Javiera Tejerina-Risso – Lignes de désir au Château de Servières


Avec « Lignes de désir », Javiera Tejerina-Risso présente au Château de Servières une des expositions les plus abouties et troublantes de cette 15e édition du Printemps de l’Art Contemporain.

« Lignes de désir » marque aussi pour Javiera Tejerina-Risso la sortie d’une résidence dans le cadre du projet Tremplins. Ce dispositif est porté depuis 2001 par le centre social St Gabriel Canet Bon secours dans le 14e arrondissement de Marseille et co-piloté par le Château de Servières, Art-cade* Galerie des Grands Bains Douches de la Plaine et LE ZEF – scène nationale de Marseille. Intitulé Risque Zéro, cette édition de Tremplins poursuit l’objectif d’établir une méthode qui permet la participation active d’un collectif d’habitants dans une démarche artistique mise en place sur 18 mois.

Javiera Tejerina-Risso - Lignes de désir au Château de Servières
Javiera Tejerina-Risso – Lignes de désir au Château de Servières

Au travers d’une dizaine d’œuvres (installations, sculptures, photographies et vidéo), Javiera Tejerina-Risso a construit un paysage à partir de ceux qu’elle a arpentés avec les habitant·es et les animateur·ices au pied des immeubles des cités. Avec beaucoup de tact et de mesure, « Lignes de désir » incarne aussi des émotions, des indignations, des récits qui se sont dévoilés « au détour de sentiers tracés graduellement par érosion à la suite du passage répété des piétons »…

Dans la conclusion du texte qui accompagne l’exposition, Sophie Lapalu résume ainsi ce que sont ces « Lignes de désir » :

« Ici, dans l’exposition au Château de Servière, l’artiste a recouvert le sol de remblais qui rappellent les terres appauvries où plus rien ne pousse, mais évoque aussi les pistes qu’on y trace, les lignes de désir qu’on y forge et qui dessinent un futur. En racontant des histoires communes, en dressant des pavillons obsolètes et des blasons oxydés, Javiera Tejerina Risso esquisse des chemins que nous pourrons suivre à notre tour, sans frontière pour les contenir ».

Javiera Tejerina Risso, Lignes de désir - Vue d'exposition Château de Servières, Crédit photo Jean-Christophe Lett
Javiera Tejerina Risso, Lignes de désir – Vue d’exposition Château de Servières, Crédit photo Jean-Christophe Lett

Javiera Tejerina-Risso propose à ses visteur·euse·s d’explorer ce paysage, de emprunter ces « Lignes de désir » pour s’interroger avec elle sur l’idée de nation et d’identité nationale dans un monde en ruines, sur une terre en train de mourir…

L’importante installation « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents » (2023), dont le titre reprend une des phrases introductives du roman La Horde du contrevent d’Alain Damasio, est sans doute un des moments forts que propose « Lignes de désir ». Ces drapeaux en lambeaux faits de cuivre, de chrysocolle et de laiton oxydés sont-ils réellement un barrage infranchissable pour celles et ceux qui tentent d’atteindre l’Extrême-Amont ?

Cette installation semble intrinsèquement liée à Déroute (2023) qui accueille le visiteur avec laquelle elle partage un sol de remblai stérile qui traverse la cimaise…

Javiera Tejerina Risso, Lignes de désir - Vue d'exposition Château de Servières, Crédit photo Jean-Christophe Lett
Javiera Tejerina RissoDéroute, 2023 – Lignes de désir – Vue d’exposition Château de Servières, Crédit photo Jean-Christophe Lett

De dimensions plus modestes, Carte d’un monde qui se dérobe (2023) est une œuvre absolument captivante et troublante.

Javiera Tejerina-Risso - Carte d’un monde qui se dérobe, 2023 - Lignes de désir au Château de Servières
Javiera Tejerina-Risso – Carte d’un monde qui se dérobe, 2023 – Lignes de désir au Château de Servières

Deux pièces, Ressac et L’embouchure (2023), partagent un même matériau, une traversée en bateau du Maroc à Marseille et les stigmates corrosifs de ce voyage…

Javiera Tejerina-Risso - Ressac, 2023 - Lignes de désir au Château de Servières
Javiera Tejerina-Risso – Ressac, 2023 – Javiera Tejerina-Risso – Ressac, 2023 – Lignes de désir au Château de Servières au Château de Servières

Javiera Tejerina-RissoL’embouchure, 2023 – Lignes de désir au Château de Servières

Les vagues de Ressac semblent conduire le regard vers le chemin du Paysage Bruni (2023), segmenté entre deux salles…

Javiera Tejerina-Risso - Lignes de désir au Château de Servières
Javiera Tejerina-RissoLignes de désir au Château de Servières

Nous permet-il de rejoindre L’embouchure après avoir évité les eaux tumultueuses d’une énigmatique Cénote (2023) dont les images sont projetées au sol ?

