaire. La scénographie, comme l’accrochage, est assez aride et monotone.

Si l’on n’est pas connaisseur de cette période et des artistes qui ont bouleversé les arts visuels, la performance et la chorégraphie, il faut lire attentivement les textes qui introduisent chaque séquence et prendre le soin de regarder la manière dont les tirages « s’enchainent ». L’absence de construction chronologique d’ensemble impose parfois de faire quelques aller-retour entre les différentes chapelles de l’Église Sainte-Anne. Toutefois, pour chaque séquence consacrée à un artiste, l’historique des séries est globalement respecté.

Le parcours commence avec un grand wallapaper qui reproduit la photographie d’une répétition de Katema, le célèbre solo de Lucinda Childs créé en 1978 à Amsterdam. Il se termine avec la projection dans la dernière chapelle de Water Motor, solo aussi mémorable de Trisha Brown, filmé par Babette Mangolte et monté en deux prises dont la seconde est en slow motion.

Einstein on the Beach, Festival d’Avignon 1976

La première chapelle, à gauche de la nef, est consacrée à la série de photographies prises au théâtre municipal d’Avignon, en juillet 1976, lors de la création de Einstein on the Beach. Dix images de ce légendaire opéra de Philip Glass et Robert Wilson sont accrochées dans un ordre chronologique.

Babette MangolteEinstein On The Beach au Festival d’Avignon, 1976 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

La séquence débute avec l’acte I, scène 1A, « Train » où Lucinda Childs interprète une danse qu’elle a chorégraphiée. Intitulé Solo for Character on 3 Diagonals, il sera la base de Katema que l’on voit à l’entrée de l’Église Sainte-Anne.

La série se termine avec le « Vaisseau spatial » (Acte III, scène 3C) où l’on remarque les silhouettes des musiciens du Philip Glass Ensemble. Auparavant, on aura certainement repéré un violoniste grimé en vieil Einstein à bretelles.

Sous le texte d’introduction, une vitrine présente un fac-similé du programme distribué lors de la première à Avignon et ce que l’on suppose être les tirages vintage de la série exposée…

Babette MangolteEinstein On The Beach au Festival d’Avignon, 1976 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Lucinda Childs

Dans la seconde chapelle, on retrouve des photographies de Lucinda Childs dont Babette Mangolte commence à documenter le travail en 1973. Ici, après des images de Untitled Trio (1968) en répétition à la Judson Church, puis en représentation au Whitney Museum, la sélection expose également une série de performances au Studio de Lucinda Childs.

Babette Mangolte – Lucinda Childs, Untitled Trio (1968) – Répétition à la Judson Church, 1973 et performance au Whitney Museum, 1973 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Babette Mangolte – Lucinda Childs, Reclining Rondo, 1975 – Congeries on Edges for 20 Obliques, 1975 – Particular Reel – Performance au Studio de Lucinda Childs, 1974 – Duplicate Suite, 1975 – Plaza – Performance au Studio de Lucinda Childs, 1977- Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Yonne Rainer, Simone Forti, Steve Paxton, Grand Union

Les deux dernières chapelles à gauche de la nef sont consacrées à Yvonne Rainer, Simone Forti, Steve Paxton et au Grand Union. De 1970 à 1976, ce groupe de danse improvisée, installé à New York, rassemblait entre autres Yvonne Rainer, Trisha Brown, Barbara Dilley, Douglas Dunn, David Gordon, Nancy Lewis et Steve Paxton.

On aurait aimé un focus plus important sur Lives of Performers, premier long métrage d’Yvonne Rainer et premier travail cinématographique de Babette Mangolte, quelques mois après son installation définitive aux États-Unis.

Parmi les images exposées, on retient This Is A Story Of A Woman Who (1973) d’Yvonne Rainer , les sauts spectaculaires de Simone Forti – notamment celui avec le musicien Z’EV à la Saint Marks Church – et les performances du Grand Union à Greene Street (1972) et à la Mamma Theater (1975).

