Jusqu’au 29 mai 2013, le Crac Occitanie présente « Fernand Deligny, légendes du radeau », une passionnante et indispensable exposition imaginée par Sandra Alvarez de Toledo, Anaïs Masson et Martín Molina Gola, avec l’aide de Gisèle Durand-Ruiz, Jacques Lin et Marina Vidal-Naquet.
Dans son texte d’intention (reproduit ci-dessous), Sandra Alvarez de Toledo définit l’œuvre de Deligny « comme une recherche des alternatives aux institutions éducatives et psychiatriques », avant de souligner qu’« exposer une telle recherche dans un “lieu dédié à la création artistique” n’allait pas de soi ». En effet, on a pu entendre, ici ou là, quelques interrogations sur ce qu’un tel projet pouvait avoir à faire avec l’art contemporain…
Indirectement, Deligny répond lui-même à ces remarques dans un dialogue reproduit sur un des murs de l’exposition
Sandra Alvarez de Toledo ajoute qu’au delà de ce dialogue beckettien où il se dit « artiste en asiles », les « tentatives » de Fernand Deligny, « depuis l’asile d’Armentières durant la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au réseau des Cévennes qu’il fonde en 1967 pour accueillir des enfants autistes, se sont accompagnées de pratiques expérimentales qui, pour ne s’être pas données comme artistiques, posent presque exemplairement la question de l’art »…
Ni analyse critique, ni panégyrique, « Fernand Deligny, légendes du radeau » revient en détail sur sur la construction d’une pratique dans l’approche de l’autisme et qui « ne se réclame ni de la rééducation, ni de l’apprentissage, ni du soin qu’il soit psychiatrique ou psychanalytique » et qui ne serait sans doute plus possible aujourd’hui, comme le souligne Erik Porge dans Fernand Deligny, un style de vie avec les autistes Y être entre les ligne .
Après avoir lu quelques lignes d’un livre publié en 1978 (Le Croire et le Craindre), on est invité à passer la porte de la grande salle, sur la droite du centre d’art. Un ensemble de documents y évoquent l’itinéraire et les expériences de Fernand Deligny depuis la « Grande Cordée » à Lille, l’asile d’Armentières, jusqu’aux « aires de séjour » dans les Cévennes.
Avec rigueur et cohérence, cette première séquence propose une mise en scène des légendes (images, personnages, objets, tracés, tableaux, textes) rescapées du Radeau qui s’est arrêté dans les Cévennes, du côté de Monoblet, en 1967… Radeau dont la commissaire définit comme « une hétérotopie et une forme critique, qui évoque à la fois le naufrage et le salut ; une forme rudimentaire, où l’aguet prévaut sur les débats et les discours ».
Dès le début de l’exposition, plusieurs séquences du Moindre Geste (1971) témoignent d’un projet conçu au milieu des années 1950. Il envisageait alors de «confier des caméras aux adolescents délinquants et psychotiques de La Grande Cordée pour qu’ils racontent “ce qu’ils voient de la vie qu’ils vivent” ». Tourné entre 1962 et 1965 dans les environs d’Anduze, ce film est improvisé collectivement, sans scénario préalable, autour d’un personnage joué par Yves Guignard qui avait rejoint l’association dans l’espoir d’échapper à l’hôpital psychiatrique…
Les premières réflexions sur le cinéma de Deligny s’accompagnent d’un important travail sur les rapports entre langage et image, notamment au travers de séances de dessin avec Yves Guignard dont certains sont présentés dans une vitrine attenante.
Yves Guignard, Sans titre. Fusain sur papier, 11 février 1958, 21 x 27 cm. Yves G. avait rejoint La Grande Cordée – association de prise en charge « en cure libre » fondée par Deligny et Huguette Dumoulin – en 1956. Les séances de dessin, que Deligny organisait avec les adolescents, ont été l’occasion de ses premières réflexions sur la dissociation entre langage et image. Ce dessin est décrit dans son texte intitulé « Le moindre geste. Chronique sans fin », paru dans la revue Recherches, n°3-4, 1966. Collection Caroline Deligny & Bruno de Coninck.
Yves Guignard, Les Curières, Thoiras, 1958. Yves G. est le héros du film Le Moindre Geste, réalisé par Deligny et Josée Manenti (qui tenait également la caméra) entre 1962 et 1965, monté par Jean-Pierre Daniel avec l’aide de Chris Marker et projeté dans la section Semaine de la Critique du Festival de Cannes en 1971. Photo : DR. Collection Any Durand.
