Jusqu’au 9 octobre 2022, Ann Veronica Janssens présente un peu moins d’une dizaine d’œuvres jouant avec la lumière changeante qui inonde le premier étage de l’hôtel de Montfaucon.
En réponse à l’exposition immersive de Dan Flavin, au rez-de-chaussée, Ann Veronica Janssens a imaginé un projet aux antipodes des « Épiphanies » de l’artiste américain. Elle impose le dégagement des vingt-six fenêtres qui ouvrent sur la cour, sur le jardin et sur la rue Saint-Charles ainsi que la suppression des cimaises en place. La lumière naturelle doit pouvoir éclater dans le vaste espace en « L » que forment les deux galeries du premier étage.
Naturellement, ni « brouillards » ni « lumières projetées » ne sont au programme.
Avec une intuition d’alchimiste, Ann Veronica Janssens a construit une proposition où sculptures et installations dérèglent nos sens à travers d’éblouissantes manipulations de la lumière qui est tour à tour et parfois en même temps réfléchie, absorbée, dispersée, diffractée ou polarisée…
Les effets produits par les matériaux et leurs associations, leurs états de surface, leurs emplacements sont accentués et démultipliés par les mouvements des visiteurs dans l’espace…
Selon la position du soleil, la couverture du ciel, les mouvements des nuages ou du feuillage des arbres du boulevard Raspail, la lumière ne cesse d’évoluer d’heure en heure et de jour en jour. Toujours renouvelé, le parcours « entre le crépuscule et le ciel » auquel nous invite Ann Veronica Janssens est une troublante et fascinante expérience où « nos rapports à l’espace et au temps sont sans cesse bouleversés ».
Le parcours commence et s’achève avec des œuvres très récentes. Avec la première (09.03.22, 2022), l’artiste s’engage dans une nouvelle expérience avec les couleurs structurelles. La dernière, le diptyque frisson bleu, frisson rose (2022), apparaît comme la poursuite d’un travail sur « la matérialité picturale et la spatialité de la couleur » inauguré avec la série des « gaufrettes », au milieu des années 2010.
Ann Veronica Janssens – 09.03.22, 2022 et frisson bleu, frisson rose, 2022 – « entre le crépuscule et le ciel » à la Collection Lambert
Au cœur de l’exposition, sculptures et installation témoignent des multiples recherches d’Ann Veronica Janssens depuis les années 2000. Plusieurs illustrent l’importance qu’elle accorde à la sérendipité dans sa pratique. La mise en espace des pièces, presque toujours posées au sol, a été conçue avec rigueur et précision pour jouer avec la lumière et accompagner le regard dans un renouvellement continu de l’expérience de visite…
Particulièrement bien choisi, le titre de cette exposition « entre le crépuscule et le ciel » est emprunté à l’avant-dernière ligne du poème de René Char De moment en moment.
Ce parcours « entre le crépuscule et le ciel » débute sur le palier en haut de l’escalier qui conduit au premier étage de l’Hôtel de Monfaucon.
Ann Veronica Janssens y présente une œuvre très récente 09.03.22, 2022 où elle expérimente l’utilisation des couleurs structurales. Contrairement aux couleurs pigmentaires qui ont pour origine l’absorption d’une partie du rayonnement électromagnétique par leurs composants, les couleurs structurales sont produites par des interférences sur des structures d’une dimension proche de la longueur d’onde de la lumière visible. Elles sont fréquentes dans la nature. Les plumes du paon, ou celles du canard colvert, les écailles de poisson, comme l’iris des yeux clairs en sont des exemples éloquents.
Ann Veronica Janssens travaille avec le Dr. María Boto Ordoñez, Heleen Sintobin et Liliana D’Alba dans le cadre du projet « Structural colors » à l’École des Beaux Arts de Paris avec pour objectif « de concevoir une palette de couleurs biodégradables et non toxiques d’une beauté innovante, de produire des expériences en couleur sans pigment, d’interroger la question de la beauté de la couleur structurelle sous l’angle de la sensorialité, mais aussi d’interroger ces recherches d’un point de vue philosophique et plastique avec la contribution de chercheurs en sciences exactes, en sciences humaines et en arts plastiques ».
Pour 09.03.22, Ann Veronica Janssens a plongé des plaques de verre strié dans une caisse qui contient une solution de dopamine et de mélanine, respectivement un neurotransmetteur et un ensemble de pigments biologique responsable de la couleur de la peau, des cheveux et des yeux chez les humains. Au bout d’un moment, une fine couche de particules s’est déposée sous la forme d’un nanofilm sur le verre. À l’aide d’un maillet, l’artiste a ensuite frappé sur la caisse pour créer des accidents. Le liquide a été évacué avec précaution à l’aide d’une seringue. Après séchage, les plaques de verre produisent une œuvre qui irradie en fonction des changements de la lumière à laquelle elle est exposée…
La première galerie qui ouvre sur la cour et sur la rue Saint-Charles rassemble un ensemble de cinq œuvres qui se déploient dans toute sa longueur.
