200 tableaux, gravures, dessins et carnets dont une cinquantaine montrés pour la première fois dans un musée français nous invitent à une contemplation silencieuse.
Rien de spectaculaire dans la rétrospective proposée par le Musée d’art moderne de Paris qui vient porter « un nouveau regard » sur l’œuvre de Nicolas De Staël, déjà exposée à Antibes en 2014 puis à Aix-en-Provence en 2018. Ici, le spectaculaire est l’œuvre, simplement.
Entre le dessin à la plume de 1934, Vue de Cassis qui ouvre l’exposition, et l’huile sur toile Le bateau, Antibes peint en 1955, qui clôt le parcours, l’exposition chronologique fait ressurgir non seulement la quête perpétuelle d’un artiste obsédé par la peinture, mais également ses liens passionnels avec trois femmes (Jeannine Guillou, Françoise Chapouton, Jeanne Polge) et ses incessants voyages dans le Sud où il décide, en mars 1955, de mettre fin à ses jours. Il avait 41 ans.
Lumineux et tragique
Toute sa vie la lumière irrigua ses recherches graphiques et picturales, quel que soient les médium, les thèmes, les lieux. Face au paysage ou dans le silence de l’atelier. La lumière du Sud, particulièrement, qu’il approcha dès 1934, avant de poursuivre jusqu’en Espagne, aux Baléares puis au Maroc où il rencontra la peintre Jeannine Guillou installée avec son mari Olek Teslar. Leur rencontre bouleversa leurs destins…
Démobilisé en septembre 1940 de la Légion étrangère dans laquelle il s’était engagé dès le début des hostilités avec l’Allemagne nazie, il passa trois ans à Nice avec Jeannine Guillou et leur fille Anne, dans des conditions précaires mais en compagnie de nombreux artistes réfugiés en zone libre. Période intense où il travailla sans relâche, détruisant beaucoup et cherchant la voie à suivre : « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement ». Fort à propos, l’exposition met l’accent sur les hésitations du peintre, les nouvelles voies explorées, les renoncements, levant le voile sur son intimité créatrice. Ainsi visualise-t-on l’incroyable renouvellement de sa pratique au gré de ses voyages, de ses rencontres, de ses amours. À Nice comme dans son immense atelier rue Gauguet à Paris, inondé de lumière, où il séjourna avec Françoise Chapouton et leurs enfants Laurence et Jérôme dès 1947. Là ses dessins s’épurent, s’allègent, respirent tandis que ses peintures font l’expérience de la matière empâtée et des masses compactes. « Respirer, respirer ne jamais penser au définitif sans l’éphémère » écrit-il à Roger Van Gindertael, auteur de sa première monographie en 1950 dans la collection Signe.
Si les toiles de 1950 semblent « habitées par une présence physique au monde », celles de 1951 marquent un tournant décisif dans son travail : c’est le retour à une certaine « figuration » mais toujours dans un grand mouvement de liberté. C’est « la matière en mouvement », l’exaltation de la couleur apposée à la manière des tesselles des mosaïstes. Déclinaisons de gris, beige, bleu et blanc qui ne sont pas sans évoquées les Compositions de Serge Poliakoff dans ces mêmes années.
Dans le paysage provençal
Nicolas De Staël sort de l’atelier et retrouve le motif, pour faire surgir croquis, et peintures ! En Ile-de-France, en Normandie comme au Lavandou où il s’installe sur la plage et s’émerveille de la lumière « vorace » et « fulgurante » qui envahit tout. D’ailleurs, n’écrit-il pas à cette époque « à force d’être bleue, la mer devient rouge… À regarder attentivement la série Le Lavandou peinte sur le motif en 1952, composée de deux huiles sur contre-plaqué et une huile sur carton, on réalise combien son travail est jubilatoire. Sensation renforcée par les petits formats exposés en vitrine avec Le Lavandou à la palette explosive, et une jubilation dont on trouve traces dans sa boite à couleurs.
Double choc
Si Nicolas De Staël a fait un court séjour aux États-Unis pour préparer son exposition à la Knoedler Gallery, il est de retour en Provence en 1953, à Lagnes d’abord, un village proche d’Avignon, puis à Ménerbes où il fait l’acquisition du Castelet sur les hauteurs, puis enfin à Antibes, son ultime atelier : « un grand vaisseau de pierres face à la mer ». Une période décisive dans sa vie artistique comme dans sa vie familiale puisqu’il tombe amoureux du paysage et de Jeanne Polge… Arbre rouge, Nature morte au tournesol, Grignan, Lagnes, Le Soleil… la lumière du sud l’électrise ; les toiles sont baignées de matière… et de sensualité. Une année de bonheur et de tourments avant de sombrer dans le désespoir.
