Jusqu’à la prochaine édition d’Art-o-Rama 2024, « Suspendue » de Mayura Torii inaugure, avec un accrochage magistral, « Le code a changé », un projet imaginé par Didier Webre pour un appartement au 8e étage d’un immeuble avec une vue magnifique sur le Vieux-Port et sur Notre-Dame de la Garde.
Pour le collectionneur et mécène, l’idée n’est pas de créer un nouveau lieu d’exposition. Il s’agit d’engager un programme dont l’ambition est de proposer à une dizaine d’artistes un point de vue exceptionnel sur Marseille « comme “motif” à entendre ici comme motivation – afin d’envisager une réponse plastique personnelle et inédite. Les œuvres créées deviendront l’objet d’une exposition in situ, sur une durée de 3 à 4 mois par artiste invité. Le cycle d’exposition pensé sur une période de 3 ans se clôturera par une rétrospective du projet au Château de Servières et la réalisation d’un catalogue ».
Avec un peu de malice, il précise qu’en réponse à l’effet « Wahou » que provoque la vue, il « faut que ça tienne quand on se retourne »…
Après avoir vu « Domestique », l’exposition jubilatoire que Mayura Torii avait présentée l’an dernier au Château de Servières, Didier Webre décide d’inviter l’artiste pour cette première itération de « Le code a changé ».
Les règles sont « simples » : Répondre au panorama exceptionnel qui s’invite dans l’appartement. Se confronter au décor en place. Ne pas intervenir sur les murs au-delà des neuf clous laissés par une préfiguration avec le peintre Jean Laube…
Assez rapidement s’est imposée l’idée de commander des œuvres dans l’esprit de la série Décor (2015-2023) dont 12 tableaux étaient présents l’an dernier dans « Domestique ».
Chaque toile était alors légendée par un texte de Marie-Lise Faure qui semblait pasticher les pages d’un magazine de déco…
Dans une analyse qui accompagnait leur première présentation en 2015, Frédéric Valabrègue posait un regard aigu sur cette série avant de soulever ces questions : « La place de la peinture n’est-elle plus que celle d’un objet ready-made dans un décor ? Garde-t-elle la moindre chance d’apparaître, alors qu’elle est glacée par le prêt-à-penser ? Peut-elle se frayer un chemin entre des codes totalisant ? » En conclusion, il ajoutait : « C’est sur la façon dont art et anti-art fabriquent de la valeur et du prestige que Mayura Torii porte sa satire »…
Avant de confirmer cette intention et de concevoir un accrochage, Mayura Torii décide de rencontrer Virginie Dumon, l’architecte d’intérieur qui a choisi le mobilier et aménagé l’appartement. Elle lui pose cette question : « Comment as-tu travaillé avec le ciel et la mer ? »
La réponse de la décoratrice sert de fil conducteur à la production des œuvres et à leur mise en espace. Elle débute sur la baie vitrée du salon à la hauteur des yeux par ces mots : « Le ciel et la mer, je les transmets au niveau des murs, je crée du rythme le décaissement des plafonds et les grands aplats de couleurs… »
La suite se lit sur les peintures qui sont presque toutes composées pour l’appartement. Mais une partie de la narration se perd entre les tableaux… C’est donc au regardeur de compléter l’histoire…
Pour cela, il peut tendre l’oreille et porter attention au montage sonore que lui propose Mayura Torii. Sur une pièce pour piano solo de John Cage intitulé Cheap imitation, elle superpose avec minutie des noms propres et des adjectifs qualificatifs extraits de son entretien avec la décoratrice de l’appartement…
Dans le travail de Mayura Torii, rien n’est jamais laissé au hasard. L’œuvre de Cage a été écrite pour Second Hand, une chorégraphie de Merce Cunningham dont les costumes ont été conçus par Jasper Johns.