Un cylindre de verre coulé bleu (Blue Glass Roll 405/2, 2019) posé sur le sol accueille le visiteur. Ses surfaces externes et internes, dépolies à l’acide, créent un contraste avec les côtés satinés. De petites bulles d’air ont été emprisonnées dans le verre au cours des opérations de fabrication. Elles apportent une légèreté apparente à cette œuvre qui pèse près de 400 kg.
Réalisée en République tchèque, sa production a exigé un long processus où le verre a refroidi très doucement dans une lente transition du liquide au solide. Blue Glass Roll 405/2 appartient à une série commencée en 2017 qui comprend trois autres pièces de verre bleu de différentes tailles, et une quatrième de couleur vert d’eau.
« Dans Blue Glass Roll, l’idée c’est son mouvement interne. On a l’impression qu’avec une petite pichenette on peut le faire rouler, alors qui pèse 350 kilos. Mais il y a aussi ces bulles d’air qui sont importantes. Il y a ce côté effervescent dans la matière qui parle de ce moment de transition d’un état solide à un état liquide où l’on voit encore les témoignages de ce moment de transformation. Et puis, il y a la question de la couleur, comment elle apparaît. Et donc toutes les expérimentations avec la couleur qui font partie de mes recherches. Plus le rouleau est épais, plus la couleur devient dense… C’est un peu comme dans mes installations de brouillard coloré. On part de rien, d’une sorte de transparence, et c’est la densité du verre qui crée celle de la couleur. (…)D’une forme très simple, parce que mon travail c’est toujours dans des formes simples, il y a une vraie interrogation sur le matériau, sur le mouvement, sur les états de transition, sur des choses qu’on ne peut pas complètement saisir et en avoir le contrôle ». Extrait de la conversation de Ann Veronica Janssens avec Kristine Niss, physicienne, à l’occasion de son exposition « Hot Pink Turquoise » au Louisiana Museum of Modern Art au Danemark en 2020.
Au centre de la galerie, posé contre le mur, Pinky Sunset R (2019) attire irrésistiblement l’œil. L’œuvre est composée de deux couches de verre strié qui prennent en sandwich un film polyester iridescent. Leur association crée des reflets irisés et des changements de couleur lorsqu’on se déplace autour de cette sculpture en fonction de l’angle et de la distance où l’on adopte dans l’espace. Pour Ann Veronica Janssens, « il est très difficile d’en percevoir une couleur parce que tout est fonction du mouvement de l’observateur, de la position de la sculpture, de la lumière et de la manière dont elle la frappe… On perçoit chaque fois quelque chose de différent. Il y a toujours cette idée de l’échappée dans mon travail »…
Ann Veronica Janssens – Pinky Sunset R, 2019. Verre feuilleté dichroïque composé de verre feuilleté, de verre flotté et de filtres gélatine. Courtesy Studio Ann Veronica Janssens et Galerie Esther Schipper – « entre le crépuscule et le ciel » à la Collection Lambert – 01-07-2022
Parfois présentée en triptyque (South London Gallery, 2020) ou en polyptyque (Louisiana Museum, 2020), Pinky Sunset R fait suite à la série des « Gaufrettes » (2015-2016). Dans ces œuvres, Ann Veronica Janssens met en évidence « la matérialité picturale et la spatialité de la couleur » tout en absorbant la présence de l’environnement…
En face, accroché devant une fenêtre sur cour, gam gam gam (2017-2021) est un store vénitien dont les lamelles horizontales sont recouvertes de feuilles d’or. Conçue spécialement pour une exposition à la Galleria d’Arte Moderna – GAM de Milan, l’œuvre s’amuse d’un rapprochement entre ready-made, sérialité chère au minimalisme et préciosité du matériau.
Ann Veronica Janssens – gam gam gam, 2017-2021. Stores vénitiens recouverts de feuilles d’or 23 3/4 carats.. Courtesy Galerie Esther Schipper – « entre le crépuscule et le ciel » à la Collection Lambert – 01-07-2022 à 14h 34. Photo à droite © Blaise Adilon
gam gam gam joue sur les phénomènes visuels créés par de légères altérations d’un objet utilitaire. La lumière fait naitre sur le sol et au plafond un halo doré plus au moins intense selon l’heure et le jour… L’œuvre fait partie d’une série commencée en 2007 qui comprend plusieurs variations de stores vénitiens et californiens, ainsi qu’un rideau en bambou japonais.
Un peu plus loin, Cocktail Sculpture (2008) est sans doute une des œuvres les plus fascinantes par son évidente simplicité. C’est une des premières pièces d’une longue série d’aquariums où Ann Veronica Janssens expérimente comment faire de la sculpture avec d’autres outils, en jouant avec les propriétés de la lumière…
Dans Passion for Light, un entretien avec Christian Lund réalisé dans son atelier à Bruxelles, en avril 2016, elle explique l’importance de la sérendipité dans sa démarche. Elle raconte que cette série d’œuvres est née en faisant des vinaigrettes et en observant les taches d’huile qui flottent à leur surface.