Javiera Tejerina Risso, Lignes de désir - Vue d'exposition Château de Servières, Crédit photo Jean-Christophe Lett
Javiera Tejerina Risso – Le Cénote et L’embouchure, 2023 – Lignes de désir – Vue d’exposition Château de Servières, Crédit photo Jean-Christophe Lett

Après avoir traversé le mur, L’embouchure nous ramène vers la barrière des drapeaux de « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents »…

Javiera Tejerina-Risso - « Nous sommes faits d’étoffe dont sont tissés les vents », 2023 - Lignes de désir au Château de Servières
Javiera Tejerina-Risso – « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents », 2023 – Lignes de désir au Château de Servières

Le parcours est ponctué par deux sculptures en cuivre corrodé posées au sol (Minéral I et II, 2023)

On se souvient des Paysages incertains (2021) que Javiera Tejerina Risso avait conçues pour le hall du Puits Morandat à Gardanne, dans le cadre du Printemps de l’Art Contemporain 2021. On avait retrouvé avec émotion cette magistrale installation l’année suivante dans « De l’eau dans les paumes » à la Galerie de la Scep où elle exposait également huit de ses fascinants Îlots (2019-2020).

Avec « Lignes de désir », Javiera Tejerina-Risso confirme qu’elle est une des artistes les plus intéressantes de la scène marseillaise.

À ne pas manquer !
Jusqu’au 1er juillet 2023 au Château de Servières

À lire, ci-dessous, le texte de Sophie Lapalu et une présentation de Javiera Tejerina Risso extraite du dossier de presse.

En savoir plus :
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Javiera Tejerina Risso, Mailler le paysage

« La crise environnementale [est] d’abord la manifestation de choses qui, jusque là, semblaient aller de soi, que l’on pouvait ignorer : l’air que nous respirions, l’eau que nous buvons […], les prairies ou les forêts qui nous entourent. [1]» Il n’est plus possible aujourd’hui n’ignorer ces paramètres ; l’air est pollué, l’eau viciée, les prairies se font rares et les forêts brûlent. Les réfugié·es climatiques seront toujours plus nombreux·es, victimes de nos modes de vie. Dans ce contexte de monde en ruines, que vaut encore l’idée de nation ? Pourquoi brandir une identité nationale sur une terre en train de mourir ? C’est la question que pose l’artiste Javiera Tejerina Risso.

Elle compose ici une série évoquant les drapeaux nationaux tendus en groupe, suspendus à des haubans, grandiloquents mais déjà déchirés, en lambeaux. Entre le fanion, le pavillon de courtoisie, le blason moyenâgeux, ils s’exhibent, indécents et obsolètes, s’érigent en modèles de l’absurdité des frontières et d’un temps qui s’accélère. En alliage de cuivre et de laiton, froissés et oxydés, ils rappellent étrangement les objets archéologiques trouvés au fond des océans et semblent avoir survécu au naufrage qui s’annonce. Mais si l’on y regarde de plus près, ils sont aussi chacun comme autant de petites cartes, maquettes de territoires creusés par les eaux de pluie, froissés par la tectoniques des plaques, abîmés par l’humain. Le métal est devenu bleu au contact de solution savamment dosées ; nitrate de cuivre, sulfate, vinaigre, ammoniac, sel, eau… Aucun signe ni couleur ne permet de déterminer la référence à un quelconque pays.

Ce travail s’inscrit dans le cadre de la résidence Tremplins au sein du Centre social Saint Gabriel, durant laquelle Javiera Tejerina Risso a passé beaucoup de temps à arpenter le paysage urbain avec ses habitant·es et acteur·ices. Elle a accompagné les animateur·ices en bas des immeubles des cités de la Marine Bleu, Les Rosiers, Les Marronniers et gardé en mémoire sur son GPS les lignes dessinées sur la carte. Elle a noué des liens, rencontré des singularités, proposé à qui le souhaitait de lui faire visiter les lieux qu’iels aimaient, de lui raconter pourquoi iels les appréciaient. « Nous passons notre vie, non seulement dans des lieux mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes. C’est aussi sur des chemins que les individus se forment un savoir sur le monde qui les entoure, et les décrivent dans les histoires qu’ils racontent. [2]».

