Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] musée d’art contemporain de Marseille


Jusqu’au 31 mars 2024 le [mac] accueille la seconde étape de « Marc Desgrandchamps – Silhouettes », un projet produit avec le Musée des Beaux-Arts de Dijon où l’exposition a été présentée cet été. Cette proposition affirme l’ambition de « faire le point sur les dix dernières années de création [de l’artiste], et de rendre compte des transformations de sa pratique ».

L’œuvre de Desgrandchamps est singulière, déroutante et intrigante. Tenter d’en décrire les principaux caractères après tout ce qui a déjà été écrit et ce que lui-même a pu dire de sa peinture est une véritable gageure… On ne se risquera pas à suivre le conseil qu’il donne à Danièle Cohn et qu’elle rapporte dans son article pour le catalogue : « Prendre le contrepied de ce que j’ai déjà dit »… On évitera également de paraphraser ce que de nombreux critiques ont publié auparavant. Dans une brève chronique parue dans Le Monde en décembre 2016, Philippe Dagen qui écrit depuis des années sur Marc Desgrandchamps, résumait avec brio le travail du peintre à l’occasion de sa première exposition personnelle à la Galerie Lelong à Paris. On se permet d’en citer ici l’essentiel :

« Au fil du temps, la peinture de Desgrandchamps devient de plus en plus déconcertante. Elle est figurative puisqu’on y reconnaît des corps et des paysages. Mais rien n’y est conforme à la nature et il suffit d’un instant pour que surgissent des anomalies de toutes sortes. Elles affectent l’espace, car la perspective est tordue ou interrompue. Corps, arbres et murs sont ébréchés, brisés, privés d’épaisseur et de substance. Des triangles et des auréoles de couleurs vives, aussi peu explicables, environnent ou recouvrent les figures. Des ombres et des taches noires montent où il ne devrait pas y en avoir. De fines lignes blanches traversent la surface, comme si on regardait, non une toile, mais un grand verre en train de se fendre. Quant à un récit ou un symbole, il serait vain d’en espérer un (…). Les harmonies chromatiques sont puissantes et séductrices, mais on dirait que, comme les sirènes de l’Odyssée, elles n’attirent le regardeur que pour le prendre dans le filet de leurs énigmes ».

Dans un entretien avec Erik Verhagen, reproduit dans la catalogue, Marc Desgrandchamps cite plusieurs artistes qui ont joué pour lui un rôle déterminant. Il évoque Susan Rothenberg au travers d’un diptyque représentant le profil simplifié et grandeur nature d’un cheval, certaines simplifications du Malevitch figuratif, la présence et la monumentalité des figures de Beckmann ou encore quelques tableaux de la série des Ocean Park de Richard Diebenkorn.

On est plus étonné d’apprendre qu’il a été un lecteur attentif de Clement Greenberg. On comprend mieux certaines de ses déclarations, notamment lors d’une conversation avec le peintre Thomas Lévy-Lasne dans un épisode de la chaine YouTube Les Apparences en avril 2022. Pour Marc Desgrandchamps, la figuration s’édifie avec/sur les « briques de l’abstraction » comme le rapporte Danièle Cohn dans le catalogue.

En parcourant le catalogue et en visionnant son dialogue avec Thomas Lévy-Lasne, on comprend également l’importance qu’ont pu avoir le Swinging London des années 60 et tout particulièrement le film Blow-up (1966) de Michelangelo Antonioni.

Blow-up
Blow-up (1966) de Michelangelo Antonioni

L’appareil de Thomas, photographe de mode, enregistre une scène où des agrandissements successifs révèlent que celui-ci a été le témoin d’un meurtre sans s’en apercevoir… Doit-on être surpris que Desgrandchamps confie parfois peindre des motifs qu’il ne voit pas et qu’il découvre plus tard ou par l’intermédiaire d’un autre regard ?