Yves Guignard, Les Curières, Thoiras, 1958. Photo : DR. Collection Any Durand.
Fernand Deligny, Les Curières, Thoiras, 1959. Photo : DR. Collection Any Durand.
Dans la revue Recherches (avril 1966), il commente ainsi certains de ces dessins : « Je me demande comment faire pour lui couper le Verbe au ras du tracé, que le tracé soit trace de geste et non résidu d’énumération verbale. »
Autour de Gourgas, le mas de Félix Guattari qui héberge des groupes de militants d’extrême gauche pendant l’été, on fait la connaissance dans « L’Île d’en bas » au hameau de Graniers de Janmari, un enfant autiste de douze ans qui accompagne Deligny et de ceux qu’il appelle les « présences proches » avec notamment Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin.
Ensemble de photographies prises par Henri Cassanas en 1969 à « L’Île d’en bas » – Fernand Deligny, légendes du radeau au Crac Occitanie – Salle 1 D
Plusieurs tirages photographiques témoignent des « aires de séjour » qui s’installent autour de Monoblet. Des textes et croquis adressés par Deligny à Jacques Lin témoignent des premiers principes à propos du « mode d’entente » entre les « présences proches » et les enfants et de la place des « objets repères » que l’on découvre posés au sol…
Tableau de textes et croquis adressés par Deligny à Jacques Lin – Fernand Deligny, légendes du radeau au Crac Occitanie – Salle 1 D
Quelques objets du réseau – Fernand Deligny, légendes du radeau au Crac Occitanie – Salle 1 G
Au-dessus de plusieurs photographies où l’on rencontre d’autres membres du réseau et des enfants tels que Cornemuse et Gaspard, on peut lire cette citation extraite de Le Croire et le Craindre :
« Un radeau, vous savez comment c’est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que lorsque s’abattent les montagnes d’eau, l’eau passe à travers les troncs écartés. C’est par là qu’un radeau n’est pas un esquif. Autrement dit : nous ne retenons pas les questions. Quand les questions s’abattent, nous ne serrons pas les rangs — nous ne joignons pas les troncs pour constituer une plateforme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l’importance primordiale des liens et du mode d’attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu’il ne lâche pas ».
Au milieu de deux photos prises à « L’Île d’en bas », une carte, tracée par Jacques Lin en 1973, où une ligne d’erre relie chacun des objets dans le « coutumier » de quatre enfants…
• Cornemuse à L’Île d’en bas, 1969. Photographie d’Henri Cassanas. Positif original : archives Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin. Tirage : archives de L’Arachnéen.
• Carte tracée par Jacques Lin, 1973. Archives Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin.
Dans une vitrine basse, une séquence vidéo de Janmari faisant la vaisselle est prolongée par cinq transcriptions de ses gestes tracés par Gisèle Durand-Ruiz pendant cette activité.
Plus loin, un dessin de Fernand Deligny de 1974 que le cartel définit comme la dérive du radeau accompagne la « pierre à dé », un évier cévenol dans lequel Janmari jetait un dé en bois sans chiffre… le texte qui accompagne l’objet précise « Le jeu de dé est l’un des fils rouges de la recherche de Deligny. Le 421 est associé dans sa mémoire à la révélation que furent la découverte de l’asile et celle de sa vocation d’écrivain. (…) le jeu est une fiction, comme le hasard, qui pourrait changer la donne »…
• Fernand Deligny, Sans titre, 1974, dessin à l’encre de Chine, 31,50 x 40 cm. Collection Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin.
• Janmari et la pierre à dé, Graniers, 1974-1975. L’opération consistait à lancer le dé en bois (sans chiffres indiqués) à plusieurs reprises dans l’évier ; selon le « résultat » donné par le hasard, Deligny spéculait que la trajectoire de Janmari changerait peut-être… ce qui ne s’est jamais produit. Photo : Alain Cazuc. Archives Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin.
