Jusqu’au 28 août, Estefanía Peñafiel Loaiza présente « Carmen (Répétitions) » à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles. C’est incontestablement une des expositions majeures des Rencontres d’Arles 2022. L’intelligence du projet, sa cohérence et la justesse de sa mise en espace font de « Carmen (Répétitions) » une proposition incontournable qui tranche singulièrement avec ce que l’on peut voir cet été à Arles. « Carmen (Répétitions) » s’inscrit dans la démarche artistique de Estefanía Peñafiel Loaiza où les lieux, les récits et les personnages fantômes s’entrecroisent entre réalité et fiction…
Ce projet prolonge le travail commencé en 2020-2021 à la Villa Médicis. Intitulé Les villes invisibles (Carmen) – référence récurrente chez l’artiste au roman d’Italo Calvino – sa résidence à l’Académie de France à Rome prenait comme point de départ une histoire qui reliait le souvenir d’une femme disparue au début des années 1980 en Équateur et l’évocation de Il Quarto Stato (1901), un imposant tableau de Pellizza da Volpedo, conservé à la Galleria d’arte moderna di Milano.
À l’automne dernier, en engageant un programme de résidence pédagogique à l’ENSP, Estefanía Peñafiel Loaiza concluait ainsi sa conférence inaugurale :
L’exposition « Carmen (Répétitions) » est une co-construction de l’artiste avec Nicolas Giraud, enseignant de l’ENSP, et sept étudiant. e. s, Ludivine Fernandes, Juliette Fréchuret, Loïsà Gatto, Basile Lorentz, Iris Millot, Christiane Rodrigues Esteves et Beatriz de Souza Lima.
Dans la grande salle d’exposition plongée dans la pénombre, le parcours construit par Estefanía Peñafiel Loaiza et les sept étudiant.e.s propose une déambulation en dix séquences où se conjuguent vidéos, photographies, installations et documents d’archives.
Tout commence par un étonnant prologue (2022). Dans cette vidéo, les images de vieilles photos posées sur une table lumineuse se dévoilent lorsqu’une main passe au-dessus d’elles, grâce au reflet de la lumière sur la paume… L’artiste rejoue ici d’un dispositif présenté au Jeu de Paume en 2016.
« Carmen (Répétitions) » laisse aux visiteurs·euses l’initiative d’articuler les éléments d’un récit disloqué et lacunaire où le réel et l’imaginaire s’enchevêtrent. Parmi les archives exposées (osa luttare, 2022) dont on doute de l’authenticité, le puzzle d’une reproduction du tableau peint par Pellizza da Volpedo est assez emblématique de l’expérience que nous propose Estefanía Peñafiel Loaiza. Les plus attentifs auront sans doute remarqué dans la vidéo une fenêtre (2022), entre les doigts de l’artiste, sur le polaroid d’un anniversaire en famille, l’affiche de Il Quarto Stato…
Estefanía Peñafiel Loaiza – osa luttare et une fenêtre, 2022 – Carmen (répétitions), 2021-2022 – ENSP Arles
Un premier texte donne quelques clés aux visiteurs·euses :
« En janvier 1981, ma tante Myriam a pris un bus de Quito jusqu’en Colombie. De là, avait-elle dit, elle partirait en Europe pour poursuivre ses études. Elle avait 25 ans et laissait derrière elle son mari et ses deux enfants, auprès desquels j’ai grandi. Dans les semaines suivantes, la famille a reçu des lettres où elle racontait son voyage. Un jour, les lettres ont cessé d’arriver.
Myriam n’est jamais allée en Europe. Elle avait intégré un mouvement révolutionnaire naissant et son prétendu voyage n’était qu’une couverture pour initier ses opérations dans une zone reculée de l’Equateur. Pour masquer son identité, elle avait adopté un nom de lutte. Myriam était devenue Carmen.
On a découvert plus tard qu’elle a été assassinée avec un camarade militant dans des circonstances qui restent à éclaircir. Pendant longtemps, son histoire a été entourée de silence. Il a fallu trois décennies pour que ce crime soit reconnu comme l’un des événements précurseurs de la violence d’État qui s’est installée en Équateur au cours des années 1980.
