Julie Lavigne – L’extimité à Vidéochroniques – Marseille

Jusqu’au 22 décembre, Julie Lavigne présente « L’extimité », une stupéfiante et incontournable proposition avec laquelle elle investit magistralement l’ensemble des espaces singuliers de Vidéochroniques à Marseille. Sans rien connaître de son histoire, ni de sa démarche artistique, on ressent immédiatement l’atmosphère mystérieuse, troublante, sensuelle, à la fois accueillante, mais aussi envoûtée, qui oscille entre charme et sorcellerie dans laquelle Julie Lavigne nous invite…

Julie Lavigne - « L’extimité » - Vue de l'exposition à Vidéochroniques - Marseille
Julie Lavigne – Where did you begin, 2020-2022. « L’extimité » – Vue de l’exposition à Vidéochroniques – Marseille

Dans cette « extimité », tout semble avoir été profondément médité et mis en place avec minutie. L’ensemble très construit débute par Where did you begin (2019-2022), une imposante installation d’une dizaine d’œuvres qui happent le regard, troublent l’odorat et l’ouïe dans un maelström de sensations où matériaux, techniques et technologies s’entremêlent.
On comprend confusément qu’il est question ici d’interroger le concept de gestation et d’évoquer nos premiers rapports à l’habitation et à la perception de l’espace quand « plongés dans un corps pendant 9 mois, nous vivons et nous [nous] développons dans et avec ce corps ».

Julie Lavigne - Composition florale, 2022 et Tente, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille
Julie Lavigne – Where did you begin, 2020-2022 : Composition florale, 2022 et Tente, 2022 – « L’extimité » – Vidéochroniques à Marseille

Au milieu des trois compositions florales créées en collaboration avec Emma Briant, on circule entre un nid, des œufs avec ou sans coquille, des flacons. Entre des chandelles à demi consumées et en panne d’érection, des tissus en latex, des napperons, on croise quelques téléphones à fil, des chaussures en plâtre, une épée en plexiglas, l’impression en 3D d’un larynx opalin et une tente où résonnent les sons émis par un caisson infrabasse…

Dans quelques fragiles coquilles d’œuf, on distingue des tirages argentiques d’édifices moyenâgeux réalisés à partir de photographies de Louise Noël.

Julie LavigneWhere did you begin, 2020-2022 : Tirages argentiques dans coquille d’œuf réalisés en collaboration avec Louise Noël à partir de ses photographies – « L’extimité » – Vidéochroniques à Marseille

À gauche de l’entrée, perchée sur un trépied en bois, une antenne de TV est connectée à un téléviseur cathodique et à quelques boitiers arduino (Can you hear me ?, 2020).
Affectée par les mouvements extérieurs et les présences humaines, cette antenne semble perpétuellement à la recherche d’une fréquence chimérique.

Sur la droite, on remarque un prie-Dieu en bois brûlé. Est-il le récepteur de l’improbable message capté par l’antenne ? Est-il un « espace transitoire qui tente d’établir une communication avec l’Autre » ? Dans des effluves de Black Rose se mêlent probablment des notes de teck, d’oud cambodgien, de cèdre, de gaïac et de safran avec celles du géranium, du lys, de l’ambre et de la rose de taïf…

Après cette installation dense et proliférante, les autres espaces paraissent presque vides. Ils semblent inviter à une méditation sur la violence et la disparition (Judith, 2022) et sur la mort (Pourvu qu’elle soit douce, 2022).

Julie Lavigne - Judith, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille
Julie Lavigne – Judith, 2022 – « L’extimité » – Vidéochroniques à Marseille

Dans la première installation, deux bas-reliefs en plâtre laissent apparaître de fantomatiques armes blanches dans une brume blafarde et dans l’odeur du parfum « Genèse » créé en collaboration avec Alicia De Benito Cassadó.

