Les Petits riens de Pascale Marthine Tayou à la Collection Lambert – Avignon


Il reste un peu plus d’un mois (jusqu’au 19 novembre 2023) pour voir ou revoir les « Petits riens » avec lesquels Pascale Marthine Tayou occupe depuis cet été les espaces de l’hôtel de Montfaucon à Avignon. En réutilisant une formule d’Édouard Glissant, l’exposition est présentée comme « une traversée sensible du “chaos-monde “».

Vingt-trois installations et assemblages de Pascale Marthine Tayou affirment l’intention de « renverser nos certitudes et nous invite à rester éveillés » dans une déambulation « parmi les indices d’un monde laissé à l’état de chaos »… Le texte d’introduction nous engage à devenir « les observateurs aguerris des bouleversements d’une Histoire à laquelle il nous faudra prendre part, toutes et tous, un par un, une par une »…

Début juillet, lors de la visite de presse, l’artiste camerounais avait parfaitement joué le rôle du conteur d’histoires à travers les salles de son exposition. Gestes théâtraux et mimiques expressives soutenaient un discours toujours volubile et séducteur, bien que parfois un peu décousu…

Il était intéressant de confronter les premières impressions laissées par ces « Petits riens » après les deux mois d’été et de revoir entre autres, avec un regard plus détaché, les dix nouvelles œuvres monumentales produites pour l’exposition et les quatre installations qui ont été repensées pour les espaces de la Collection Lambert.

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert - Photo David Giancatarina
Pascale Marthine Tayou – Colorful Stones, 2023. Pavés peints et Semences BBR, 2023. Piquets en bois et peinture – Petits riens à la Collection Lambert – Photo David Giancatarina

L’entrée en matière dans le hall de l’hôtel de Caumont conserve toute sa puissance symbolique et troublante entre les envolées de pavés colorés (Colorful Stones, 2023) et les pieux acérés en forme de crayons (Semences BBR, 2023) qui paraissent encadrer l’Abestos (1981-1987) de Basquiat que l’on aperçoit au fond du grand salon…

Les rubans de couleurs qui pendent sur les cimaises à l’entrée de l’exposition (Welcome, 2023) ont pris un caractère un peu dérisoire. Ne peut-on pas facilement passer à côté du moniteur vidéo posée au sol et dont l’écran tourné vers le mur ? Entend-on les bribes de discours politiques qui s’entremêlent avec « des souvenirs d’enfance pour ceux qui auraient déjà oublié la drogue des comptines » que nous propose Pascale Marthine Tayou avec ses Discours Célèbres (2023) ? Comprend-on qu’on ne danse plus aujourd’hui sur le Pont d’Avignon, mais plus certainement sur un volcan ?

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert - Photo David Giancatarina
Pascale Marthine Tayou – Welcome, 2023. Rubans et Discours Célèbres, 2023. Installation sonore avec téléviseurs et écrans Dimensions variables. – Petits riens à la Collection Lambert – Photo David Giancatarina

Jalonnées de morceaux de chaînes posés au sol qui évoquent celles des navires négriers, les trois premières salles rassemblent des œuvres dont le discours politique manifeste paraît parfois trop appuyé.

On passera donc rapidement sur l’« inquiétante courbe de croissance » de Economica (2023), sur la photographie I Love You (2023) et sur la monumentale installation murale Countdown, Voting Room (2023).

Le dialogue entre Terre commune (2023), planisphère sans frontières dont les continents sont à la dérive et celui que suggère World Labyrinth (2023) est plutôt réussi.

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Terre Commune, 2023. Terre cuite et techniques mixtes et World Labyrinth, 2023. Impression sur plexiglas – Petits riens à la Collection Lambert

À la sombre terre cuite du premier où scintillent les éclats des richesses éparpillées du monde répondent les couleurs des drapeaux du second. L’inextricable labyrinthe qu’ils composent est-il encore maîtrisé par ceux qui l’ont conçu ces frontières souvent arbitraires.

  • Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
  • Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert

Plus loin, un autre dédale construit avec des cannes (Step by Step, 2023) évoque sans doute une réflexion sur le cours des événements. Est-ce celui qui conduit à la vieillesse et à la mort à travers les méandres tortueux de l’existence ? Fait-il écho au World Labyrinth de la première salle, avant l’effondrement des frontières ? Répond-il également à Countdown, Voting Room dont on ne sait pas vraiment s’il matérialise le temps passé en prison avant la liberté ou le décompte de bulletins de vote avant des changements démocratiques ?