Dans un ensemble de tableaux de Gisèle Durand-Ruiz, peints entre 1979 et 2011, on retrouve des portraits de ceux avec lesquels elle vit (Janmari, des autistes devenus adultes désormais, Deligny, des amis) et des maisons dont les façades ont disparu…
Gisèle Durand-Ruiz, Janmari au col roulé rouge. Huile sur toile, 1982, 73 x 53 cm – Janmari et la pelote de laine. Huile sur toile, 2002, 50 x 40 cm. Deligny à son établi, huile sur toile, 1990. Collection de l’artiste.
L’accrochage se termine avec des fac-similés de pages du Journal de Janmari et de L’Enfant de citadelle, l’autobiographie sans fin de Deligny.
Une vitrine protège trois objets énigmatiques : les 81 versions de L’Enfant de citadelle, le dé en bois sans chiffres de Janmari et l’édition originale du Journal de Janmari, muet dans sa reliure noire…
Au centre de l’espace, sur une grande table carrée, on peut consulter les livres de Deligny, des articles, des ouvrages de sa bibliothèque, le Journal de Janmari et l’ouvrage Cartes et lignes d’erre épuisé depuis 2021 qui sera réimprimé avec le soutien du Crac Occitanie.
Au cours de cette traversée en onze séquences parmi les légendes du radeau, on perçoit qu’à côté de l’écriture, une des approches « artistiques » de Fernand Deligny s’articule autour d’une forme de cinéma expérimental avec une pratique singulière de la caméra.
Face à l’entrée de la seconde salle et en vis à vis du Moindre Geste , une projection montre des extraits de Ce gamin, là, réalisé entre 1972 et 1975 et sorti en salles en 1976. Le projet de ce film a été partagé par Deligny avec Chris Marker et François Truffaut. Celui-ci préparait alors le tournage de L’Enfant sauvage et il accepta de produire le film. Autour de Janmari, le film « restitue l’étrangeté de certains rituels apparemment réglés comme des partitions chorégraphiques et sonores ».
Ces séquences font écho aux « lignes d’erre » qui transcrivent les déplacements et les gestes des enfants dans l’importante sélection de cartes exposées dans cette salle. Dans la présentation de l’ouvrage publié par L’Arachnéen en 2013 (Cartes et lignes d’erre, Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979), cette pratique est ainsi décrite :
« À une époque où la prise en charge de l’autisme infantile est encore mal assurée, Il [Deligny] propose un milieu de vie organisé en aires de séjour dans lesquelles les enfants vivent le coutumier auprès d’adultes non diplômés (ouvriers, paysans, étudiants). À ces éducateurs qui n’en sont pas – il les appelle les présences proches-, il propose de transcrire les déplacements et les gestes des enfants. Dans chacune des aires de séjour – situées à une quinzaine de kilomètres les unes des autres – et durant dix ans, au jour le jour (le soir ou le lendemain, parfois plusieurs jours après), les adultes tracent des cartes sur lesquelles ils reportent leurs propres trajets puis, sur des calques, les lignes d’erre des enfants. (…) Ces cartes ne servent ni à comprendre ni à interpréter des stéréotypies ; mais à “voir” ce qu’on ne voit pas à l’œil nu, les coïncidences ou chevêtres (lignes d’erre qui se recoupent en un point précis, signalant qu’un repère ou du commun se sont instaurés), les améliorations à apporter à l’aménagement de l’espace, le rôle des objets d’usage dans les initiatives des enfants, leur degré de participation à telle tâche coutumière au fil des jours, l’effet sur eux du geste pour rien d’un adulte (un signe, un repère supplémentaire), etc. »
• L’Île d’en bas, juin 1969. La carte et le calque (50 x 65 cm), ici superposés, ont été tracés à l’encre de Chine et au feutre par Jacques Lin. Les déplacements transcrits sont ceux de deux enfants autistes, Janmari et Gaspard. L’Île d’en bas est le nom donné au campement installé par Jacques Lin à quelques centaines de mètres du hameau de Graniers où vivent alors Deligny, Gisèle, Any Durand, et Janmari.
• L’Île d’en bas, juillet ou août 1969. La carte et le calque superposés (50 x 65 cm) ont été tracés au fusain, à l’encre de Chine et au feutre par Gisèle Durand-Ruiz. Les déplacements transcrits sont ceux de Cornemuse, à diverses heures de la journée (comme en témoigne le cadran solaire projeté sur le territoire). La carte met également l’accent sur les « objets-repères » qui jonchent le sol, posés ou non sur des pierres. Archives Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin.