Montage réalisé dans le cadre d’un formation en 2016 par Ubed Unia

Dans les années 1990, la photographie prend une place de plus en plus importante dans l’élaboration des compositions de Desgrandchamps. Dans son entretien avec Erik Verhagen, il explique la manière avec laquelle il construit ses tableaux :

« (…) Une méthode s’est installée avec les années, plus issue de la pratique que de postulats théoriques. Mes sources iconographiques sont diverses, majoritairement photographiques, il peut y avoir une ou plusieurs images à l’origine d’une peinture, mais il ne s’agit pas de les « copier », elles agissent essentiellement comme stimulants, peu comme modèles. Auparavant mon « pressentiment d’image », c’est ainsi que je désignerais l’intention qui motive le démarrage d’une peinture, était plus affirmé. C’est moins le cas aujourd’hui où souvent je commence une peinture sans idée précise, j’ai alors plus en tête et en vue quelques figures dont j’ignore comment elles vont se mettre en forme sur la toile, car la matière résiste. Je ne cherche pas à représenter un sujet, que ce soient des sujets graves ou légers (…) Je démarre par un recouvrement quasi abstrait de la surface, une surface divisée en deux par une ligne approximativement horizontale, en gros le ciel et la terre. Il arrive que des figures soient déjà peintes en ce premier état mais elles sont recouvertes par les écrans liquides que j’applique lors des séances suivantes. Elles ne disparaissent pas complètement et survivent à l’état de fantômes. Petit à petit, un site, un lieu apparaît sur la toile, quand la densité picturale commence à agir. L’élaboration de ce site correspond à une scène où les figures humaines, animales, végétales, les objets, les architectures contemporaines ou passées, les éoliennes ou pylônes électriques, les statues, bref tout un fatras de figures viennent s’édifier, ce site est construit sur des horizontales alors que les figures se tiennent en verticalité comme des vigies ou des colonnes ».

À la question inévitable du critique sur son attrait pour les fantômes, Marc Desgrandchamps formule cette réponse particulièrement éclairante :

« Un critique m’a dit un jour en désignant mes tableaux : “un peuple de fantômes” et il a ajouté “ce ressassement me lasse”. Ressasser c’est un peu ce que l’on fait avec la cure psychanalytique, et les fantômes, ces figures disparues mais présentes, pourraient être des images dialectiques en rapport avec l’inconscient et l’analyse. Bien sûr je comprends qu’à un moment où l’humanité doit résoudre des problèmes qui menacent sa survie, les artistes soient invités à produire des œuvres utiles et éclairantes. La subjectivité, ses fantasmes et son misérable tas de secrets apparaissent alors hors-sujet, d’où sans doute l’agacement du critique cité plus haut. Ces fantômes que tu décris trahissent une présence impalpable, un invisible nécessaire au visible par la densité qu’il lui donne. Ils sont la trace d’une histoire, d’un passé ou d’un trouble, manifestations diffuses d’un état antérieur au travers de ce qui est, d’où leur correspondance avec l’expérience analytique. Je leur associe d’ailleurs le terme pictural de repentir, ces postures ou gestes que le peintre a abandonnés en les recouvrant, mais sans les effacer ; toujours là, même si imperceptibles, ils participent du tableau. Formellement leur existence conjugue plusieurs temporalités sur la toile ».

Si les expositions à Dijon et à Marseille partagent un ensemble commun d’œuvres, leurs parcours s’articulent de manière différente. En bourgogne, les sept séquences thématiques étaient pensées en écho avec la collection de peintures et de sculptures du Musée des Beaux-Arts.

Paysages méditerranéens - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Paysages méditerranéens – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Avec une sélection d’œuvres en partie originale, « Marc Desgrandchamps – Silhouettes » au [mac] s’organise à partir de trois thèmes en partie interdépendants et dont les contours sont parfois un peu flous. Entre des Paysages méditerranéens et des Présences de l’Antiquité, transparaissent des Figures du passage où l’on perçoit une réminiscence de l’exposition Le Dernier Rivage que Richard Leydier avait présenté en 2011 au Carré Sainte-Anne à Montpellier à partir du film On the Beach de Stanley Kramer (1959). Certaines de ces silhouettes qui profitent d’un après-midi au soleil pourraient être celles des derniers humains avant le cataclysme…

Le parcours se développe dans les trois premières travées du musée. Pour chacune, un texte résume brièvement les raisons qui ont conduit les commissaires à proposer les thématiques retenues. Toutefois, les œuvres ne se répartissent pas de manière stricte autour de ces trois « chapitres ». Certaines peuvent éventuellement être rattachées à deux et parfois même aux trois thèmes. Sans doute faut-il considérer ces textes comme des outils d’analyse ou des suggestions pour regarder les toiles de Marc Desgrandchamps. Certaines œuvres sont accompagnées de cartels enrichis qui avancent quelques clés de compréhension.