Sur la droite, l’épée qui semble surgir du mur est celle de la Judith décapitant Holopherne d’Artemisia Gentileschi. Au fond, les rapières et poignards seraient les empreintes spectrales d’un combat acharné entre le chevalier Bayard et probablement un des 200 cavaliers espagnols au pont de Garigliano…

Julie Lavigne - Pourvu qu'elle soit douce, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille
Julie Lavigne – Pourvu qu’elle soit douce, 2022 – « L’extimité » – Vidéochroniques à Marseille

Au centre de la fosse, un cercueil transparent évoque celui de Blanche Neige, ceux d’autres histoires inspirées des contes de Grimm ou de légendes arthuriennes… Plongée dans la pénombre, l’étrange respiration d’une machine à fumée remplit peu à peu ce sarcophage d’un brouillard jusqu’à ce qu’il devienne opaque…

L’installation Pourvu qu’elle soit douce (2022) baigne dans un parfum « Pomme de senteur », mélange possible d’ambre gris, de civette ou de musc.

Julie Lavigne - Hortus Conclusus, 2021 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille
Julie Lavigne – Hortus Conclusus, 2021 – « L’extimité » – Vidéochroniques à Marseille

Le passage entre la grande et la petite salle de Vidéochroniques a été réduit à une porte étroite en arc brisé à trois voussures. Elle donne accès à Hortus Conclusus (2022), une installation olfactive et sonore qui explore le concept du jardin clos.

En jouant sur les notions « d’entre-deux, de jardin, d’enclos et d’enceinte », Hortus Conclusus revient sur l’idée de ventre et d’immersion dans un espace chaud et humide…

Dans cet ensemble très cohérent, la liberté de déambulation est totale. Les interfaces sont multiples et ouvertes… Chacun·e y éprouvera les interactions entre son vécu et les objets, sculptures, bouquets, odeurs et sons que délivre Julie Lavigne. Les plus audacieux n’hésiteront pas à broder quelques narrations intimes ou extimes à partir des éléments matriciels et des espaces interstitiels proposés par l’artiste.

On l’aura remarqué, Julie Lavigne emprunte beaucoup à l’univers médiéval et à son imagerie, mais aussi à l’occulte ou à la magie. Elle s’inscrit indubitablement dans un courant qui s’est affirmé ces dernières années où l’on a rencontré, entre autres, des artistes comme Nils Alix-Tabeling, Raphaël Barontini, Dominique White, Nicolas Aguirre, Chloé Viton, Geoffrey Badel ou encore Paul Maheke et Nandipha Mntambo… Nombre d’entre eux/elles étaient réuni·e·s par Caroline Chabrand, Anya Harrison et Vincent Honoré dans « Possédé·e·s – Déviance, Performance, Résistance » au MO.CO. Panacée en 2020/2021.

On reste époustouflé par l’étonnante maîtrise de l’espace dont Julie Lavigne fait la démonstration pour sa première exposition personnelle après l’obtention cette année de son DNSEP à École Supérieure d’Art et Design de Toulon.

Il faut saluer l’audace de Édouard Monnet, commissaire de l’exposition, pour son invitation à Julie Lavigne et la confiance qu’il a su lui accorder.

Faut-il ajouter qu’un passage par Vidéochroniques s’impose avant la trêve des confiseurs ?

À lire ci-dessous, quelques regards photographiques accompagnés des textes extrait du dossier de presse, une brève présentation de Julie Lavigne complété par quelques lignes de Louise Noël avec laquelle elle a collaboré notamment sur l’installation Where did you begin. On trouvera également l’essai, toujours dense, d’Édouard Monnet qui accompagne traditionellement les expositions à Vidéochroniques.

En savoir plus :
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À lire ce texte de Julie Lavigne : « NYMPF ou le récit d’une transformation »

On ne sait trop si le titre choisi pour cette première exposition personnelle fait référence au terme d’extimité proposé par Lacan dans un de ses séminaires à la fin des années 60 et qu’il utilisait comme une traduction du unheimlich de Freud. Il pourrait aussi s’agir d’un écho à l’Uncanny des Anglais et au concept de vallée dérangeante (Uncanny Valley) du roboticien japonais Masahiro Mori.
Il faut sans doute en rester à la simple définition commune ou l’extimité est décrite comme le « Désir de rendre visible certains aspects de son intimité, dans un but de validation de l’image de soi par autrui ».
Peut-être pourrait-on aussi y percevoir un écho au podcast indépendant créé en 2018 et qui donne la parole aux personnes qui y partagent leur intimité, leurs luttes et leurs victoires face aux discriminations…

Regards sur « L’extimité » de Julie Lavigne

Where did you begin, 2020-2022

Where did you begin est une installation qui s’étend sur plusieurs espaces et temps et a été réactualisé de 2020 à 2022.