Il y a quelques années, à la Galleria Nazionale d’Arte Moderna à Rome, j’ai découvert les cartons préparatoires du tableau « II Quarto Stato » de Pellizza da Volpedo, dont une reproduction ornait la maison de mes parents où Myriam venait souvent. Le tableau m’est alors apparu comme une fenêtre qui donnait sur les deux versants de l’histoire, reliant le véritable destin de Myriam et celui qu’elle s’était inventé en guise de couverture.
Pour jeter une lumière sur cette histoire, pour tenter de toucher à sa réalité, il fallait que je creuse dans la fiction, que je la prenne au sérieux. J’ai emprunté donc le faux chemin que Carmen avait tracé et je suis allée la chercher, non seulement là où elle était vraiment passée, mais aussi là où elle ne s’est jamais rendue.
Pour guider mes pas, j’ai suivi la piste de ses lettres ».
La première « rencontre » avec Carmen se fait dans la bifurcation (2022), une installation composée de trois moniteurs vidéo où : « Assise dans un bus, immobile, une femme regarde à travers la fenêtre. Le bus s’arrête. Elle n’arrive pas à descendre. C’est Carmen ».
Au centre de l’espace d’exposition, une table et sept chaises (les sept chaises, 2022) semblent être au cœur du projet…
Le cartel nous indique : « Les camarades ont quitté la pièce. Imaginant son avenir, Carmen reste seule à écrire des lettres qu’elle enverra à ses proches quand elle sera partie »…
Estefanía Peñafiel Loaiza – les sept chaises, 2022 – Carmen (répétitions), 2021-2022 – ENSP Arles
Est-ce Carmen/Myriam que l’on voit écrire dans la vidéo projetée à proximité ? « Je me souviens de ma vie au cours de ces années », nous dit-elle. Puis elle confie « Ma maison est calme aujourd’hui. Mon enfant dort. Mes rêves se réalisent » et ajoute « Je n’aurais jamais pensé que je serais si heureuse »… Ensuite sur un paysage s’incrustent ces mots « Je dois encore prendre plusieurs décisions »…
Sur la table, on remarque trois feuillets dactylographiés, pages détachées d’un scénario inachevé ou des répétitions d’un film à venir… Au moins deux autres sont visibles dans une des deux vitrines d’archives.
Quatre titres des scènes décrites sont aussi ceux d’œuvres exposées (La bifurcation, une Fenêtre [un tableau], Les sept chaises, Sfila)…
Estefanía Peñafiel Loaiza – osa luttare, 2022 – Carmen (répétitions), 2021-2022 – ENSP Arles
Les deux vitrines où sont exposés de multiples documents d’archives sont accompagnées sur la droite par une cimaise rouge.
Une photographie montre un banc public en béton, devant des palmiers. Sur son dossier, on reconnaît, peint au pochoir, un portrait de Lénine et le slogan « OSA LOTTARE »…
Dans un second texte, Estefanía Peñafiel Loaiza semble s’adresser à Carmen/Myriam :
« Tes lettres évoquaient un voyage que tu avais seulement imaginé.
Voulant te suivre, je t’ai cherchée dans des lieux où tu n’es jamais allée.
En fouillant dans ton passé, voulant comprendre ce qui t’a mené au militantisme, j’ai découvert tes engagements de jeunesse et ta proximité avec des travailleurs sociaux italiens. Le pari absurde de te chercher à Rome me semblait alors plus vraisemblable. Mais une fois là bas, où aurais-tu vécu, quels lieux aurais-tu fréquentés, quelles luttes, quelles nouvelles causes aurais-tu pu rejoindre ?
Un itinéraire a commencé à se dessiner, conduisant du quartier d’Ostiense à Monte Sacro et jusqu’au Tufello, où tu aurais pu assister, le 22 février, à la première marche en mémoire de Valerio Verbano, le jeune militant antifasciste assassiné un an plus tôt. Et je t’ai imaginé également dans d’autres rues et places, participant aux rassemblements contre la guerre et pour les droits des femmes qui se sont tenus à Rome en 1981.