• Graniers, 21 novembre 1974. Le diptyque (40 x 63 cm) a été tracé au fusain et à l’encre de Chine par Jacques Lin. Sur le panneau droit, ses déplacements et gestes, au cours de la vaisselle. Sur la gauche, ceux de Janmari. L’étoile noire et la zone de frottage indiquent que Janmari, après être passé par la pierre à dé (le dé est marqué sur le panneau de Jacques Lin, à droite du bonhomme), a fait un léger détour et s’est balancé un peu à l’écart. Archives Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin.
Toutes les cartes exposées sont légendées avec minutie, mais sans jamais suggérer une quelconque interprétation. Leur lecture témoigne « d’une pratique de l’espace suscitée par le retrait du langage et expérimentée en commun par des adultes parlants et des enfants autistes ».
La troisième salle de l’exposition s’attarde sur les réflexions de Fernand Deligny à propos du cinéma et l’image. Dans une série de citations reproduites sur les murs, on découvre des notions comme celle de « camérer » ou l’idée d’inventer une « caméra bigle ». Au sol, un ensemble de moniteurs vidéo dévoilent des séquences et de plans inédits « tombés au montage », des expériences tournées à la Paluche (un ancêtre de la GoPro) et des fragments de films inachevés.
Le denier espace, aménagé en salle de projection, propose selon des horaires clairement annoncés de visionner quatre longs métrages du cinéma de Fernand Deligny :
• Le Moindre Geste, réalisé par Fernand Deligny, Josée Manenti, Jean-Pierre Daniel, 95 min, 1971. Distribution ISKRA.
• Ce gamin, là, réalisé par Renaud Victor, 96 min, 1976. Distribution Les Films d’ici.
• Projet N, réalisé par Alain Cazuc, 75 min, 1979. Distribution INA.
• Fernand Deligny. À propos d’un film à faire, réalisé par Renaud Victor, 67 min, 1989. Distribution Les Films d’ici
Lundi, mercredi, jeudi et vendredi :
12h40 : Le Moindre Geste
14h20 : Ce gamin, là
16h : Projet N
17h20 : A propos d’un film à faire
Samedi, dimanche :
14h10 : Le Moindre Geste
15h50 : Ce gamin, là
Celles et ceux qui ont participé aux remises en causes des autorités et des institutions au tournant des années 70, qu’ils/elles aient été miltiant·e·s de l’antipsychiatrie, de l’extrême gauche, lecteur·ice·s de Deleuze et Guattari, acteur·ice·s des mouvements féministes, homo, et soutiens de toutes les minorités trouveront inévitablement dans « Fernand Deligny, légendes du radeau » des résonances avec leurs engagements et leurs histoires…
Les plus jeunes qui ne supportent plus les injustices et les discriminations liées à l’identité découvriront sans doute avec intérêt l’histoire de ces légendes du radeau et la construction de pratiques sans doute plus possibles aujourd’hui…
À ne pas manquer !
À lire, ci-dessous, le texte d’intention de Sandra Alvarez de Toledo précédé de brefs repères biographiques sur Fernand Deligny. On trouvera également des éléments de la biographie des auteurs de l’exposition (Sandra Alvarez de Toledo, Anaïs Masson, Martín Molina Gola, Gisèle Durand-Ruiz, Jacques Lin et Marina Vidal-Naquet).
Le Crac Occitanie présente également « Manifeste assisté » de Florian Fouché qui expose des « actions proches » réalisées lors de visites à son père dans les institutions médicalisées où il vit depuis 2015 (hôpitaux, SSR, Ehpad…) à la suite d’un accident vasculaire cérébral qui l’a rendu hémiplégique. Pour l’artiste, ses « actions proches » dérivent de « présences proches » imaginées par Fernand Deligny…
Si « Manifeste assisté » expose plusieurs situations poignantes, notamment l’étrange ballet entre les deux hommes dans la vidéo Vie institutionnelle (2022) projetée à l’étage, l’exposition laisse un étrange sentiment et de troublantes sensations d’agressivité à l’égard des regardeurs qui sont parfois mis dans la position de « voyeurs »…
En savoir plus :
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Les publications de Fernand Deligny sur le site de l’Arachnéen
Fernand Deligny, légendes du radeau : Texte d’intention de Sandra Alvarez de Toledo
Fernand Deligny naît à Bergues, en 1913, dans le Nord. Il est d’abord instituteur pour enfants inadaptés, en 1938 à Paris et Nogent-sur-Marne. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il est éducateur al’Institut médico-pédagogique de l’asile d’Armentières : il supprime les sanctions, improvise des ateliers, investit de nouveaux espaces, organise des séances de sport et des sorties. En 1943, il fonde à Lille les premiers foyers de prévention de la délinquance, puis prend la direction du Centre d’observation et de triage (C.O.T.) de Lille, dont il fait un lieu ouvert, animé par des ouvriers et des résistants. Simultanément, il publie ses premiers livres : Pavillon 3 (1944), Graine de crapule (1945), un recueil d’aphorismes virulents contre les méthodes de rééducation, puis Les Vagabonds efficaces (1947), chronique de son expérience du C.O.T. Ces deux derniers livres le situent à la fois comme écrivain et comme éducateur libertaire, en marge de l’institution de la Sauvegarde de l’enfance.