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Step by Step, 2023. Cannes et Countdown, Voting Room, 2023. Installation murale monumentale (métal) 500 x 250 cm – Petits riens à la Collection Lambert

Les petites figures ligotées de Sugar Cane A (2019) rappellent la brutalité de la traite et de l’esclavage dans les plantations.

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Sugar Cane A, 2019. Techniques mixtes sur panneaux de bois – Petits riens à la Collection Lambert

Dans la salle suivante, les silhouettes découpées dans un code-barre (Code Noir Art. 4, 2014) évoquent les sinistres articles du code de Colbert qui administraient l’asservissement dès le XVIe siècle.

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Code Noir Art. 4, 2014. Peinture sur panneau de bois 150 x 290 cm – Petits riens à la Collection Lambert

Les « Petits riens » prennent ensuite une tout autre dimension avec la succession d’installations spectaculaires produites pour l’exposition ou adaptées aux espaces de l’hôtel de Montfaucon.

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine TayouColonial Ghost, 2021-2022. Verre et clous – Petits riens à la Collection Lambert

Les murs de la galerie qui ouvre sur la cour sont entièrement peints d’un jaune safran très lumineux qui transforme radicalement l’espace. À intervalle régulier, des personnages en pâte de verre sont maintenus par des clous rouillés aux têtes colorées à l’exemple des morceaux de chaines vus dans les trois premières salles.

Vêtus comme au temps des colonies, ces figurines noires sont réunies pour façonner des crucifix et construire une sorte de chemin de croix (Colonial Ghost, 2021-2022). À l’image des sorciers et des praticiens de la médecine africaine traditionnelle, Pascale Marthine Tayou tente-t-il de raconter et de « réparer les maladies » laissées par l’alliance du sabre et du goupillon ?

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert - Photo David Giancatarina
Pascale Marthine Tayou – Oxygen, 2023. Bois, bouteilles en plastique et techniques mixtes – Petits riens à la Collection Lambert – Photo David Giancatarina

Au seuil de la salle de grande hauteur, on reste stupéfait, le souffle coupé, devant les arbres cauchemardesques qui tombent du plafond. Produite en collaboration avec les équipes de la Collection Lambert, Oxygen (2023) évoquent à l’évidence l’asphyxie d’un monde en perdition après des années de prédation… Les pansements de tissus cousus au Cameroun peuvent-ils encore le sauver ?

Après une montée d’escalier couverte de chaines rouillées et la présence d’un bel assemblage de tongs usées (Eseka), il est difficile de ne pas être interloqué par les installations qui occupent le grand L au premier étage de l’hôtel particulier. Pascale Marthine Tayou y fait la démonstration de sa virtuosité dans l’art d’occuper les espaces et de jouer avec leurs lumières…

Dans une première séquence, sous des tôles colorées qui semblent s’envoler (Tornado, 2019), une multitude de chaises (Plastic Chairs) sont regroupées devant les fenêtres.

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Tornado, 2019. Toles en métal peintes et Plastic Chairs- Petits riens à la Collection Lambert

Sur les murs, à l’aide d’un fusain, l’artiste rappelle quelques moments d’une chronologie de conférences qui commence avec le partage de l’Afrique à Berlin en 1884-1885 et se termine par le Sommet de la Terre à Rio en 1992.

Entre-temps, le sort de l’Europe aura été réglé à Yalta en février 1945 par Staline, Churchill et Roosevelt, avant la création de l’ONU et la signature de la Charte des Nations unies lors de la conférence de San Francisco quelques mois plus tard…

Certains auront sans doute repéré les quelques chaises qui évoquent discrètement la conférence de Bandung qui réunissait en 1955 les représentants de vingt-neuf nations africaines et asiatiques et marquait l’entrée en scène des pays décolonisés…

Rafistolées, suturées, parfois hybridées, les chaises usées de Pascale Marthine Tayou semblent à bout de souffle… Combien de temps ces pansements sur les déchirures d’un monde issu de la Seconde Guerre mondiale et de la décolonisation tiendront-ils encore ?