Julie LavigneWhere did you begin, 2020-2022. Latex, tissu, cire, cheveux, plâtre, verre, glucose, sang, impression sur plâtre, tube en pvc, colle, oeuf sans coquille, coquille d’oeufs, roses, savon en lait maternelle, tirages argentiques dans coquilles d’oeufs en collaboration avec Louise Noel – « L’extimité » – Vidéochroniques à Marseille

Celle-ci questionne le concept de gestation, qui incarne l’acte de porter en soi, il s’agit en premier lieu d’abriter autrui, mais aussi d’engendrer des formes, des idées. Cette première expérience universelle d’échange, située dans et à travers le corps, a constitué l’armature de ma recherche plastique qui s’est déployée par la suite sur les notions d’extension. À travers cette installation, il est question de notre premier rapport à l’habitation et au lieu, plongé dans un corps pendant 9 mois, nous vivons et nous développons dans et avec ce corps.

À l’intérieur d’un corps, nous visualisons l’espace différemment, nous en faisons partie sans y être réellement impliqués. À travers ce ventre de chair, nous distinguons les espaces, les sons, les odeurs différemment. Ce moment de partage et d’apprentissage constitue notre premier rapport à autrui et à soi, où il est difficile de se distinguer. Cet espace nomade, qui se module à l’infini, constitue un abri et un espace transitoire.

Cet ensemble contient des pièces collaboratives avec Emma Briant (oeufs, cheveux synthétiques, tissus, fleurs et branchages) et des impressions argentiques dans coquille d’oeuf, tirée d’une série photo de Louise Noel.

Can you hear me ?, 2020

Julie Lavigne - Can you hear me, 2020 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Installation vidéo et appareil de captation de fréquences, téléviseur cathodique, antenne FM-AM, arduino, vidéo. Système de captation d’images via téléviseur cathodique, réception d’un signal de TV étranger. Expérience faite à Hyères.

Larynx, 2022

Julie Lavigne - Larynx, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Impression 3D

Composition florale, 2022

amaranthes retombantes, ammi majus, aubépines monogynes, fleur de chou, campanules, clématites, molucella, poivrier, prunus cerasifera, rosa stylosa, ronces de rosier, chardon séché, branchages morts, cheveux synthétiques, tulle, en collaboration avec Emma Briant

Tente, 2022

Julie Lavigne - Tente, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Latex, aluminium, tissu, cable électrique, système infrabasse, 120 x 80 cm

Casque VR, 2021

Julie Lavigne - Casque VR, 2021 et Composition florale, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Impression 3D

Composition florale, 2022

Julie Lavigne - Casque VR, 2021 et Composition florale, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Amaranthes retombantes, aubépines monogynes, fleurs de chou, clématites, molucella, physalis, prunus cerasifera, rosa stylosa, ronces de rosier, chardons séchés, branchages morts, tressages d’herbes, en collaboration avec Emma Briant

Nid, 2022

Julie Lavigne - Nid, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Ammi majus, feuilles de chêne, fleurs de comos séchées, monnaies du pape, tressages d’herbes, cosses de pavots, en collaboration avec Emma Briant tirage argentique dans coquille d’oeuf en collaboration avec Louise Noel

Prie-Dieu, 2022

Julie Lavigne - Prie-Dieu, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Bois brûlé, latex, cable électrique, diffuseur d’huile essentielle, parfum “Dark Rose” réalisé en collaboration avec Alicia De Benito Cassadó

Le Prie dieu, meuble lithurgique, qui met le corps en position de prière et de médiation. Cette pièce, incluse dans l’installation Where did you begin explore en parallèle de l’Antenne AM-FM les notions de communication et de transmission. La pièce de l’antenne qui tourne et cherche perpétuellement une fréquence, se voit affecté par les mouvements extérieurs et humains qui font moduler ses fréquences tandis que le prie dieu, ici seul et inactif, constitue lui aussi un espace transitoire qui tente d’établir une communication avec l’Autre. Le corps est mis en action, en s’agenouillant, une odeur émane du mobilier, celle d’un temple métaphorique et du pin brûlé du prie dieu.