Entre 1953 et 1955, Nicolas De Staël se frotte au grand Sud, en Sicile, à Ménerbes toujours, à Marseille, Martigues ou sur le bord de l’étang de Berre. Des immersions dans le passé archéologique et les paysages méditerranéens chargés de lumières changeantes qui lui permettent de renouveler sa conception des choses : le peintre remet sa peinture en jeu, les paysages sont sculptés par le vent, les silhouettes des cyprès rythment les toiles, les structurent. « Dans ce chambardement des perceptions, Staël s’accroche aux arbres pour trouver un ancrage, une stabilité – un ordre. Il transforme une allée de Cyprès en nuancier pour expérimenter la loi du contraste simultané des couleurs sous une lumière crue ». Tandis que les pointus de Marseille se devinent dans de larges aplats de couleur, les barques de Martigues lui fournissent un merveilleux prétexte pour dessiner au stylo feutre, synthétiser son besoin absolu de couleur avec une économie de moyens. Dans Les Martigues, la mer orangée dévore la toile tandis que toutes les nuances de gris aux tons froids absorbent Étang de Berre.
Antibes, dernier voyage
Amoureux fou et désespéré de Jeanne Polge, Nicolas De Staël s’installe seul dans une maison-atelier sur les remparts d’Antibes (le musée Grimaldi actuel). Bocaux, bouteilles, saladier… les objets du quotidien s’emparent de la toile et pénètrent dans l’atelier, en alternance avec des œuvres zébrant la Méditerranée. Natures mortes et paysages s’adoucissent à l’heure où Jeanne Polge prend ses distances. Ses forces s’amenuisent, son envie d’en découdre avec la vie et la toile s’amenuise elle aussi. Il achève Le fort d’Antibes et Le Bateau, Antibes en1955. En mars il se défenestre.
Notre déambulation dans le Musée d’art moderne s’achève, nourrie notamment par la diffusion d’un extrait du documentaire Nicolas De Staël, la peinture à vif de François Lévy-Kuentz, co-écrit avec Stéphane Lambert et Stéphan Lévy-Kuentz (production Temps Noir, coproduction Arte France). Documentaire éclairant sur la jeunesse de cet orphelin de la Baltique, exilé à Bruxelles dans une famille d’adoption, étudiant à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, que l’on peut prolonger avec la lecture de l’ouvrage de Stéphane Lambert, Nicolas De Staël, la peinture comme un feu édité chez Gallimard (voir article ci-après).
En complément du catalogue de l’exposition édité par Paris Musées, l’ouvrage écrit par Stéphane Lambert, Nicolas De Staël, la peinture comme un feu, retrace sa vie et son œuvre de de manière enchevêtrée. On y retrouve ses chefs-d’œuvre (Footballeurs, Parc des princes, La Ville blanche, L’Orchestre, Le Concert) mais, et surtout, on est sans cesse nourri par des photographies, des cartographies, des cartes postales et des archives d’époque, de nombreux allers et retours entre sa production artistique et celle de ses illustres prédécesseurs (Joseph Fricero, Delacroix, Hercules Seghers, Van der Weyden, Piranèse, Le Greco…) ou de ses contemporains (Magnelli, Braque, Félix Aublet…). D’une vaste richesse iconographique qui va bien au-delà des œuvres exposées au Musée d’art moderne de Paris, l’ouvrage croise citations de l’artiste et commentaires critiques pour mieux donner à voir l’intériorité de son œuvre, son évolution perpétuelle depuis « La Naissance de l’abstraction, 1942-1943 » jusqu’à « La figuration transfigurée, 1954-1955 ».Sans oublier son amitié profonde pour le poète René Char, rencontré dans son atelier rue Gauguet à Paris en février 1951, qui publiera le recueil Poèmes illustré de quatorze bois et d’une lithographie du peintre. René Char auquel il écrivit dans l’une de ses nombreuses correspondances : « Je mettrai des années à faire claquer au vent ta Provence ».
Commissariat : Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat
À voir jusqu’au 21 janvier 2024 au Musée d’art moderne de Paris et du 9 février au 9 juin 2024 à la Fondation de l’Hermitage, Lausanne
En savoir plus :
Sur le site du Musée d’art moderne de Paris
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À lire cette chronique à propos de l’exposition « Nicolas de Staël en Provence » à l’Hôtel de Caumont-Aix publiée ici en 2018