Savoirs, histoires et lignes sont intimement liés ; aussi nous demandons-nous quels récits se sont forgés entre les tables et les canapés du magasin de meubles turcs, quels mots se sont assemblés dans les ruelles et escaliers du Canet-Bon Secours, quelles anecdotes ont été contées en arpentant le parc de l’Espérance ? Lors d’ateliers d’écriture, Javiera Tejerina Risso a proposé de noter les mots formés au détour de sentiers tracés graduellement par érosion à la suite du passage répété des piétons. Ensemble, iels ont écrit un quartier approprié par celleux qui le pratiquent, celleux-là mêmes qui transforment les lieux imposés par les urbanistes en espaces arpentés. « Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. » Or habiter la terre c’est « participe[r] au monde en train de se faire, […] tracer un chemin de vie [3]». Ensemble, iels ont entrelacé les mots, tressé les paroles, maillé le paysage, emmêlé les fils de trame et de chaîne des voies parcourues.

Ici, dans l’exposition au Château de Servière, l’artiste a recouvert le sol de remblais qui rappellent les terres appauvries où plus rien ne pousse mais évoque aussi les pistes qu’on y trace, les lignes de désir qu’on y forge et qui dessinent un futur. En racontant des histoires communes, en dressant des pavillons obsolètes et des blasons oxydés, Javiera Tejerina Risso esquisse des chemins que nous pourrons suivre à notre tour, sans frontière pour les contenir.

Sophie Lapalu

[1] Catherine Larrère, Les philosophies environnementales, PUF, 1997, p. 12.
[2] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, zones sensibles, Bruxelles, 2011, p. 108.
[3] Ibid., p. 9.

À propos Javiera Tejerina-Risso

Née en 1980 à Sanitago (Chili), elle vit et travaille à Marseille.

Javiera Tejerina-Risso - Lignes de désir au Château de Servières
Javiera Tejerina-Risso – Lignes de désir au Château de Servières


Le travail de l’artiste franco-chilienne Javiera Tejerina-Risso se déploie dans l’espace d’exposition essentiellement sous la forme d’installations et de vidéos.
Après des études de réalisation audiovisuelle, Javiera Tejerina-Risso participe au master en Arts politiques SPEAP de Bruno Latour à Sciences Po Paris en 2013, puis soutient sa thèse pratique et théorie de la création artistique autour du sujet « comment représenter le monde à travers le rythme des océans » en 2021 à l’Université d’Aix-Marseille. Elle est résidente aux Ateliers de la ville de Marseille de 2016 à 2018 ainsi qu’au Djerassi Resident artist program en Californie en 2017. Son travail a notamment été exposé au Centre d’Art Les Tanneries, à la Friche de la Belle de Mai, lors de Variation media Art Fair, à Objectif Video (OVNI), à la programmation vidéo de la 68è Jeune Création et dans des festivals comme VidéoFormes à Clermont-Ferrand, Time is Love Screenings 9 (international), Proyector 15 (Espagne et Mexico). Elle expose également à UCLA (Los Angeles / USA) invitée par l’artiste et enseignante Victoria Vesna, à Berlin et en Turquie.
Elle est actuellement en résidence au centre d’art de Châteauvert et St-Maximin-la-Ste-Baume dont le résultat final est attendu dans l’espace public de la ville à l’automne 2023. Javiera Tejerina-Risso est invitée par l’Ecole Supérieure d’art de Yucatan (Méxique) pour une résidence de recherche en novembre 2023 en collaboration avec Dos Mares. Enfin, son travail sera montré au centre d’art contemporain de Châteauvert dans le cadre d’une exposition collective au premier semestre 2024.
L’artiste s’est engagée depuis presque dix ans dans une démarche artistique qui s’intéresse aux flux qui organisent le monde comme matériau plastique, au travers de méthodes scientifiques et techniques. Une grande partie de son travail s’articule autour du pli et du froissement de la matière. Comme le souligne Deleuze, le pli « apparaît comme un pont entre le concept et la forme, le monde physique et métaphysique ». Le pli vient transformer les caractéristiques physiques des feuilles de métal que l’artiste utilise pour créer des formes éthérées qui nous renvoie au mouvement permanent qui régit notre vie. A partir d’une surface plane, Javiera Tejerina-Risso tord, plie, déplie, froisse et crée du volume. Elle joue avec la matière pour cré er de nouvelles formes comme dans l’installation Paysage fluides (2021) créées avec de fines feuilles de métal en cuivre et laiton.

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