Composition florale, 2022

Julie Lavigne - Composition florale, 2022 et Nid, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Fleurs de poireau, maceron, monnaie du pape, trachelium, réalisé à partir des compositions présentées en mai 2022, en collaboration avec Emma Briant

Judith, 2022

Julie Lavigne - Judith, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Bas-relief en plâtre, machine à fumée, parfum “Genèse” réalisé en collaboration avec Alicia De Benito Cassadó

Pourvu qu’elle soit douce, 2022

Julie Lavigne - Pourvu qu'elle soit douce, 2022 - « L’extimité » - Vidéochroniques à Marseille

Plexiglass, machine à fumée, tuyaux PVC, parfum “Pomme de senteur”

“346 secondes” est une installation olfactive et sonore qui explore les notions de conservation et respiration. En référence au système de morgue et de conservation des corps en Europe. Le titre suggère une temporalité celle de la brume qui s’installe dans la pièce en pexiglass et rend opaque le cercueil. Ce temps est calculé sur la quantité d’air présente dans la pièce, en fonction du temps de la respiration moyenne d’un humain adulte. il défini au bout de combien de temps la pièce ne serait plus vivable. Un son de goutte résonne dans l’espace froid et sec, celui d’un goutte-à-goutte d’une perfusion, installée dans les systèmes d’aération de la salle, ce son enregistré sous l’eau, est augmenté avec un delay entre le moment où tombe la goutte et où le son est émis. La sphère en porcelaine est remplie de chlorure de sodium, de glucose et d’une odeur de bactérie de cadaverine.

Hortus Conclusus, 2021

Brumisateurs, lettrage verni, parfum “Phéromones” réalisé en collaboration avec Alicia De Benito Cassadó

Hortus Conclusus est une installation olfactive et sonore qui explore la notion du jardin clos. En référence au thème iconographique de l’art religieux européen, le jardin enclos à la Vierge Marie est un lieu bien circonscrit face à l’ouvert de la nature. Un espace privé jouxtant l’habitation, parfois si caché du monde et si intime qu’il en devient secret.

L’installation s’inspire de la construction d’ancien jardin de couvent, dédié à la Vierge Marie et à l’immaculée conception. Au Moyen Âge chrétien, le jardin s’entoura de clôtures bien matérielles, de murets, de fascines, de sauts-de-loup, qui montraient le souci d’une véritable protection. Cette installation reprends la notion d’entre-deux, de jardin, d’enclos et d’enceinte mais aussi de ventre et d’intérieur à travers l’immersion dans un espace chaud et humide et olfactif (diffusion de phéromones féminin de copuline issu de sécrétation vaginale). Une diffusion sonore de frequence entre 500 et 700Hz à travers certains éléments de ventillation de la salle, reproduit la bande sonore audible par un foetus dans le ventre de sa mère.

À propos de Julie Lavigne

Né en 1999 à Hyères
Vit et travaille à Toulon
Diplômée d’un DNSEP à l’École Supérieure d’Art de Toulon Métropole en 2022

La gestation incarne l’acte de porter en soi. Cette première expérience universelle d’échange, située dans et à travers le corps, constitue l’armature de la recherche plastique de Julie Lavigne. Mais bien qu’il s’agisse en premier lieu d’abriter autrui – le foetus en l’occurrence – les origines étymologiques du mot “gestation” révèlent surtout “l’action de porter longtemps, souvent, de transporter”, s’adaptant de fait et dans un langage plus courant, à l’idée d’engendrer des idées et des formes.
Ainsi, articulées aux questions liées au corps et à ses extensions, mais également à celle des sens et des perceptions qui se révélent dans les états de transition humains, les oeuvres de Julie Lavigne abordent des notions comme celle d’interface et de membrane, d’espaces intersticiels ou encore d’extimité.
Dans ses propositions, elle crée un parallèle entre la matrice et les espaces qu’elle occupe, qu’ils soient tantôt cocon et protection, tantôt rempart et zone de friction.