Figures du passage - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Figures du passage – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Les grands formats sont accrochés un peu plus bas qu’à l’ordinaire. Ce parti pris et un éclairage particulièrement soigné offrent aux regardeurs un contexte idéal pour plonger dans l’univers de l’artiste et se perdre dans leurs imaginaires.

Depuis sa réouverture au printemps dernier, le musée d’art contemporain de Marseille dispose d’un éclairage qui magnifie les toiles de Desgrandchamps qui sont accrochées un peu plus bas qu’à l’ordinaire. Ces excellentes conditions d’exposition offrent aux regardeurs un contexte idéal pour plonger dans l’univers de l’artiste, dans « l’inquiétante étrangeté » qui s’en dégage, et/ou se perdre dans leurs propres imaginaires.

Présences de l’Antiquité - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Présences de l’Antiquité – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Excellent catalogue aux éditions Skira, co-édité avec les Musées de Marseille et le Musée des Beaux-Arts de Dijon. Les essais sont signés par Pauline Nobécourt, historienne de l’art et commissaire de l’exposition, et Danièle Cohn, professeure de philosophie et directrice du laboratoire CEPA à l’Université de Paris I – Panthéon Sorbonne. Entretien de l’artiste avec Erik Verhagen, critique et maître de conférence en histoire de l’art contemporain à l’Université de Valenciennes.

Commissariat de Pauline Nobécourt et Thierry Ollat.

Un espace est consacré aux expériences de lectures qui ont marqué le regard et la sensibilité de Desgrandchamps.
L’exposition est prolongée par la projection du film de Judith Du Pasquier, Desgrandchamps temps mélangés, réalisé dans l’atelier de l’artiste entre 2009 et 2022.

Desgrandchamps temps mélangés un film de Judith Du Pasquier,
Desgrandchamps temps mélangés un film de Judith Du Pasquier,

À lire, ci-dessous, quelques regards photographiques sur le parcours de l’exposition qui sont accompagnés des textes de salle.

En savoir plus :
Sur le site des Musées de Marseille
Suivre l’actualité des Musées de Marseille sur Facebook et Instagram
Marc Desgrandchamps sur les sites de la Galerie Lelong & Co. à Paris et de la Galerie EIGEN + ART Leipzig/Berlin
À voir sur YouTube, Les apparences, épisode 38, une conversation entre Marc Desgrandchamps et Thomas Lévy-Lasne.

« Marc Desgrandchamps – Silhouettes » : Regards sur le parcours de l’exposition

Paysages méditerranéens

Paysages méditerranéens - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Paysages méditerranéens – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Au cours des deux dernières décennies, la peinture de Marc Desgrandchamps a souvent été tournée vers les bords de mer sans que cette attention soit exclusive. D’autres paysages trouvent leur place dans son œuvre. Leur variété démontre que sa peinture ne saurait être identifiée à un seul environnement visuel, même si le littoral méditerranéen est présent tout au long de sa trajectoire. La lumière propre à ce territoire, son intensité, concourt indéniablement à l’attrait visuel qu’il exerce. Aux souvenirs et impressions associés à ce cadre s’entremêle une temporalité à part, celle des vacances.

Une forme d’attente ou d’inertie semble se dégager de ces scènes de plage récurrentes. Alors même qu’elles nous renvoient à des moments supposés heureux, une forme d’ambiguïté les traverse. Le rivage est curieusement désert. De rares figures anonymes, sans visages, s’y matérialisent en transparence.

Elles se tiennent sous une lumière du midi qui marque fortement les ombres et accentue les contrastes, ajoutant au mystère de ces scènes familières et paradoxalement teintées d’ambivalence.