À Paris en 1947, il fonde – avec Huguette Dumoulin et des membres du parti communiste – La Grande Cordée, une association de prise en charge « en cure libre » d’adolescents délinquants et psychotiques. À cette époque, il est également membre de l’association d’éducation populaire Travail et Culture. En 1962, La Grande Cordée est dans les Cévennes : le groupe réduit à quelques membres entreprend le tournage improvisé du Moindre Geste, avec Yves Guignard – un adolescent confié à Deligny en 1957 – dans le rôle principal et Josée Manenti à la caméra. Monté plusieurs années plus tard par Jean-Pierre Daniel, alors jeune opérateur et militant d’éducation populaire, le film est présenté à la Semaine de la critique à Cannes en 1971, grâce a l’appui de Chris Marker.
À partir de 1967 et de sa rencontre avec Janmari, enfant autiste diagnostiqué « encéphalopathe profond », Deligny fonde un réseau de prise en charge d’enfants autistes, à Monoblet dans les Cévennes, hors toute référence institutionnelle. Françoise Dolto et Maud Mannoni lui confient les premiers enfants. Il est accompagné dans cette dernière « tentative », la plus longue, d’un groupe de jeunes gens non-éducateurs qui vivent 24 h sur 24 avec les enfants autistes, dans des campements ou des fermes, et qu’il appelle les « présences proches » (Gisèle et Any Durand, Jacques Lin, Guy et Marie-Rose Aubert, dans les premiers temps). Leur projet est de créer un milieu adapté au « mode d’être » des enfants, en adoptant les principes d’un langage non-verbal et d’une vie quotidienne ritualisée à l’extrême. Les présences proches transcrivent leurs trajets et les « lignes d’erre » des enfants, et filment dans les territoires. Renaud Victor réalise Ce gamin, là (1976), produit par François Truffaut, puis À propos d’un film à faire (1989) ; Alain Cazuc, membre du réseau, réalise Projet N (1978). Entre 1967 et sa mort en 1996, Deligny écrit sans relâche : il publie Nous et l’Innocent (1975), trois numéros de la revue Recherches (fondée par Félix Guattari), les Cahiers de l’Immuable, une autobiographie éditée par Isaac Joseph, Le Croire et le Craindre (1978), des essais sur le langage et l’image, des nouvelles, des scénarios, des contes, un roman, et rédige une abondante correspondance. Il meurt en septembre 1996 à Monoblet, non loin de son établi et des 6000 pages de son autobiographie inachevée, L’Enfant de citadelle.
L’œuvre de Deligny a consisté à chercher des alternatives aux institutions éducatives et psychiatriques. Exposer une telle recherche dans un « lieu dédié à la création artistique » n’allait pas de soi. On entre donc dans l’exposition par une allusion à la difficulté qui fut la sienne et celle de Janmari, l’enfant autiste, à « passer les portes » ; et dans le cas de Janmari, à sa difficulté de passer les portes à moins d’être accompagné d’un objet… Deligny n’est pas un artiste, au sens institutionnel, ou au sens où l’activité d’un artiste est définie par un statut social. Il ne se disait pas non plus éducateur : il appartient à cette génération qui a critiqué les assignations, l’identité et le sujet, mais aussi le travail et le productivisme, l’humanisme occidental et la colonisation, sans pour autant souscrire aux idées de mai 68. Il s’est d’autant moins dit éducateur qu’il contestait, dès les années 1940, à la fois les méthodes éducatives, et la société à laquelle on éduque. « Mon projet était d’écrire », dit-il, sans se qualifier d’écrivain. Deligny se garde également de prononcer le mot « art ». Cependant, dans une saynète beckettienne, il se dit « artiste en asiles ». Il a défendu explicitement l’asile au sens premier du mot, au titre du droit d’asile. Et chacune de ses « tentatives », depuis l’asile d’Armentières durant la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au réseau des Cévennes qu’il fonde en 1967 pour accueillir des enfants autistes, se sont accompagnées de pratiques expérimentales qui, pour ne s’être pas données comme artistiques, posent presque exemplairement la question de l’art.
