Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille


Jusqu’au 26 juin 2023, Isabelle Carta invite Daria Krotova au 33, son espace d’exposition de la rue Saint-Jacques à Marseille. Elle y présente « Carcasse », une étrange et troublante proposition où s’entremêlent d’évidents rappels à l’histoire de l’art et sans doute l’ambition d’interroger l’ambiguïté de nos relations à la viande et à la chair…

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

Une imposante vitrophanie recouvre toutes les ouvertures de la galerie sur la rue. Dans cet agrandissement photographique en noir et blanc, la carcasse d’un bœuf repose sur une bâche, au sol d’une chambre à coucher. Elle occupe les trois quarts de l’espace. Dans le lit, une femme endormie semble tenir dans sa main l’antérieur droit de l’animal…

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

Dans la galerie, l’accrochage s’organise autour d’une monumentale sculpture en papier où l’on reconnaît le bœuf écorché vu dans la rue. Cette installation réactive, semble-t-il, un travail dont des versions précédentes remontent à 2013 sous les titres Meat et Meat, after Rembrandt. La photographie utilisée pour le décor extérieur est accrochée sur la droite. En face, au pied du mur où l’enduit laisse apparaître des formes ocre-rouge, cinq côtes de bœuf en céramique sont posées sur une palette…

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

Dans le couloir qui conduit à l’arrière-boutique, deux maquettes de la sculpture en papier surmontent un lot de sérigraphies où est reproduite la photographie de l’artiste endormie avec son œuvre.

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

La rencontre entre les deux femmes au Mas des Bories l’été dernier pour « Oubliez la fenêtre ouverte » a sans doute été déterminante dans cette invitation faite à Daria Krotova…

L’artiste semble préoccupée par « la nature fragile et périssable de toutes les choses ». Sur son site, elle présente son travail comme une manière de « les rassembler dans leurs états transitoires et de créer un espace où le geste créatif peut sauver de la nature destructrice du temps ». Ailleurs, on peut retrouver des propos tels que « J’aime travailler avec des matériaux périssables, qui se cassent et se décolorent souvent pendant le processus de travail, même avant qu’il ne soit terminé, comme la céramique ou le papier, car pour moi, ils transmettent de la meilleure façon la qualité « vivante » de l’objet à réaliser ».

Isabelle Carta et Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Isabelle Carta et Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

Une rapide recherche sur internet indique que la viande et les organes sont au cœur de plusieurs séries d’œuvres réalisées par Daria Krotova.

Dans le texte qui accompagne « Carcasse », on peut lire quelques lignes de Daria Krotova sur sa démarche artistique et sur les ressorts qui l’on conduit à réaliser cette installation in situ :

« J’éprouve dans mon travail de sculpteur le besoin de m’appuyer sur les représentations picturales, c’est-à-dire travailler à partir d’images existantes d’objets. La carcasse de Rembrandt, qui a servi d’inspiration à Soutine, puis à Bacon, m’impressionne. Je me suis inscrite dans cette lignée iconographique en réalisant une transposition dans le champ de la sculpture, avec des matières plutôt liées à la représentation en deux dimensions, comme le papier, la sanguine et l’aquarelle. Cette démarche m’a passionné et je me suis servie de natures mortes de viandes de Goya, Caillebotte, Manet, pour réaliser d’autres sculptures notamment en céramique. La viande est un sujet complexe, et je profite des significations nouvelles qu’elle acquiert en devenant œuvre. De la même façon, sous la pression du réel, d’autres significations sont venues brutalement s’introduire dans ce travail. L’œuvre en portera les traces, visibles ou enfouies. »

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

Par ses dimensions et l’absence de figure humaine, la grande « Carcasse » de Daria Krotova paraît être plus proche du Bœuf écorché (1925) de Chaïm Soutine, conservé au Musée de Grenoble. En effet, à première vue, ici pas de visage de femme que l’on ne voit pas immédiatement, mais dont on ne peut ignorer la présence comme dans le tableau peint par Rembrandt en 1655. La scupture/installation de Daria Krotova est formellement encore plus éloignée de Figure with Meat (1954) de Francis Bacon avec l’image fantomatique d’Innocent X devant les deux quartiers de viande…

Cependant, cet écorché de papier est clairement moins sanguinolent que la toile de Soutine. Les teintes pâles de la sanguine et de l’aquarelle sont à l’évidence moins intenses que celle de couleurs primaires du peintre juif russe émigré en France. Les chairs semblent avoir été nettoyées… Doit-on y voir un lien avec les règles de la kashrout et les lois hébraïques qui imposent que l’animal soit parfaitement rincé et lavé de son sang et son nerf sciatique tranché pour être consommé ?

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

Plus étrange, la « Carcasse » de Daria Krotova n’est pas suspendue par les cuisses. N’évoque-t-elle pas la figure d’un animal crucifié dont on aurait tranché la tête ? Que cherche à nous dire l’artiste avec cette position renversée du bœuf écorché ? La représentation anatomique assez incertaine pose également question. Pourquoi le sabot non fendu de la patte droite est-il toujours en place ? À quoi correspond la boule bleu-gris située sous les côtes ?

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

L’accrochage de l’animal à son cadre d’acier est tout aussi problématique… Les moignons des pattes arrière posées au sol ne pourraient-ils pas suggérer une tentative de fuite du cadavre ?

Mais au bout du compte, cette « Carcasse » de papier semble bien fragile et probablement éphémère… Ne faut-il pas considérer la photographie comme l’œuvre essentielle de ce projet ? N’est-ce pas cette image qui restera après l’exposition ? La place dont elle occupe l’espace public, rue Saint-Jacques, n’est sans doute pas qu’une simple manière d’attirer l’attention du passant. À quoi rêve cette femme endormie au côté de son « monstre » de papier ? Quels cauchemars la hantent ? Ne serait-elle pas la femme effacée du tableau de Rembrandt ou la figure hallucinée du pape hurlant de Bacon ?

Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques - Marseille
Daria Krotova – Carcasse au 33 rue Saint-Jacques – Marseille

En quittant la « Carcasse » de Daria Krotova, on reste un peu dubitatif et circonspect à propos de cette œuvre expressionniste, assez éloignée des quelques propositions que l’on a pu voir jusqu’à présent au 33.

En savoir plus :
Sur le site du Fonds Carta
Suivre l’actualité du 33 sur Instagram
Sur le site de Daria Krotova

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