Babette Mangolte – Simone Forti, Solo, Danspace (Saint Mark’s Church), 1975 et avec Z’EV, Dance Concert à la Saint Marks Church, 1983 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Trisha Brown

Dans l’abside pentagonale du chœur, l’accrochage est entièrement dédié à Trisha Brown avec laquelle Babette Mangolte a longuement collaboré. Il commence avec plusieurs photographies qui documentent plusieurs performances à la Sonnabend Gallery en 1973, dont l’emblématique Primary Accumulation.

Babette Mangolte – Trisha Brown, Primary Accumulation, Sonnabend Gallery, 1973 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Trois clichés de Group Primary Accumulation à Central Park montrent le déplacement du travail performatif dans l’espace public. Ils précèdent l’iconique Roof Piece de 1973. À propos de ce moment qui a produit ce que Babette Mangolte qualifie de « ma photo la plus célèbre », on peut lire sur son site internet le texte qu’elle a écrit en 2007.

Babette Mangolte – Trisha Brown, Group Primary Accumulation, Central Park, Mai 1973 et Roof Piece, Juillet 1973 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

La suite expose des images de répétitions de Locus (1975) et Line-Up (1977) dans le studio de Trisha Brown et de spectacles à Lepercq Space (Brooklyn Academy of Music) en 1973 (Sticks) et 1976 (Pyramid).

Babette Mangolte – Trisha Brown, Locus, 1975 et Line-Up, 1977 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Babette Mangolte – Trisha Brown, Sticks, 1973 et Pyramid, 1976, Lepercq Space (Brooklyn Academy of Music) – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

La séquence se termine avec diptyque Woman Down A Ladder (1973), autre cliché illustre et très souvent reproduit. Il est accompagné ici par la planche contact dont le tirage est extrait.

Babette Mangolte – Diptyque Woman Down A Ladder, 1973 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

En face, une construction reproduit les cinq pans du chœur. Le travail de Babette Mangolte documente des pièces de Trisha Brown créees à la fin des années 70 et dans les années 80.

Sont évoqués l’incontournable Water Motor (1978) avec trois clichés, mais aussi Glacial Decoy (1979) où Trisha Brown abandonne les espaces dénudés des lofts et des galeries pour des plateaux scéniques plus institutionnels, ici avec un décor de Robert Rauschenberg. Suivent Opal Loop (1980) avec la collaboration de Fujiko Nakaya, puis Lateral Pass (1985) avec des décors et costumes de Nancy Graves.

Babette Mangolte – Trisha Brown, Water Motor, 1978 – Glacial Decoy, 1979 – Opal Loop, 1980 et Lateral Pass, 1985 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Robert Whitman

La seconde moitié de ce « contre-chœur » est consacré au travail de Robert Whitman, présenté comme une des figures clés de l’Expanded Cinema. On peut y découvrir les recréations en 1976 de American Moon (1960), Flower (1963), Night Time Sky (1965) et à la création de Light Touch.

On peut regretter que cet espace n’ait pas été choisi pour la projection du film Water Motor, curieusement relégué en fin de parcours !

Immeubles new-yorkais

Outre la projection de Water Motor, les chapelles à droite de la nef présentent une très intéressante sélection de photographies sur le travail de Richard Foreman puis de Sylvia Palacios Whitman. Elles sont précédées par deux séries d’un ensemble photographique intitulées Building Clusters (1976-1978) qui montrent des immeubles du quartier de New York où Babette Mangolte a vécu à partir de 1970. On peut éventuellement y voir un prolongement du diptyque Woman Down a Ladder, mais ces images n’apportent guère d’information qui « situe le contexte historique » des autres séries.

Richard Foreman

Les mises en scène de Richard Foreman documentées ici sont essentielles dans le parcours de Babette Mangolte. En effet, le texte d’introduction de la séquence démarre par ces lignes : « Babette Mangolte affirme que tout a commencé pour elle avec Richard Foreman et son  “théâtre ontologique-hystérique” dont elle a documenté toutes les productions créées entre 1970 et 1978 ». Puis, il rapporte ce propos de l’artiste : « L’expérience m’a appris comment regarder »…

Babette Mangolte – Richard Foreman, Event – Paris New York Telephone, 1972 – Sophia = (Wisdom) Part 3, The Cliffs, 1972 – Paractical Theory, 1974 – Vertical Mobility, 1974 et Light Touch 1976- Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