« Qu’il soit organique, architectural ou virtuel, le travail de Julie Lavigne envisage l’habitat de manière poétique, en explorant ses ressources sensorielles. En instaurant une analogie entre la matrice et le corps, Julie inscrit sa pratique dans des enjeux d’interactions et de transmissions intimes tout autant qu’universels. Tant par ses nombreux composants matériologiques que par les sujets qu’elle traite, cette jeune artiste donne une vision novatrice de l’interface. En s’emparant des moyens de communications physiologiques, comme les odeurs, les ondes – ou technologiques, allant de la télévision cathodique jusqu’aux possibilités de la création 3D – ses installations font transiter le public dans différents espaces narratifs et métaphysiques. » Louise Noel

« L’extimité » par Édouard Monnet

Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans les
profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, par l’effet des eaux chargées de parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en se retirant, il se trouve tout couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont incrustées d’une infinité de petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif (…) Les mineurs d’Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que l’air est parfaitement sec, d’offrir de ces rameaux de diamants aux voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine.

Stendhal


Fin décembre 1819, Stendhal entreprit la rédaction d’un texte insolite en regard de ce que la postérité a retenu de son œuvre, de sa dimension romanesque en l’occurrence. En effet, on constate que les lignes qui précèdent(1) ne relèvent aucunement de ce régime littéraire, pas plus qu’elles ne prétendent, contrairement aux apparences, provisionner un quelconque traité consacré à la physique ou, plus précisément, à la minéralogie. Son dessein était d’une toute autre nature. De prime abord, il s’agissait d’un “livre d’idéologie”. C’est d’ailleurs ainsi que De l’Amour fut d’emblée qualifié par l’auteur, un peu hâtivement peut-être quand on considère le peu de rigueur dialectique et les libertés argumentaires dont il fait montre à cette occasion. Ce qu’on en disait déjà, un siècle après qu’il fût écrit, est à ce titre sans appel : “l’œuvre qu’il composa (…) est singulièrement décousue. Elle offre tantôt une suite de pensées détachées, tantôt une série de morceaux d’assez longue haleine. Même dans les passages étendus, la liaison fait défaut, les paragraphes se succèdent en désordre(2)”. De fait, les caractéristiques du document l’apparentent plus probablement à ce que l’on nomme aujourd’hui un essai, sur la définition duquel il n’est pas indispensable de revenir tant celles en leur temps formulées par Georg Lukàcs puis Theodor W. Adorno(3) demeurent à ce jour pertinentes.

Une fois passée cette remarque formelle concernant la nature de l’ouvrage, la question de son contenu s’impose. Si l’amour en constitue bien la thématique principale, au prétexte autobiographique des aventures ou mésaventures vécues par l’écrivain et ses proches, l’essai se propose plus largement de sonder certains aspects de la psychologie humaine, tels qu’ils relèvent plus précisément des sentiments, des émotions et des humeurs. Quelle que soit la manière, éventuellement maladroite ou imparfaite, quoique sincère, c’était là au moins sa courageuse ambition. Sa vertu, en regard de ce qui nous occupe désormais, est d’avoir tenté de donner corps à ces états d’âme, fut-ce par le truchement d’une métaphore. Prenant les traits d’un rameau cristallisé, elle apparait ainsi à deux reprises dans les plus récentes éditions du recueil. Dans l’esprit de Stendhal, il est bien entendu que cette brindille étincelante figure d’abord un aveuglement. Mais il est à la fois l’expression d’une vision, celle d’une forme incarnant le sentiment qu’il entend examiner, dont il constate en outre la prédominance sur l’objet ou les faits auxquels il se rapporte(4).