L’histoire de cette pièce ne manque pas de sel. À l’origine, Cunningham avait conçu son projet sur Socrate, une composition d’Erik Satie de 1918 dont les parties de piano avaient été réarrangées par Cage. L’éditeur de Satie a refusé l’autorisation de son arrangement pour deux pianos. La chorégraphie était déjà achevée et la partition ne pouvait pas être modifiée. Cage a composé une nouvelle pièce pour un seul piano. Il a simplement repris la ligne vocale de Socrate (parfois la mélodie orchestrale) en la transposant systématiquement vers le haut ou vers le bas et dans différents modes…
On appréciera à sa juste valeur la signification de son titre (Imitation bon marché), celui choisi par Cunningham (Seconde main) et la satire piquante et malicieuse qu’en propose Mayura Torii…
Avec élégance et esprit, elle a conçu un accrochage millimétré, virtuose et sans doute un peu moqueur. Il joue avec les clous en place comme des contraintes imposées par le collectionneur. Les couleurs des œuvres s’amusent des ressemblances avec les tonalités du mobilier, du tapis et des objets de décoration.
Suspendues, les toiles tanguent dans une position indécise face au Vieux-Port et à nos incertitudes…
L’accrochage reste lui aussi suspendu. En effet, pour découvrir le dernier tableau, il faut se rendre à l’Âne Bleu, le show-room de l’agence d’architecture intérieure que dirige Virginie Dumon, au 46 de la rue Breteuil…
Pour « Le code a changé », Didier Webre s’est entouré du critique et commissaire d’exposition marseillais Bernard Muntaner et de la photographe Judie Montaudon, assistante à la galerie Béa-Ba. Le projet associe également Martine Robin et le Château de Servières.
« Suspendue » de Mayura Torii s’inscrit le cadre de la 16e édition du Printemps de l’Art Contemporain. Bien entendu, il faut impérativement en faire l’expérience. Pour cela, une invitation peut être obtenue en envoyant un message au compte instagram @lecodeachange ou à Thalie Testot-Ferry (thalie@protocole-agency.com – 0619441094).
On attend avec intérêt les propositions des prochains invités pour « Le code a changé » parmi lesquels on devrait rencontrer Berdaguer et Pejus, Gilles Barbier, Clémentine Carsberg, Max Charvolen, Claude Como, Mickael Dousset, Christian Jaccard, Niccolo Moscatelli, George Rousse, Flore Saunois et Aurore Valade.
À lire, ci-dessous, deux textes de Bernard Muntaner, le premier à propos de l’exposition « Suspendue » de Mayura Torii, le second intitulé « Le code a changé (les secrets codés du titre) » sur ce projet marseillais.
En savoir plus :
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Sur le site de Mayura Torii
À propos de « Suspendue » de Mayura Torii
« Comment travailles-tu avec le ciel et la mer ? »
« Je pense que l’on travaille avec un horizon indéfinissable. Le ciel et la mer, je les transpose au niveau des murs, on donne du rythme avec le côté décaissé des plafonds, avec grands aplats de couleurs. Il y a cette immersion, une sensation d’être en suspend ».
Des peintures d’inapparence décoratives
Mayura Torii inaugure le premier chapitre des expositions « Le code a changé » initié par le propriétaire des lieux. Comment intervenir dans un appartement meublé, mais pas encore occupé, afin de confronter un travail artistique avec un décor domestique dans un espace qui fait face à une vue plongeante sur le Vieux-Port, panorama exceptionnel qui s’impose et s’invite dans la pièce à vivre ?
Dans un premier temps, l’artiste a souhaité rencontrer Virginie Dumon architecte d’intérieur qui a restructuré et aménagé l’appartement. Elle lui a posé cette question : « Comment as-tu travaillé avec le ciel et la mer ? » Cette phrase se retrouve écrite sur une partie des baies vitrées, elle se superpose à cette immense vue de Marseille, et commence une narration que l’on retrouvera ensuite sur les peintures, mais de façon parcellaire, tronquée. Cette narration va se poursuivre et se terminer dans le show-room de l’Âne Bleu avec un ultime tableau exposé. La fin d’une boucle, ou d’une très longue phrase voyageant dans l’espace, comme pour dire que l’intérieur se prolonge à l’extérieur du lieu.