La lecture de ces images et des textes qui les accompagnent est incontournable pour comprendre l’originalité de travail photographique de Babette Mangolte. Il est un peu dommage que ces clichés n’aient pas trouvé une place en début de parcours… Leur découverte incite les visiteurs·euses à revoir ce qu’ils ont déjà regarder…

Sylvia Palacios Whitman

Les images consacrées à Sylvia Palacios Whitman sont également une très heureuse surprise. Ses créations au studio de Trisha Brown, à The Kitchen et à la galerie Sonnabend documentées ici méritent attention. Les photographies de Babette Mangolte engagent à en savoir plus sur cette artiste singulière que l’histoire des avant-gardes new-yorkaises a parfois un peu oubliée… C’est sans doute une des très belles découvertes qu’offre « Capter le mouvement dans l’espace ».

Babette Mangolte – Sylvia Palacios Whitman, Going, Loft de Trisha Brown, 1974 – Sling Shot, 1975 – Moving, 1975 – Moving, Legs, 1975 – Passing Through, Sonnabend Gallery, 1976 – Clear View (One Day At The Time), 1976 – Around The Edge, 1976 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Au revers du « contre-chœur », dans la nef, on découvre quelques photos de Merce Cunningham dans la cour du Palais des Papes et une curieuse planche contact où on le voit aux prises avec une caméra. Les autres tirages ont un caractère plus anecdotique.

Trois clichés montrent le loft de Babette Mangolte, peu après son installation en janvier 1974. D’autres évoquent les hivers polaires de New York… On reste dubitatif devant une planche contact consacrée à la Saline Royale d’Arc-et-Senans, monument certes proche du jura natal de l’artiste… Quel sens prend-il dans cette exposition ?

D’autres clichés biographiques sont présents au dos du large wallpaper qui accueille les visiteurs·euses. Une photo de famille précède deux tirages avec Chantal Ackerman que Babette Mangolte rencontre en 1971 à New York et avec laquelle elle travaillera sur plusieurs films.

Babette Mangolte - Capter le mouvement dans l'espace aux Rencontres d’Arles 2022
Babette Mangolte – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022


Le plus intéressant est sans doute celui où l’on voit Ackerman sur le toit de l’immeuble de Babette Mangolte pendant le tournage d’une scène de son film The Camera:Je – La Caméra : I. On peut d’ailleurs regretter que l’exposition n’ait pas fait une place à la projection de ce film qui éclaire la démarche photographique de Babette Mangolte.

Avec surprise, on découvre également un ensemble de souvenirs avec Georges Perec et sa femme Paulette. Celles et ceux qui connaissent bien la biographie de Babette Mangolte comprendront la présence de ces images ici… Les autres écouteront avec intérêt l’émission La Grande Table d’été déjà citée, mais aussi ce podcast disponible sur France Culture : Anne Bonnin reçoit la cinéaste et photographe Babette Mangolte

Babette MangolteGeorges Perec Sur le balcon de ma mère quand il lui a offert son premier livre publié, Les Choses, 1967 et Georges Perec au sommet du Word Trade Center, 1978 – Capter le mouvement dans l’espace aux Rencontres d’Arles 2022

Pour « Capter le mouvement dans l’espace », Babette Mangolte a reçu le prix Women in Morion 2022 pour la photographie décerné par Kering et les Rencontres d’Arles.

Un hors-série de la revue Fisheye est consacrée à la cinéaste et photographe. On peut y lire une interview par Lou Tsatsas, Lumière, caméra : action ! , un texte de Anne-Sophie Dinant sur Babette Mangolte cinéaste et un portfolio où on retrouve quelques images exposées qui est intitulé La photographie est un médium d’improvisation, c’est pour cela que je l’aime tant

Commissariat de María Inės Rodríguez

Les textes de l’exposition ont été écrits par Pedro Amenez Morras et Anne-Sophie Dinant.

« Capter le mouvement dans l’espace » a été réalisé avec la collaboration au musée d’art contemporain de la Haute Vienne-château de Rochechouart.

En savoir plus :
Sur le site des Rencontres d’Arles
Sur le site de Babette Mangolte

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