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Petits riens à la Collection Lambert

Au fond de la galerie, l’artiste a rassemblé quelques petites maisons couvertes de tissus dans la perspective d’une Conférence des Petits Riens cette année à Avignon…

À la fin du parcours, il faut traverser dans la seconde branche du « L » une nouvelle et toujours inquiétante forêt d’arbres qui cette fois-ci sortent des murs. Dans leurs branches sont accrochés des sacs plastiques multicolores. L’installation (Plastic Trees, 2023) suffisamment explicite n’impose aucun autre commentaire…

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Plastic Trees, 2023. Bois et sacs en plastique – Petits riens à la Collection Lambert

Dans l’embrasure des fenêtres se cachent quatre Poupées Pascale (2010, 2012 et 2019), génies de verre sexués, vêtus de quelques oripeaux, hardes, défroques et guenilles sans doute ramassées dans les branchages des Plastic Trees…

Ces figures rappelleront certainement He et She (2007) à celles et ceux qui avaient visité les cellules de la Prison Sainte-Anne en 2014 pour l’inoubliable « Disparition des Lucioles ». Elles voisinaient avec des œuvres de Jean-Michel Basquiat, Andres Serrano, Glenn Ligon ou Neil Beloufa…

Pascale Marthine Tayou - He et She, 2007 - La Disparition des Lucioles à la Prison Sainte-Anne, 2014
Pascale Marthine Tayou – He et She, 2007 – La Disparition des Lucioles à la Prison Sainte-Anne, 2014

À leur propos, Éric Mezil écrivait alors : « Pascale-Marthine Tayou, sans le dire, nous reparle des cadeaux, ces objets de pacotille qu’apportaient les navires français et anglais pour faciliter la négociation dans la Traite des Noirs. L’artiste camerounais repart en effet des sculptures qui avaient tant influencé Picasso et les cubistes, mais il remplace les matériaux nobles (bois rares, coquillages, plumes et métaux précieux) par des morceaux de plastique, de la verroterie pour touristes et des objets trouvés dans les bazars de Yaoundé »…

Commissaire de Stéphane Ibars

« Petits riens » est réalisé avec le soutien de GALLERIA CONTINUA

Catalogue (non lu) coédité par la Collection Lambert et Bernard Chauveau Édition. Textes de Pascale Marthine Tayou et de Stéphane Ibars. Photographies de David Giancatarina.

À lire, ci-dessous, le texte d’intention de Pascale Marthine Tayou.

En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
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Pascale Marthine Tayou sur le site de la GALLERIA CONTINUA

Pascale Marthine Tayou – « Petits riens » : note d’intention

Pascale Marthine Tayou - Petits riens à la Collection Lambert
Pascale Marthine Tayou – Petits riens à la Collection Lambert

« Les Petits Riens sont ces choses infimes qui, l’air de rien, relèvent des montagnes autour de nous. Ce sont ces actes minuscules qui au départ, invisibles à l’œil nu, enfoncent des poutres dans nos yeux.
Les Petits Riens, c’est une suite d’expériences que je voudrais mettre au service de l’esthétique, des observations de scènes banales de mon vécu quotidien mises au service d’une nouvelle expédition, un ensemble d’intentions plastiques témoin de mes doutes, socles de mes frustrations accumulées.
Les Petits Riens, c’est mon appel d’urgence face aux terreurs multiples qui me tordent les boyaux. Mais je ferai en sorte que cette aventure se transforme en une performance ludique avec joie et humour.

Dans cette exposition en forme de conversation, la couleur est la balle dans mon arme et je m’en servirai pour nous extraire du champ des tirs, très loin des chars et autres flèches empoisonnées qui sifflent depuis bientôt trois mille ans dans nos prés.
Je vous proposerai des écrans tournés contre les cimaises ou parfois contre le sol, des souvenirs d’enfance pour ceux qui auraient déjà oublié la drogue des comptines. Nous danserons certainement et chanterons à gorge déployée sur le pont d’Avignon et nous irons aussi chercher le bonheur sur d’autres continents au-delà de l’espace. Nous irons pétrir la fange pour sculpter une nouvelle mappemonde à partager. Nous formerons deux cercles de couleurs en fils électriques que nous lieront entre eux à l’aide d’une douille fragile.
Des branches coiffées de sacs en plastique colorés tailleront dans les airs une haie d’honneur ou tomberont des cieux en d’étranges formes plastiques et organiques. Des chants d’oiseaux d’ici et d’ailleurs viendront habiter le décor et étirer encore loin le rêve.
Toits de tôles ondulées et autres chaises chimériques envahiront l’espace comme transportés par quelques tornades venues de loin…
Nous creuserons les plis profonds de nos passions enfouies pour extraire les vérités cachées, redonner à la noble poésie ses vers de convictions, l’outil fondamental dans l’acte de création… »

Pascale Marthine Tayou

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