Faute de te retrouver, j’ai trouvé ce qui était à ta place.
Or, plus je suivais ton parcours fictif, plus je me rapprochais de ta véritable destination. Un rapport de police, le nom d’une femme trouvé dans tes lettres, la rencontre avec tes trois camarades survivants ont fini par me ramener en Equateur. Le voyage avait toujours été circulaire.
De retour au point de départ, j’ai cherché le chemin que tu avais vraiment pris. Guidée par l’un de tes proches amis, je suis arrivée au village de Cube, où tu te dirigeais réellement quand tu as pris le bus il y a quatre décennies, là où tu as disparu.
J’y ai essayé de saisir la moindre lueur qui pourrait faire sortir ton histoire de l’ombre. La caméra, pourtant, a surtout fait ressortir des fantômes ».
Sur la gauche, diffusée sur un moniteur vertical, circulations (2022), une vidéo, réalisée à partir de film 16 mm en collaboration avec les étudiant-e-s de l’ENSP, semble aussi être une clé importante du récit. Le cartel précise : « Entre deux continents, entre deux siècles, entre souvenirs et fantasmes, les images circulent, l’histoire se tisse. Le voyage était circulaire ».
Plus loin, deux diptyques vidéo mélangent prises originales et images d’archive (22-02 et … e le compagne, 2022). Ils font écho aux imaginaires engagements de Carmen à Rome au travers d’un hommage au militant antifasciste Valerio Verbano et de manifestations contre la guerre et pour les droits des femmes en 1981…
Le deux cimaises support de ces projections sont placée en « V inversé » et conduisent le regard une curieuse composition phtographique.
Les 24 images d’une seconde de film 16 mm (Sfila, 2022) sont ainsi décrites : « Les documents, les témoignages, les rencontres faites au cours du voyage ont conduit au véritable lieu de destination de Carmen. Une fois sur place, la caméra a saisi la fuite des images ».
On comprend que lorsque Estefanía Peñafiel Loaiza arrive dans le village de Cube sur les réelles traces de sa tante, sa caméra s’enraye et le film se bloque… Elle ne ramène d’Équateur que ces 24 images endommagées…
Au revers d’un des deux diptyques vidéo, cinq impressions énigmatiques (Sans titre, 2022) ont été réalisées à partir de photogrammes 16 mm. Elles sont accompagnés d’une citation d’Henri Michaux, extraite de Poteaux d’angle (« Cherchant une lumière, garde une fumée »)…
Estefanía Peñafiel Loaiza – épilogue (repassages), 2021 – Carmen (répétitions), 2021-2022 – ENSP Arles
Le parcours se termine par une installation intitulée épilogue (repassages) (2021). Projetée sur le petit côté d’une cimaise, une vidéo montre l’artiste qui repasse une série d’images prises la veille au coucher du soleil à Rome. À côté, les douze photographies repassées sont juxtaposées en deux registres…
Estefanía Peñafiel Loaiza – épilogue (repassages), 2021 – Carmen (répétitions), 2021-2022 – ENSP Arles
Après les remarquables « Jardins migratoires » de Enrique Ramírez l’an dernier, à la suite à une résidence de l’artiste chilien en 2020-2021, l’ENSP réussit une nouvelle fois à produire une des expositions les plus exemplaires des Rencontres d’Arles !
« Carmen (Répétitions) » s’inscrit dans le cadre des quarante ans de l’École nationale supérieure de la photographie. Le projet a bénéficié du soutien de Christian Dior Parfums, de la collaboration de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis et de la galerie Alain Gutharc.
On attend avec intérêt le film qui devrait prolonger ces répétitions…
En savoir plus :
Sur le site des Rencontres d’Arles
Sur le site de l’ENSP
Sur le site de Estefanía Peñafiel Loaiza
À voir l’intégralité de sa conférence à l’ENSP en octobre 2021