« Cocktail Sculpture est un aquarium rempli d’eau distillée dans lequel je verse de l’huile de paraffine. Une sorte de prisme transparent d’une grande pureté semble flotter au-dessus de la surface de l’eau. L’indice de réfraction différent de l’eau et de la lumière produit cet étrange effet optique… »
Ann Veronica Janssens – Cocktail Sculpture, 2008. Verre, eau distillée, huile de paraffine, socle en bois. Courtesy Galerie Esther Schipper et Galerie 1301PE – « entre le crépuscule et le ciel » à la Collection Lambert – 01-07-2022
À la jonction des deux galeries, IPE 650 (2009-2017) paraît suggérer une mystérieuse transition.
Dans l’entretien cité ci-dessus, Ann Veronica Janssens raconte comment IPE 650 est né au hasard de la sérendipité, en observant les effets de l’usure des rails par les roues des trains ou des trams… Posée au sol, cette poutrelle métallique en I à profil européen de 6,50 m de long (IPE 650), utilisée dans le bâtiment, montre une face supérieure soigneusement polie. Comme un liquide miroitant, elle reflète l’espace environnant à la manière d’un Brancusi…
Ann Veronica Janssens – IPE 650, 2009-2017. Poutre en acier, une face polie. Courtesy Galerie Esther Schipper et Galerie kamel mennour – « entre le crépuscule et le ciel » à la Collection Lambert – 01-07-2022
Un vaste espace de la seconde galerie est occupé par une sculpture ouverte (Untitled [blue glitter], open sculpture #4, 2015-à l’infini) composée d’une multitude de paillettes bleues fabriquées à partir de polyester broyé. Dispersés par un coup de pied ou lancés depuis un seau, ces minuscules éléments donnent la sensation d’une lumière vibrante qui émane du sol. Leurs scintillements bleu-turquoise produisent des éclats iridescents qui dessinent une forme floue et spectrale. Leur couleur changeante peut passer du jaune au rose avant parfois de s’éteindre…
Ann Veronica Janssens – Untitled (blue glitter), open sculpture #4, 2015-à l’infini. Polyester. Courtesy Studio Ann Veronica Janssens et Galerie kamel mennour – « entre le crépuscule et le ciel » à la Collection Lambert – 01-07-2022
Plus loin, un bloc de verre optique (Untitled, 2019) capture l’espace et les couleurs de son environnement. La pièce a conservé la forme brute du moulage après son refroidissement. Plus clair et plus transparent que le verre normal, cette petite pièce posée au sol donne la sensation d’accumuler une lumière extraordinairement rayonnante.
Le parcours se termine avec le diptyque frisson bleu, frisson rose (2022) issu d’une nouvelle série d’Ann Veronica Janssens.
Il se compose de deux panneaux en verre martelé, laminés sur un film PVC dichroïque. Le phénomène d’iridescence produit rappelle les couleurs structurelles de 09.03.22 qui ouvre l’exposition. Les filtres dichroïques permettent à la lumière de passer sélectivement et de limiter ses reflets à une petite gamme de couleurs particulière, alors que les feuilles de verre créent une dominance de deux teintes. Lorsqu’on se déplace autour de la sculpture, chaque section martelée du verre reflète la lumière sous des angles différents, créant ainsi des formes et des nuances variées. Derrière l’œuvre, se projette une ombre colorée.
Catalogue (non consulté) chez Actes Sud.
Livret d’accompagnement de ma visite disponible à l’accueil de la Collection Lambert.
Commissariat d’Ann Veronica Janssens et Stéphane Ibars.
L’exposition a été réalisée avec le soutien de Esther Schipper et de la galerie Micheline Szwajcer, Wallonie – Bruxelles International.
Jusqu’au 30 octobre, Ann Veronica Janssens présente 23 h 56 min 4 s, une installation monumentale sous la coupole du Panthéon et sous le pendule de Foucault.
À moins d’une heure d’Avignon, on peut toujours (re) voir son installation permanente dans la chapelle Saint-Vincent de Grignan.
En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
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Ann Veronica Janssens sur le site de la galerie Esther Schipper.
Ann Veronica Janssens sur le site de la galerie Micheline Szwajcer.
Ann Veronica Janssens sur le site de la galerie Kamel Mennour.
À voir cet entretien de l’artiste avec Christian Lund dans son atelier à Bruxelles, en avril 2016. Bien qu’il soit assez ancien, il offre des éclairages très intéressants sur l’importance de son enfance à Kinshasa, sur sa démarche et la place que peut y prendre la sérendipité.
Sur la chaine YouTube du Louisiana Museum of Modern Art, plusieurs séquences évoquent des œuvres exposées à la Collection Lambert ou très proches de celles-ci dans des dialogues avec la physicienne Kristine Niss : Fluid to Solid, Creating an Optical Illusion, A Piece of the Sky, Drawing with Fluids, Creating a Lens out of Fluids. Dans une vidéo publiée par la galerie Kamel Mennour, Ann Veronica Janssens évoque Untitled (blue glitter) et sa série des « gaufrettes ». On peur aussi regarder avec intérêt le film de Hans Theys consacré au travail d’Ann Veronica Janssens dans sa série Art & Flatnixing.