La première de ces pratiques, et la plus permanente (hormis l’écriture, dont Deligny a soutenu l’ensemble de ses tentatives, seul et avec ses éditeurs), fut le cinéma. Le Moindre Geste (1971), film réalisé collectivement, film cadavre-exquis, est l’avatar du projet, formulé en 1955 dans un texte programmatique intitulé « La caméra outil pédagogique », de confier des caméras aux adolescents délinquants et psychotiques de La Grande Cordée pour qu’ils racontent « ce qu’ils voient de la vie qu’ils vivent ». Les débuts du réseau des Cévennes sont indissociables d’un « film à faire » autour de Janmari, qui devint Ce gamin, là, réalisé par un cinéaste autodidacte, Renaud Victor. Les compagnons de Deligny qui vécurent dans les territoires avec les enfants autistes, en « présences proches », se sont emparés de caméras et ont filmé. De ces expérimentations sont nés des films diffusés dans les salles ou à la télévision, mais également des bandes documentaires destinées aux parents des enfants, et des films d’animation. À la fin des années 1970, Deligny entreprend de réfléchir systématiquement au cinéma et à l’image, et écrit plusieurs textes sur le thème de « camérer », néologisme forgé par lui. Le cinéma, l’image animée, traversent l’exposition. La dernière salle leur est consacrée sous la forme d’une tentative, la nôtre cette fois, d’approcher l’image dont Deligny cherche les contours dans À propos d’un film à faire, le second film réalisé par Renaud Victor : images-éclats, images-copeaux, bribes « tombées au montage » de telle ou telle séquence tournée dans le réseau qui, dispersées dans l’espace de la salle, proposent un nouveau récit de la tentative, une légende supplémentaire.
La rencontre avec Janmari en 1966 avait suggéré à Deligny une véritable opération de renversement : plutôt que ce qui lui manquerait, il propose de voir son « mode d’être » comme une manière de repenser le nôtre, de penser ce qui nous manque ; ses détours et ses balancements comme un autre rapport à l’espace et au temps ; ses stéréotypies comme l’amorce d’une chorégraphie, ses gestes intempestifs comme de l’agir réfractaire au faire dirigé par l’intention, son silence comme une maïeutique… Pour « dégager le langage », qui selon lui caractérise l’homme mais non l’humain, il suggère aux présences proches de transcrire les déplacements et les gestes des enfants, leurs « lignes d’erre » sur des grandes feuilles à dessin et sur des calques. La pratique s’étend à l’ensemble du réseau, produit un corpus de cartes qui témoignent rétrospectivement de ce que furent la vie dans les « aires de séjour » et une pratique de l’espace suscitée par le retrait du langage et expérimentée en commun par des adultes parlants et des enfants autistes. Une salle entière du Crac Occitanie permet de présenter une très large sélection de ces cartes, accompagnées de légendes qui les décrivent précisément, sans les interpréter.