Sans titre, 2016, huile sur toile, 200 × 150 cm - Paysages méditerranéens - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre, 2016, huile sur toile, 200 × 150 cm. Collection particulière Chine – Paysages méditerranéens – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Peu d’indices permettent d’identifier précisément l’environnement dans lequel cette figure évolue. Les traces blanches d’un marquage au sol, les formes géométriques évoquant l’emplacement de constructions dont il ne reste que les soubassements, enfin le rivage méditerranéen que l’on aperçoit au loin, font penser aux ruines d’un site archéologique. Pieds nus, tournée vers le rivage, la figure scrute au loin quelque chose qui nous échappe. Un tissu entoure son bassin, mais ce seul élément vestimentaire apporte peu d’informations pour déterminer l’époque à laquelle elle appartient. Dans sa légère transparence, elle garde ainsi une forme de mystère et d’intemporalité.

Sans titre, 2016, huile sur toile, triptyque 200 × 450 cm - Paysages méditerranéens - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre, 2016, huile sur toile, triptyque 200 × 450 cm. Collection privée, Chine – Paysages méditerranéens – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Ce triptyque réalisé en 2016 est emblématique des orientations prises par la peinture de Marc Desgrandchamps au cours des années 2010. Les écoulements de matière picturale qui caractérisaient la décennie précédente se sont résorbés. Les formes s’affirment avec une lisibilité accrue, bien que ponctuellement, des éléments de rupture créent des interférences. Celles-ci mettent à mal l’équilibre et l’harmonie de ce paysage épuré.
Le format panoramique n’est pas d’un seul tenant. De légers décalages entre chaque panneau rompent l’homogénéité de l’environnement dans lequel est érigée une figure hiératique. Elle semble posée au premier plan, détachée et isolée du paysage qui l’entoure.

Figures du passage

Figures du passage - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Figures du passage – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Territoire emblématique du temps des vacances, la plage, telle que Marc Desgrandchamps l’appréhende dans sa peinture, ne ressemble pas vraiment à un havre de paix. Les silhouettes qui s’y attardent, comme dans le film Le Dernier Rivage de Stanley Kramer (1959), pourraient être celles de survivants conscients du péril nucléaire qui les menace et de leur disparition prochaine, profitant malgré tout d’un après-midi au soleil, dans un climat d’insouciance en trompe-l’œil.

Ce sentiment de précarité est très prégnant dans son œuvre. Il se manifeste en particulier par le biais des figures, souvent perçues en transparence, comme pour souligner le caractère éphémère de leur présence. Des éléments s’interposent parfois devant elles, des traces encore perceptibles d’autres formes entraperçues fugitivement. La posture et la gestuelle des corps sont sans théâtralité. Le mouvement de la marche prédomine, ce qui tend à conforter l’idée que ces figures s’incarnent dans une forme de passage.

Comme dans la nouvelle Gradiva, fantaisie pompéienne (1903) de Wilhelm Jensen, c’est par le détour d’une silhouette en marche que peut s’établir une correspondance entre un modèle antique et une passante d’aujourd’hui.

Sans titre 2011. Huile sur toile, diptyque 200 × 300 cm. Musée d'Art Modeme de Paris, France - Figures du passage - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre 2011. Huile sur toile, diptyque 200 × 300 cm. Musée d’Art Modeme de Paris, France – Figures du passage – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Inspiré du site gréco-romain des Empuries en Catalogne, le tableau est structuré par la montagne et le bord de mer à l’horizon, mais aussi par les ruines du premier plan. Deux figures presque symétriques et arrêtées dans un instant suspendu matérialisent des temporalités différentes. Une femme en marche à gauche évoque une touriste visitant le site archéologique, tandis qu’une autre peinte en grisaille à droite semble jaillir du passé. Cette dernière provient d’un détail de la frise en marbre du mausolée d’Halicarnasse, conservée au British Museum de Londres, représentant le combat entre les Grecs et les Amazones. Au cœur de ce brouillage temporel, se superpose ici aussi la référence à Gradiva, la nouvelle de Wilhelm Jensen publiée en 1903.