C’est peut-être aussi à cette affaire de cristallisation que se livre Julie Lavigne. Entendons-le au moins comme hypothèse, quoique les outils divergent. Pour autant qu’ils ne négligent pas le recours éventuel à la métaphore, ils sont ici des choses – ou des phénomènes – plutôt que des mots. Par-delà les divers prétextes mobilisés (qui renvoient aux notions de matrice, de gestation, de transmission, etc.), les travaux de l’artiste semblent en effet parcourus ou traversés d’une dimension tout à la fois sentimentale et affective, voire humorale. Ils en sont l’incarnation en mouvement, ils constituent des lieux de passage, des moyens de transport habités et littéralement animés – c’est-à-dire dotés d’une âme –, des vecteurs, comme le sont les objets rituels, votifs, magiques ou mystiques.

L’emploi à dessein des verbes “parcourir” et “traverser” évoque en effet un mouvement. C’est celui-ci d’ailleurs qui caractérise l’émotion, telle que Léopold Sédar Senghor tente par exemple de la qualifier tandis qu’il l’oppose à la raison. Les fruits de ses spéculations à ce sujet, du reste consignées dans quatre écrits rédigés de 1939 à 1959(5), témoignent d’ailleurs d’une évolution significative de son appréciation. Aux fins de caractériser ce qui distingue la culture négro-africaine de la culture européenne, il oppose d’abord l’émotion, qu’il attribue à la première, à la raison, qu’il assigne à la seconde. Cette opposition, empruntée à l’ethnologue allemand Frobenius, est fondée sur deux visions du monde, deux modes de perception conditionnés par le sentiment et les phénomènes réels pour l’un, les sens et les phénomènes factuels pour l’autre. Senghor remplace cependant le sentiment par l’émotion dans son appareil conceptuel parce que cette dénomination, en raison de son étymologie, lui apparait mieux conforme à ce que recouvre l’antagonisme réel/factuel : de fait, tandis que “les phénomènes factuels sont fixes, ils sont rigidifiés par la perception intellectuelle qui les construits, (…) les phénomènes réels sont en perpétuels mouvements(6)”. Face aux adversaires de cette approche, qui l’interprètent comme si l’auteur déniait toute capacité de raisonnement au peuple négro-africain, Senghor l’infléchira en forgeant la notion de “raison intuitive”. Opposée à la “raison discursive”, cette terminologie n’a pas vocation à se substituer à l’émotion, tandis qu’au contraire elle la qualifie dès lors plus exactement pour en faire, cette fois explicitement, “un moyen d’accès à la connaissance(7)”.

Une question ne manquera pas de se poser à ce stade : en quoi, en effet, le système de pensée échafaudé par Senghor peut-il bien éclairer, informer ou constituer une entrée pertinente sur le travail de Julie Lavigne, tant les circonstances et les situations d’où se manifestent leurs expressions divergent ? Deux remarques méritent d’être énoncées pour tâcher de dissiper cette apparente inconvenance.

Primo, l’apôtre de la négritude se trompe manifestement lorsqu’il entreprend de caractériser la civilisation européenne, depuis l’antiquité qui plus est, par son recours exclusif à la raison. Nous y reviendrons. Secundo, la portée des considérations formulées par Senghor semble largement déborder les motifs qui les fondent et le contexte qui les sous-tendent initialement. Détachées des typologies culturelles ou civilisationnelles qu’il entend instruire, l’antagonisme mis en place demeure opérant sur un plan autrement générique. Il révèle plus globalement deux appréhensions du monde distinctes, puisque dominées par l’une ou l’autre catégorie mise en lumière. Elles sont d’ailleurs puisées pour partie dans la philosophie européenne, celle de Bergson en particulier, qui différencie pour sa part deux manifestations de sensibilité, la première relevant d’une “agitation de surface”, la seconde d’un “soulèvement des profondeurs”  :  