Deligny a eu recours à de nombreuses métaphores et les métaphores ont pris corps dans l’expérimentation. L’une des plus efficaces est sans doute celle du « radeau », qui désigne la tentative des Cévennes en ce qu’elle n’est pas une institution. Le radeau est une hétérotopie et une forme critique, qui évoque à la fois le naufrage et le salut ; une forme rudimentaire, où l’aguet prévaut sur les débats et les discours. Ce radeau a existé, nous en rescapons les légendes : des images, des personnages, des objets, des tracés, des tableaux, des textes, pour proposer de nouveaux assemblages, de nouveaux récits. Des images fortes, agrandies, qui donnent la mesure de la précarité de ce monde d’abris, de pierres, de boîtes et de feux ; des objets fragiles, « objets-repères » dit Deligny, sur l’aura desquels nous comptons (une cafetière, des coffres, une caméra, des marionnettes qui ont absorbé le temps et les gestes de ceux qui les ont maniés) ; les tableaux de Gisèle Durand-Ruiz, portraits d’autistes et bâtiments sans façades, peints à la fois au cœur et en marge de l’expérience ; le « tracer d’avant la lettre » de Janmari associé à l’autobiographie sans fin de Deligny, L’Enfant de citadelle, bloc magique de 6000 pages, toujours recommencé au jour anniversaire de ses sept ans : « Le 7 novembre de cette année-là, le jour ne s’est pas levé sur les Flandres… ».
Cette exposition est notre tentative et non celle de Deligny. Nous n’avons pas reconstitué le radeau. Nous lui avons emprunté ses éléments, images, objets, dessins, cartes, tableaux, dont une grande partie n’avait jamais été exposée puisque telle n’était pas leur destination. Nous les avons mis en scène en faisant apparaître des territoires existants (celui de l’enfance de Deligny à Lille, l’asile d’Armentières, les aires de séjour), mais également, sur les murs et dans l’espace, des liens entre les choses tels qu’ils sont explicites ou implicites dans la pensée et l’écriture de Deligny. Cette exposition voudrait transmettre la teneur d’expérimentation et d’inventivité qui fut celle de la tentative des Cévennes, vécue par des adultes et des enfants apparentés par leur dissemblance, sur un territoire commun.
Sandra Alvarez de Toledo
Repères biographiques
Sandra Alvarez de Toledo
Après une courte carrière de danseuse, Sandra Alvarez de Toledo (née en 1954) s’oriente vers le cinéma (production, réalisation) puis vers l’histoire de la photographie. Elle rédige un mémoire universitaire sur le travail de Marc Pataut et un autre sur l’œuvre de Walker Evans. En 2001, elle co-organise avec Jean-François Chevrier l’exposition Des Territoires àl’École des Beaux-Arts de Paris. En 2005 elle fonde les Éditions L’Arachnéen, où elle est vite rejointe par Anaïs Masson. Elle entame des recherches sur Fernand Deligny, dont elle édite les OEuvres, suivi de plusieurs ouvrages. Au catalogue de L’Arachnéen figurent, entre autres, Jean-François Chevrier, Catherine Coquio, Thomas Harlan, Anne-Marie Schneider, Chris Marker, Giorgio Agamben, François Tosquelles. Entre 2012 et 2020, elle a organisé trois expositions de la cartographie réalisée dans le réseau de Fernand Deligny : l’une à la Biennale de São Paulo (Brésil), l’autre au Palais de Tokyo (Paris) et la dernière à Beaubourg dans le cadre du Cinéma du Réel. L’Arachnéen prépare en ce moment la publication des écrits de la cinéaste Chantal Akerman.
Anaïs Masson
Anaïs Masson est née en 1977 à Angers. Après des études de cinéma, de photographie (ENS Louis Lumière) et d’anthropologie (EHESS), elle participe au séminaire Des territoires animé par Jean-François Chevrier aux Beaux-Arts de Paris. Avec Maxence Rifflet et Yto Barrada, elle mène un projet photographique avec des mineurs clandestins à Marseille et des adolescents à la rue à Tanger (le livre issu de ce travail, Fais un fils et jette-le à la mer, paraît en 2004). Avec le groupe d’artistes RADO, elle participe à l’exposition Champs d’abondance (2008) et au projet Ce qui ne se voit pas (Tulle/Vassivière, 2014). Elle est investie dans le travail d’édition et de fabrication des livres de L’Arachnéen aux côtés de Sandra Alvarez de Toledo depuis 2005.
Martín Molina Gola
Martín Molina Gola est né à Mexico le 5 mai 1988. Après des études de cinéma à L’Université Nationale Autonome du Mexique, il exerce comme chef opérateur puis réalise plusieurs court-métrages documentaires et expérimentaux. Il est également critique de cinéma et chercheur, et rédige une thèse doctorale sur Fernand Deligny à l’Université de Paris 8.