Sans titre, 2020. Huile sur toile, 200 × 150 cm. Collection privée, Chine - Figures du passage - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre, 2020. Huile sur toile, 200 × 150 cm. Collection privée, Chine – Figures du passage – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Ce tableau a été peint à partir d’une image de paysanne dans un champ de l’Himalaya découverte par Marc Desgrandchamps dans un journal. Attiré par le vert du paysage et la déchirure de la photographie qui s’accorde avec le principe du diptyque utilisé régulièrement dans ses œuvres, l’artiste reproduit la béance de cette faille pour évoquer un trou de mémoire.
La figure sombre et contrastée, à la fois éclairée et en contre-jour, verticale et sans visage, procède d’une stratégie de contournement et d’évitement à reproduire la réalité. Le rapport à Malevitch et à son vocabulaire abstrait suprématiste, apparu après coup à Marc Desgrandchamps, confirme que l’art figuratif tel qu’il le pratique se construit dans l’héritage de la peinture abstraite du XXe siècle

Présences de l’Antiquité

Présences de l’Antiquité - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Présences de l’Antiquité – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Dans les scènes représentées par Marc Desgrandchamps, le dialogue des formes du passé avec celles du présent est si étroit qu’il n’est pas toujours aisé de discerner à quelle réalité appartient un motif. Un diptyque de 2013 représente une baigneuse accroupie, photographiant une Vénus, accroupie elle aussi, toutes deux transparentes, toutes deux portant des tongs. La proximité est manifeste. Dans le tableau intitulé Paysage aux statues absentes, une figure monumentale, tournée dans notre direction, réalise un mouvement vers l’avant. La tête a disparu, rappelant en cela la célèbre Victoire de Samothrace. Là encore, une silhouette vivante semble réactiver un monde perdu, celui de l’époque hellénistique, tel que nous le connaissons par certains vestiges de l’art de cette période.

Plus loin, c’est un socle massif qui s’élève dans Les Lettres, comme un monument érigé à la mémoire de personnages disparus. Aucune statue néanmoins ne le surmonte, seulement deux ombres se découpant dans le paysage. L’ambiguïté des silhouettes, une nouvelle fois, est volontaire, si bien que l’on se demande s’il faut chercher dans l’histoire personnelle de l’artiste ou dans l’histoire de l’art le couple auquel ces ombres entremêlées se rattachent.

Sans titre 2013. Huile sur toile, diptyque 162 × 260 cm. Collection privée - Figures du passage - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre 2013. Huile sur toile, diptyque 162 × 260 cm. Collection privée – Figures du passage – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Dans cette scène de plage, une jeune femme en bikini à gauche se concentre pour prendre une photographie d’une femme nue à droite. Il s’agit de la silhouette d’un modèle antique de Vénus accroupie, surprise dans son bain. Déesse de l’amour et de la beauté, elle symbolise le modèle par excellence : le thème vénusien est le grand favori des peintres et des sculpteurs de la Renaissance. Comme souvent dans la peinture de Marc Desgrandchamps, aux souvenirs de vacances, se superposent et se mêlent des temporalités différentes en référence à ses propres œuvres et aux grands maitres de l’histoire de l’art.

Les Lettres, 2021. Huile sur toile, 200 × 150 cm. Galerie EIGEN + ART Leipzig-Berlin - Présences de l’Antiquité - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Les Lettres, 2021. Huile sur toile, 200 × 150 cm. Galerie EIGEN + ART Leipzig-Berlin – Présences de l’Antiquité – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Il est rare que Marc Desgrandchamps fasse intervenir son histoire personnelle de manière explicite dans son œuvre. Le titre fait référence à des lettres écrites par un jeune homme, mort prématurément à l’âge de 22 ans, avec lequel sa mère aurait dû se marier. Le peintre ne révèle rien de son identité, des raisons de son décès ou du contenu mème de cette correspondance intime dont sa mère a voulu conserver les traces. Il évoque ce sujet par le détour d’un récit de Pline l’Ancien, le mythe fondateur du portrait. Pour garder le souvenir de son fiancé sur le départ, une jeune femme de Corinthe traça la silhouette de l’ombre de son profil, projetée sur un mur. C’est d’une certaine façon le même geste d’attachement qui a porté la mère de l’artiste à conserver ces lettres.