Dans la première, l’émotion est consécutive à une idée ou à une image représentée ; l’état sensible résulte bien d’un état intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit à lui-même et qui, s’il en subit l’effet par ricochet, y perd plus qu’il n’y gagne (…) Mais l’autre émotion n’est pas déterminée par une représentation dont elle prendrait la suite et dont elle resterait distincte. Bien plutôt serait-elle, par rapport aux états intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet ; elle est grosse de représentations, dont aucune n’est proprement formée (…) Seule, en effet, l’émotion du second genre peut devenir génératrice d’idée.(8)
 

Nul doute alors que le régime émotionnel proposé par Senghor, ainsi que celui relevant de “l’émotion créatrice” bergsonienne dont il s’inspire, soient propices à l’appréciation de la démarche de l’artiste, ou à l’appréhension des objets qui la constituent, à propos desquels les critères strictement objectifs ou objectaux habituellement employés dans le champ de l’art contemporain demeurent inopérants. Aux fins de soutenir cette assertion, disons d’abord que les thèmes préoccupant l’artiste coïncident avec ceux que Bergson associe à cette émotion qui précède et invente, tirant occasionnellement des formes “de sa substance par un développement organique(9)”. Les objets qu’elle accomplit paraissent ensuite devoir être perçu à travers le prisme de l’émotion que décrit Senghor à cet égard, autrement dit que chacun le soit sous “à la fois dans ses caractères morphologiques et dans son essence(10)”, qu’il leur soit prêté une sensibilité, une volonté ou une âme humaine. Cette forme de projection ou d’identification dans les objets, nous précise d’ailleurs l’auteur, ne relève pas de l’anthropomorphisme à proprement parler, tandis qu’il parle plus volontiers à leur sujet de leur animisme, c’est-à-dire de leur  “anthropopsychisme(11)”.

L’erreur commise par Senghor, telle qu’évoquée plus tôt, consiste en une association hâtive et excessivement catégorique dès lors qu’il envisage la raison comme ressort majeur de la “civilisation européenne”, depuis l’Antiquité qui plus est, alors qu’on situerait d’intuition l’origine de cette prédominance à la Renaissance. Laissons aux historiens le soin de trancher sur ce sujet, mais tournons-nous vers leur discipline quelques instants, dont le secours semble à présent opportun.

Depuis quelques dizaines d’années l’histoire connait en effet un puissant épanouissement de ses domaines d’investigation. De nouveaux champs de recherches sont ainsi apparus qui, en outre, font déjà l’objet d’enseignements universitaires dédiés. Née de l’intuition de quelques précurseurs dès le tournant des années 1920, l’histoire des émotions figure précisément parmi ces conquêtes récentes, à tel point qu’elle se déploie aujourd’hui en trois veines constituées des écoles française, italienne et anglo-saxonne(12). Malgré leur vertueuses différences qui les rendent complémentaires, ces tendances ont en commun l’intérêt qu’elles portent conjointement au Moyen Âge. De cette période, elles présentent des attraits bien plus troublants – et réjouissants – que ceux dont on l’affuble quand on la qualifie de dark ages. Ce trouble d’ailleurs, qui tient aux affects caractérisant cette période, est loin de conforter la position de Senghor. Surtout il permet de revenir sur le travail de l’artiste, avec d’autres arguments.

De même qu’elle adopte des figures premières et magiques, ou encore occultes (celle du spectre en l’occurrence), il n’aura échappé à personne que Julie Lavigne emprunte de bonne grâce à l’imagerie médiévale, et cela à dessein. En témoigne ainsi sa référence à l’hortus conclusus, thème religieux que l’interprétation mystique identifie indifféremment à la Vierge Marie ou à une vision paradisiaque. En atteste encore son allusion chevaleresque au glaive et à l’épée, qui convoque tour à tour des motifs aussi variés que le meurtre, l’attaque, la défense ou l’adoubement. Les détours de l’artiste par l’Ancien Testament sont à ces titres également significatifs, en ce que les récits rocambolesques qui le compose, de l’Éden à Judith, ont constitués la source biblique favorite du Moyen Âge, loin devant son plus aride successeur. Dans cet ordre d’idée enfin, et aussi triviale que soient leurs présentations ou représentations, ses “œufs” se voient dotés d’une dimension cosmique ou cosmogonique qui renvoie à l’analogie (qui lie le microcosme au macrocosme) dont la moniale mystique Hildegarde de Bingen fut le chantre.