Les peintures font référence à des tissus écossais, paraissant réduites à un objet de décor, à un échantillon, à un coupon de couturière pour les petits formats. Sur ces échos aux tartans écossais, une phrase se dessine en blanc. La phrase n’est pas citée en entier. De même que la peinture qui ne finit pas de ne jamais finir, les phrases n’ont ni commencement ni fin. On peut deviner le sens du mot coupé, mais pas ou delà. La narration enregistrée préalablement est entrecoupée de manques afin de ne pas tout dire d’une chose, de laisser la vacuité intellectuelle nourrir les lieux de l’absence et s’ajouter au visuel du tableau. Ces pertes de mots en amont et en aval de l’inscription relancent le regard sur la peinture. On remarquera que les couleurs jouent au jeu des ressemblances avec celles du mobilier. Le bleu d’un fauteuil semble ressurgir sur la toile, ou inversement, et ainsi se joue une partition colorée, rythmée entre mur et sol.
Ces peintures correspondant à des tissus d’ameublement à carreaux que l’on a pu voir tendus dans des intérieurs cosy, sont trop signifiants pour ne pas qu’on subodore une dimension humoristique en relation avec la phrase tant rebattue ça ira bien avec le canapé ! Ces peintures faussement décoratives fonctionneraient-elles comme une tautologie ? Un pléonasme visuel ? On pressent nettement une dimension moqueuse sous-jacente sur l’intention de l’œuvre, une distanciation par l’absurde… Un clin d’œil de côté. Mayura me confiera alors « Je fais des choses ridicules très sérieusement ». On ne pourrait mieux dire….
Les phrases qui coupent d’un trait blanc la surface peinte se donnent à lire sur une horizontale d’autant plus déterminante que, par sa position, elle fait tanguer le tableau dans une posture inhabituelle d’accrochage, comme pour y inscrire l’incertitude de l’œuvre d’art qui ne serait toujours qu’apparence….
Bernard Muntaner
Le code a changé (les secrets codés du titre)
Pourquoi un tel titre pour ce projet établi sur plusieurs années ? On pourra interroger l’histoire de l’Art et voir comment ont été changés au fil des siècles les codes de lectures des esthétiques successives. Entre Phidias, Polyclète et Praxitėle, les canons de la beauté du corps humain ont fondamentalement changé dans la Grèce antique. Les images du Moyen Âge ne peuvent se décrypter clairement si on ne maîtrise pas les codes pour y lire la symbolique des éléments qui construisent les tableaux. La peinture figurative a subi plusieurs bouleversements dans son histoire et plus formellement avec l’Impressionnisme, exaspérés ensuite par le Cubisme et l’Abstraction qui sont deux grands événements artistiques qui ont causé l’incompréhension du public en cassant les codes de la représentation. Plus près de nous, l’art conceptuel aura ajouté l’indispensable connaissance des codes en usage, pour investir et s’approprier la pensée, ou l’idée qui a conduit à la réalisation des œuvres conceptuelles. Le code est un accès à la compréhension d’une œuvre, un sésame, une clé qui ouvre la polysémie de la création souvent mystérieuse.
De même les lieux d’expositions ont changé. Depuis quelques décennies, des galeries classiques se sont déplacées de façon nomade, itinérante dans des lieux occasionnels, aux contours de friches, ou dans des appartements personnalisés accueillant un public sur invitation. Les codes, et donc les comportements à appliquer pour avoir accès à la monstration des expositions changent eux aussi.
Ici, l’appartement qui accueille les expositions des artistes invités n’est pas (encore) habité. C’est un appartement témoin, témoin de l’intervention des artistes dans un lieu de vie à venir. Un témoin de la transformation possible des espaces prédéfinis, ouverts aux changements au gré de l’appropriation du lieu après la lecture que les artistes en auront faite. Donner à voir une autre visibilité, une autre lisibilité, une autre épiphanie des espaces.
Mais « Le code a changé » est aussi lié à l’adresse même de l’appartement. En effet, le code de l’immeuble change très souvent au fil des semaines et des mois. De là à penser que l’immeuble soit devenu une métaphore de l’histoire de l’Art puisqu’on abordera l’univers artistique chaque fois différent des artistes invités, est une plaisante interrogation à valider au pas.
« Le code a changé » est aussi le clin d’œil malicieux du propriétaire, inventeur, et promoteur de ces événements artistiques singuliers.
Bernard Muntaner