Sans titre (Ozymandias), 2016. Huile sur toile, 200 x 150 cm. Collection privée - Présences de l’Antiquité - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre (Ozymandias), 2016. Huile sur toile, 200 x 150 cm. Collection privée – Présences de l’Antiquité – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Le poème Ozymandias est un sonnet de Percy Shelley publié en 1818 qui traite d’un certain nombre de grands thèmes, tels que l’arrogance et la puissance, l’art et le passage du temps, la vérité émotionnelle et le rapport entre l’artiste et le sujet. Ces thèmes sont explorés dans un langage très imagé que l’on retrouve dans cet énigmatique tableau.
Dans la composition intervient par ailleurs une silhouette de cheval qui revient comme une constante dans l’oeuvre de Marc Desgrandchamps. Son attrait pour ce motif s’explique notamment par ses apparitions fréquentes dans l’histoire de la peinture, et pour commencer dans les peintures pariétales des grottes ornées préhistoriques.

J’ai rencontré un voyageur de retour d’une terre antique
Qui m’a dit : « Deux jambes de pierre immenses et dépourvues de buste
Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,
À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,
La lèvre plissée et le rictus de froide autorité
Disent que son sculpteur sut lire les passions
Qui survivent encore dans ces objets sans vie
À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.
Et sur le piédestal apparaissent ces mots :
« Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Voyez mon œuvre, ô puissants, et désespérez ! »
Auprès, rien ne demeure.
Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »
Ozymandias
, Percy Shelley, 1818, extrait

Sans titre, 2020. Huile sur toile, diptyque 200 × 300 cm, musée des Beaux-Arts de Dijon - Présences de l’Antiquité - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre, 2020. Huile sur toile, diptyque 200 × 300 cm, musée des Beaux-Arts de Dijon – Présences de l’Antiquité – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Dans un cadre architectural sobre, deux silhouettes féminines dont on ne devine pas les visages contemplent une statue drapée. Leur allure contemporaine – jeans, baskets, téléphone à la main – peut faire penser à deux visiteuses dans un monument. Pourtant, comme souvent chez Marc Desgrandchamps, la scène est d’une simplicité trompeuse. À mesure qu’on regarde le tableau, elle se fait plus opaque. L’architecture est loin d’être anodine. Il s’agit d’une reconstitution de l’espace peint par Piero della Francesca dans la célèbre Flagellation du Christ (vers 1460).

Ce tableau est l’un des plus célèbres et des plus énigmatiques de la première renaissance italienne. Il a fait l’objet de nombreux commentaires et interprétations. Sa construction géométrique extrêmement rigoureuse se double d’une symbolique cryptique et témoigne d’une conception savante de la peinture. Deux scènes – et d’après certains commentateurs, deux temporalités – sont juxtaposées. La flagellation du Christ, d’après le récit biblique, prend place sous les arcades d’un patio de marbre, tandis que trois personnages dont l’identité reste incertaine sont plongés dans une conversation au premier plan.

Depuis ses premières œuvres, Marc Desgrandchamps traite de sujets mythologiques et bibliques mais les références sont rarement aussi directes qu’ici.
À l’origine, il envisageait de faire une copie fidèle du panneau de Piero della Francesca. Mais une fois le cadre architectural posé, il y a introduit un autre espace-temps en faisant figurer des personnages actuels et une sculpture acéphale. Les deux femmes sont peintes d’après des photographies de proches de l’artiste tandis que la sculpture est tirée d’un bas-relief du Trésor des Athéniens de Delphes. Le personnage le plus contemporain n’est pas celui qu’on croit. Il s’agit de la silhouette à la fenêtre de l’édifice rose, petite figure confinée qui fait écho aux mesures de lutte contre l’épidémie de covid-19 en 2020.
Ce télescopage de sources aux temporalités différentes est révélateur de la manière dont Desgrandchamps s’approprie les images, laissant jouer l’aléatoire et le hasard dans la construction de ses œuvres. Il ne travaille pas d’après un programme fixé à l’avance mais tisse au fur et à mesure des liens entre des sources hétérogènes qui produisent des séquences narratives. Toutefois, comme chez Piero della Francesca, le cadre architectural crée un espace scénique qui influe sur la narration. On peut ainsi imaginer une relation ou un dialogue entre la statue et la silhouette drapée de noir. La femme en bleu, en dehors de cet espace, rejoue le rôle des témoins chez Piero della Francesca. Il est difficile de dire si elle documente la scène qui se joue devant elle ou si elle s’absorbe dans l’écran de son téléphone. Agnès Werly