Jacques Lin
Jacques Lin est né en 1948 à Menton. Il est électricien chez Hispano-Suiza lorsqu’il apprend, par son ami dessinateur industriel, Roger Panaget, que Félix Guattari cherche à retaper un grand mas dans les Cévennes. Il décide de quitter provisoirement l’usine et se rend à Monoblet, où il rencontre Fernand Deligny, quelques-uns de ses compagnons et l’enfant autiste de dix ans qui l’accompagne, Janmari. Nous sommes en 1967, il a 19 ans. Quand Deligny décide de créer, autour de Janmari, un réseau de prise en charge informel d’enfants autistes, Jacques Lin se joint à lui et au groupe. De 1967 à1974, il organise plusieurs campements à l’air libre, dans lesquels il assure le coutumier des enfants autistes avec lesquels il vit, en « présence proche », jour et nuit. À partir de 1974, il regagne Graniers, le hameau où vivent Deligny, Gisèle Durand, et Janmari. Ils font du pain, continuent de tracer des cartes. Jacques Lin participe au tournage des films en cours (Ce gamin, là et Fernand Deligny. À propos d’un film à faire, réalisés par Renaud Victor) et tourne régulièrement des séquences de film en super 8 ou en vidéo, ainsi que des films d’animation. Le réseau, dont les « aires de séjour » se sont multipliées, dure jusque dans les années 1990. À la mort de Deligny en 1996, Janmari, Gilles T. et Christophe B. vivent encore à Graniers. Le département du Gard exige d’officialiser la prise en charge. Jacques Lin et Gisèle Durand deviennent les responsables d’un lieu intitulé pour l’occasion « Structure d’accueil non traditionnelle et expérimentale ». Aidés de quelques éducateurs et éducatrices, ils accueillent jusqu’à six adultes autistes dans une grande magnanerie restaurée, à quelques centaines de mètres de Graniers. En 1996, Jacques Lin a publié La Vie de radeau, et en 2020 réalisé Aucun d’eux ne dit mot, un film produit par Richard Copans et Les Films d’ici.
Marina Vidal-Naquet
Marina Vidal-Naquet est née à Paris en 1988. Après des études de lettres modernes elle se tourne vers les études cinématographiques et la réalisation documentaire. Elle commence à travailler sur Fernand Deligny en 2014 et est l’auteur d’une thèse doctorale sur Deligny et le cinéma à l’Université Paris-Nanterre (janvier 2023). Elle a également participé à l’édition de Camérer. À propos d’images (L’Arachnéen, 2021).
Gisèle Durand-Ruiz
Gisèle Durand-Ruiz est née en 1949 à St Jean-du-Gard d’une mère réfugiée espagnole et d’un père cévenol protestant. Lorsque Deligny et La Grande Cordée arrivent dans les Cévennes, en 1959, elle a dix ans. Son père, Numa Durand, est maçon ; il se lie avec Deligny et emploie les adolescents du groupe. En 1965, la famille Durand déménage à Soisy-sur-Seine, près de Paris, où Deligny a trouvé àNuma un travail de moniteur-éducateur. Tout en poursuivant ses études secondaires, Gisèle Durand-Ruiz se rend régulièrement à la clinique de La Borde où Deligny est invité par Jean Oury et Félix Guattari à partir de 1965, et où il organise des ateliers en compagnie d’Any Durand (sœur de Gisèle), Guy et Marie-Rose Aubert. Lorsque Deligny, de retour dans les Cévennes, à Monoblet, en 1967, décide de fonder le réseau, elle se joint au groupe. Elle vit dans le hameau de Graniers avec deux enfants autistes, Janmari et Christophe B., dont elle devient « présence proche ». Elle fabrique du pain destiné au réseau. Elle trace des cartes et partage avec Deligny la réflexion qu’il mène sur le « tracer » (il l’appelle la « gardienne des cartes »). Elle assure la liaison entre les aires de séjour et prend une part active avec Jacques Lin à la mise en place et l’aménagement du territoire du Serret. Elle pratique le dessin et la peinture de plus en plus activement, et illustre plusieurs livres de Deligny (Les enfants ont des oreilles, Singulière Ethnie, Les Détours de l’agir ou le Moindre Geste). Elle participe à plusieurs expositions et pratique également la danse flamenca. Après la mort de Deligny en 1996, elle partage avec Jacques Lin la responsabilité de la « Structure d’accueil non traditionnelle et expérimentale », tout en poursuivant son travail de peintre et son activité de danseuse.