Jusqu’en mars prochain, Claude Viallat envahit avec bonheur tous les espaces de Carré d’Art à Nîmes !
Plus de 250 œuvres témoignent d’une vitalité et d’une générosité à couper le souffle. Tissus peints et objets produits pour la plupart ces dix dernières années sont présentés dans tous les sens, du sol au plafond. Un accrochage subtil et plein de fantaisie qui permet de se perdre dans une déambulation ébouriffante et jubilatoire.
Une proposition réjouissante qui contraste avec l’accumulation d’ennuyeuses peintures figuratives qui encombrent les cimaises depuis quelque temps…
Commissariat complice de Matthieu Leglise.
Catalogue à la hauteur de l’événement avec un texte de Matthieu Leglise et des écrits de Claude Viallat.
Incontournable !
À lire, ci-dessous, un extrait du texte du catalogue de l’exposition de Matthieu Leglise.
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Voilà Viallat par Matthieu Leglise
Extraits du texte du catalogue de l’exposition
« La perfection est la tranquillité dans le désordre » disait Zhuangzi.
Jour après jour, avec une douce concentration, dans un ballet incessant de pliage, de collage et d’imprégnation pigmentée, le « sorcier(1) » Claude Viallat raboute les morceaux dispersés du monde et en créé un autre, immense et bigarré – à l’abri du monde, dans la peinture.
Car sans cesse « le monde se brise en morceaux, en une poussière d’êtres », et voilà, il faut faire avec ce qui est là : alors Claude Viallat emporte avec lui, dans son œuvre, « tous les échantillons, […] un peu de poil de chaque chose, un peu d’écume de chaque être, […] une mèche de chaque vie, née à la mort, enlevée à la mort, promise à une seconde vie, parmi la lumière ancienne.(2) »
Parmi la lumière ancienne, méditerranéenne, de son atelier nîmois, où il vit et travaille sans relâche depuis presque quarante ans, Claude Viallat orchestre des métamorphoses à partir de tout et de rien : tissus multicolores dépareillés en monceaux pliés au bord des murs – morceaux de corde, bouts de bois, petites pierres, bribes de machins, écume de trucs – rebuts de nature et reliques du capitalisme planétaire qui débordent habituellement dans les océans – tout cela fruits d’offrandes régulières et un peu mystérieuses. Le tout forme un cosmos en débords permanents et en proliférations incongrues, d’une élégance à la fois austère et éclatante. Univers instable, joueur, en tension : de la moire polychrome des tissus raboutés imprégnés de couleur à la nudité première d’objets combinés – artefacts archéo-futuristes se conjuguant au futur antérieur, entre le talisman animiste et l’objet-célibataire : assemblages fortuits de bois, de cordes, d’ironie et de gravité, qui constituent autant de formes de rencontres à l’équilibre fragile. Tout un univers d’une somptueuse précarité.
Cette œuvre « nombreuse et spiralée(3) » comme il la décrit lui-même, Claude Viallat la déplie bout à bout, pli à pli, depuis maintenant presque soixante ans, subvertissant l’air de rien, avec une modestie entêtée, les grandes hiérarchies et les dichotomies fondatrices de notre modernité.
Comme d’autres avant moi(4), j’ai déjà dit ailleurs, par l’oblique – c’est-à-dire en partant de ce qui est peu exposé, soit la part figurative de son travail – comment cette œuvre « innommable », selon le propre mot de l’artiste, constitue un défi pour la pensée, tant elle déjoue avec une inconscience toute méthodique les limites, les visées et les linéarités, de quelque ordre soient-elles ; qu’elle était le lieu de toutes les métamorphoses, donc de la démesure – de ce qui ne peut se saisir, ni s’arrêter.
Walter Benjamin nomme « constellation(5) » cette configuration dialectique de temps et de tendances hétérogènes. Ainsi, plutôt qu’une reformulation du système pictural de Claude Viallat, c’est une « constellation » temporaire au sein du cosmos Viallat que je propose ici – aussi bien dans ce texte que dans l’exposition qu’il accompagne, que j’ai eu la joie de concevoir avec son atelier et en sa compagnie : un état du ciel, une sonde d’humeurs, qui puisse donner à voir, déplacé de quelques centaines de mètres, du creuset de la rue Clérisseau à Carré d’art, un moment d’une dizaine d’années dans l’enroulement dialectique de cet atelier permanent. Cette série de trois textes indépendants, suturés les uns aux autres, entre le poétique et le théorique, tous chargés d’« un peu de poil de chaque chose, [d’]un peu d’écume de chaque être6 », a été constitué à l’image de cette œuvre et de sa façon de bricoler un patchwork aux dissonances fécondes, aux harmonies tremblées, aux répétitions déplacées. Ces trois fils tissent une série de réflexions faites d’échos, de résonances et de rapprochements, constituant ainsi, à leur tour, un ensemble également « nombreux et spiralé ».
Ces mots ne cherchent pas, en définitive, à expliquer l’œuvre de Claude Viallat, mais bien à l’ « éclairer de sa propre lumière7 ». Il sera donc question ici d’anthropologie visuelle, d’éponge et de bricolage ; de cosmogonies, de tissus et de processus moléculaires ; du dieu taureau et des chamarrures de la vieille antiquité grecque ; de raffinement barbare, d’inconscient animal. Et un peu d’histoire de l’art, également.
1 « Voit-on beaucoup de peintres qui peignent comme de bon comme un sorcier Navajo […] ? », Yves Michaud, « Dimensions
d’une oeuvre » in Viallat, une retrospective, cat. exp., Montpellier, musée Fabre, Somogy, 2014, p. 178.
2 Benjamin Fondane, poème inédit, [1934-1935], publié in Cahiers Benjamin Fondane, n°12, Tel Aviv, 2009, p. 9-10.
3 Claude Viallat in Pierre Wat, Claude Viallat, oeuvres, ecrits, entretiens, Paris, Éditions Hazan, 2006, p. 33.
4 Voir par exemple, Pierre Wat, ibid., et Bernard Ceysson, « le commentaire au défi » in Claude Viallat, cat. exp., Paris, Centre
Pompidou, 1982. Voir Matthieu Léglise, « La démesure des corps : Claude Viallat en ses taureaux », Viallat, Taureaux, Paris,
Éditions Ceysson, 2021, p. 348-356.
5 Voir Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archeologie, anachronisme et modernite de l’empreinte, Paris, Les Éditions
de Minuit, p.13.