Sans titre, 2012, huile sur toile, diptyque 200 × 300 cm. Galerie Lelong & Co. Paris - Figures du passage - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Sans titre, 2012, huile sur toile, diptyque 200 × 300 cm. Galerie Lelong & Co. Paris – Figures du passage – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Parmi les expériences esthétiques qui ont durablement marqué Marc Desgrandchamps, la découverte du tableau d’Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe (1863), détient une place des plus fécondes. L’artiste n’est pas resté indifférent à la force transgressive de ce tableau qu’il se souvient avoir vu très jeune, en reproduction dans une monographie consacrée à Paul Cézanne, avant de pouvoir le redécouvrir bien plus tard au travers de l’original, conservé au Musée d’Orsay. Le dialogue qui s’établit avec cette oeuvre fondatrice de la modernité, ou avec la version Pop que réalise Alain Jacquet dans les années 1960, est perceptible dans sa pratique.
De petits groupes de personnages réduits à leurs silhouettes se rassemblent dans un parc ou sur les rives d’un lac, échangent quelques paroles, installent une chaise longue ou un parasol à proximité de leurs serviettes de bain. La scène de Sans titre (2012) pourrait être tirée d’un album de famille, la trame n’en retient qu’un souvenir paisible. Les conflits ou les catastrophes qui peuvent se produire simultanément dans le monde restent hors-champ. Ce qu’il se passe entre les protagonistes amorce à peine une histoire, intimement liée à la vision durablement ancrée.

Les lectures de Marc Desgrandchamps

La nouvelle Gradiva : fantaisie pompéienne (1903) de Wilhelm Jensen fait partie des œuvres littéraires avec lesquelles l’œuvre de Marc Desgrandchamps dialogue depuis longtemps. Le personnage principal du livre est hanté par l’image d’une figure sculptée sur un bas-relief antique, à laquelle il donne un nom : Gradiva, « celle qui marche en avant». D’abord retrouvée en rêve, cette figure de pierre finit par s’incarner dans la démarche bien vivante d’une jeune femme sur laquelle il projette son sentiment amoureux. Évoquant ce livre, Marc Desgrandchamps souligne : « je suis sensible au fait qu’une passante dans la rue puisse avoir la même démarche qu’une Pompéienne il y a deux mille ans».

Les lectures de Marc Desgrandchamps - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Les lectures de Marc Desgrandchamps – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

Parmi les expériences de lecture qui ont durablement marqué son regard et sa sensibilité, peuvent également être mentionnés, pour ne citer que quelques titres importants :
Histoire d’os (1984) de Howard Waldrop, un récit de science-fiction reposant sur un paradoxe spatio-temporel;
– Le recueil de nouvelles L’Aleph, de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, et en particulier la nouvelle qui donne son titre au volume;
– Enfin les romans de Patrick Modiano et de Claude Simon, découverts par Marc Desgrandchamps à des moments différents de sa trajectoire. Il commence en effet à lire Modiano dès la fin des années 1970 avec Villa triste, paru en 1975. Dans l’atmosphère ambivalente du roman, liée au sentiment d’un danger imminent éprouvé par le narrateur alors qu’il profite d’un séjour au milieu des Alpes, Marc Desgrandchamps trouve la formulation de problématiques développées sous une autre forme dans sa peinture.
L’œuvre de Claude Simon, que Marc Desgrandchamps commence à lire au début des années 2000, lui laisse également une vive impression, en particulier par la façon dont l’auteur fait surgir dans le flux de l’écriture une pluralité d’images, de souvenirs et de sensations intermittentes et fragmentaires.

Les lectures de Marc Desgrandchamps - Marc Desgrandschamps - Silhouettes au [mac] Marseille
Les lectures de Marc Desgrandchamps – Marc Desgrandchamps – Silhouettes au [mac] Marseille

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