Ce que Julie Lavigne retient de cette époque prétendument obscure concerne peut-être sa capacité à agréger. C’est-à-dire d’abord à “faire avec” cette “voix du diable”, aurait dit William Blake, tandis qu’il considérait toutes les Bibles ou codes sacrés causes d’erreurs :
 

Contraires à celles-ci, les choses suivantes sont vraies :
1° L’homme n’a pas un corps distinct de son âme, car ce qu’on appelle corps est une partie de l’âme perçue par les cinq sens, principales entrées de l’âme dans cette période de la vie.
2° L’énergie est la seule vie ; elle procède du corps, et la Raison est la borne de l’encerclement de l’Énergie.
 3° Énergie est Éternel délice.(13)

 

Rapporté à l’œuvre de l’artiste cet agrégat médiéval caractéristique concerne autre chose encore, qui consiste bien à “faire avec”, mais avec bienveillance cette fois. C’est ainsi que, dans un premier temps, l’époque s’accommoda simultanément de sa colonisation chrétienne et de son héritage païen, qu’il soit celte, nordique ou romain. Julie Lavigne semble procéder de la sorte, toute proportion gardée, dans la mesure où elle ne néglige aucun aspect d’un héritage consigné et de l’époque inédite qui la constituent.

Quand bien même l’histoire entreprend une série de travaux qui tous lui font défaut, on voit que l’art dispose d’une certaine avance. Il existe bien dans ce domaine un art de l’Amour, un art de la Mort, de la Pitié et de la Cruauté, de la Douleur, de la Dévotion ou de la Ferveur, un art de la Divination comme un art de la Joie… que certains artistes entendent bien proroger tandis que les historiens les envient.

Édouard Monnet, novembre 2022

​(1) Stendhal, De l’Amour, Paris, Gallimard, coll. “Folio classique”, 1980, p. 355
(2) Artur Chuquet cité par Victor Del Litto, “Introduction”, ibid., p.17   
(3) Sur ce sujet cf. Georg Lukàcs, “À propos de l’essence et de la forme de l’essai : Une lettre à Leo Popper” (1910), L’âme et les formes, trad. Guy Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 24. Theodor W. Adorno, “L’essai comme forme” (1954-1958), trad. Sibylle Muller, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p.5-29   
(4) Cf. Stendhal,  “Chapitre XVII. La beauté détrônée par l’amour”, De l’Amour, op. cit., p.58-59   
(5) Cf. Léopold Sédar Senghor, “Ce que l’homme noir apporte” (1939), Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, p.22-38. Id., “L’Afrique Noire. La civilisation négro-africaine” (1947), ibid., p.70-82. Id., “L’esthétique négro-africaine” (1956), ibid., p.202-217. Id., “Éléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine” (1959), ibid., p.252-286   
(6) Xavier Garnier, “La notion de raison intuitive”, Léopold Sédar Senghor. Africanité-Universalité, Paris, L’Harmattan, coll. “Itinéraires et contacts de culture, vol. 31”, 2002, p.116   
(7) Ibid., p.115   
(8) Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. “Quadridge”, 2008, p. 40-41.   
(9) Ibid., p.41   
(10) Léopold Sédar Senghor, “Ce que l’homme noir apporte” (1939), op. cit., p.24   
(11) Ibid.   
(12) Trois ouvrages publiés presque simultanément en témoignent. Cf. Damien Bousquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Seuil, coll. “L’Univers historique”, 2015, 476 pages. Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Passioni dell’anima. Teorie e usi degli effetti nella cultura medievale, Florence, Sismel, Edizzioni del Galluzzo, 2015, 440 pages. Barbara H. Rosenwein, Generations of Feeling. A History of Emotions, 600-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 368 pages.   
(13) William Blake, Le Mariage du ciel et de l’enfer, trad. André Gide, Paris, Librairie José Corti, coll. “Romantique N°2”, 1981, p.13-14   

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