Pascal Navarro – Monument pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés


Jusqu’à la fin septembre, Pascal Navarro présente « Monument pour Gabby », une exposition singulière qui pourrait surprendre celles et ceux qui suivent son travail. En effet, cette nouvelle proposition semble marquer un tournant important dans sa production, même si on y retrouve la question centrale et récurrente des traces, posthumes ou non, qu’on laisse à travers les images et les objets.

Le projet a germé après sa découverte de l’histoire de Gabby Petito qui a défrayé la chronique des médias et l’actualité des réseaux sociaux après sa disparition, au mois d’août 2021.
Dans une conversation avec Stéphane Guglielmet, directeur de la Galerie Territoires Partagés (voir ci-dessous), Pascal Navarro raconte :

« J’ai découvert son histoire il y a un peu plus d’un an, par l’émission de Pacôme Thiellement sur le média en ligne BLAST. Immédiatement, cette histoire m’a beaucoup touché. Avant même d’être à la fin de ce podcast, je savais que je voulais travailler sur cette histoire avec l’idée d’en faire un roman graphique. En deux mots, l’histoire de Gabby, c’est celle d’une jeune femme qui traverse les États-Unis avec son compagnon. Ils font partie de ce qu’on appelle les VanLifers et ils postent régulièrement sur Instagram et d’autres réseaux sociaux, leur quotidien et leur voyage. Tout cela montrant l’image d’une romance parfaite sauf qu’au bout de quatre mois, Gabby disparaît et on découvre qu’elle a été assassinée par son compagnon.
Ce qui m’a sans doute marqué le plus, c’est de comprendre que son Instagram était encore en ligne. Je me suis tout de suite dit que cet Instagram devenait une sorte de monument en ligne. C’est ça mon point de départ. Je suis allé voir cet Instagram et de fil en aiguille, je me suis rendu compte qu’on pouvait trouver une quantité extraordinaire de documents visuels sur Gabby. D’une certaine manière, on pouvait retracer toute sa vie par les traces qu’on trouve d’elle sur internet ».

L’intérêt de Pascal Navarro pour cette histoire, et pour les interrogations qu’elle véhicule s’accompagne, et c’est peut-être l’essentiel, du désir de créer un roman graphique, ce qu’il n’a jamais fait… Il confesse volontiers être un amateur passionné de B.D. dont il conserve avec soin une importante collection. Sa culture dans le domaine est manifeste. Il confie avoir une profonde admiration pour Chris Ware, auteur d’une exceptionnelle inventivité auquel le Centre Pompidou et le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême avaient consacré une rétrospective de grande envergure en 2022. Connaitre l’univers de Chris Ware est sans doute une des clés pour comprendre ce que Pascal Navarro présente sur les murs de la Galerie Territoires Partagés, et la manière dont il le fait. Pour celles et ceux qui ignorent d’œuvre essentielle de ce scénariste et illustrateur, ils/elles regarderont avec profit l’épisode que Tracks/Arte lui a dédié.

Sur les murs de Territoires Partagés, Pascal Navarro a directement transposé en dessins une sélection des éléments récoltés à travers l’internet sur l’histoire de Gabby Petito. La formule « Du mur Facebook au mur de la galerie, de la story insta à la chronologie dessinée » qu’il aime utiliser résume assez bien cet aspect de « Monument pour Gabby ». Dans cette transcription graphique d’informations, rien n’est imaginé ni interprété.

Si un·e visiteur·euse attentif·ive peut sans difficulté reconstituer l’histoire de Gabby, le récit dessiné sur les murs de la galerie n’est absolument pas linéaire. Dans sa construction, on reconnaît plusieurs emprunts aux mises en page et aux narrations éclatées de Chris Ware.

À cette transposition d’images au cœur de son projet, Pascal Navarro ajoute plusieurs plaques de marbre qu’il présente comme des ex-voto. Réaliser des gravures sur marbre et faire des dessins à la ligne claire faisait partie depuis longtemps de ses envies. La marbrerie Anastay à Saint Rémy de Provence lui a donné la possibilité de reproduire par sablage ou aérogommage des phrases écrites par Gabby sur son Instagram.

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

Des dalles de couleurs et de textures différentes ont été choisies avec beaucoup d’attention pour être en relation avec le contenu des posts… Sans doute veut-il offrir avec ces ex-voto une pérennité au monument en ligne qu’est le compte Instagram de Gabby et dont la durée est très incertaine…

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

S’ajoute à ces citations gravées dans le marbre, un portrait à peine visible de Gabby, estampé dans un marbre blanc. Cette image de l’instagrameuse dans la posture du lotus occupe toute la hauteur du mur, au fond de la galerie… Ce dessin réalisé à partir d’une photo extraite de son compte est à l’évidence la source du pochoir destiné à l’aérogommage.

La gravure est-elle le négatif de la transposition graphique, ou bien est-ce l’inverse ? Ne marque-t-elle pas dans la construction du récit le moment où le roadtrip bascule dans le drame ?

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

Au centre de la galerie, sur la droite, Pascal Navarro a installé une imposante gravure réalisée à partir de douze plaques de plâtre. Elle reproduit un paysage de montagne inspiré par une photo que Joseph Petito, le père de Gabby, a publié le 15 octobre 2021 sur son compte Instagram, un mois après la mort de sa fille. Pascal Navarro raconte que cet homme, qui ne voyage jamais, a traversé les États-Unis pour aller là où Gabby a été assassinée dans le Parc national de Grand Teton… Il accompagne son post avec ces mots : « I know now why you came here »…

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

Les quatre plaques de plâtre sont assemblées en face de la restitution graphique de la publication de Joseph Petito.

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

Elle-même est surmontée par un dessin qui évoque un des célèbres clichés de Gand Teton pris par Ansel Adams en 1942 que Pascal Navarro a « remixé » avec celui du père de Gabby pour réaliser sa gravure…

Deux livres de Baudrillard sont également accrochés au mur comme des ex-voto. À la lecture du récit que nous propose Pascal Navarro, on comprend aisément la présence de Simulacre et simulation, publié en 1981, bien avant les réseaux sociaux et qui reste d’une incroyable actualité sur la question des images…

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

La place du deuxième ouvrage (Amérique) est à la fois évidente par son titre, mais elle relève sans doute plus de l’association d’idées. Pour Pascal Navarro, cet essai, qui évoque à plusieurs reprises le monde minéral des grands espaces désertiques américains, renvoie au marbre immémorial… Ne faut-il pas voir une note d’humour dans son rapprochement avec le roman graphique Americana (ou comment j’ai renoncé à mon rêve américain) de Luke Healy ?

On comprend, peu à peu, que derrière chaque élément dessiné ou gravé, derrière chaque objet se cachent en outre de multiples associations d’idées, échos des mois passés par Pascal Navarro « complètement obsédé par toutes ces informations, à lire, écouter, regarder des heures de vidéos, de procès » dans, dit-il, la position du « Stalker »… Fait-il ici référence à l’ambiguïté du terme anglais qui peut désigner un admirateur ou un harceleur, mais aussi un rôdeur ou un chasseur furtif et silencieux ? Faut-il y entendre une évocation de l’étrange personnage du film d’Andreï Tarkovski ?…

Entre le pan de mur qui raconte les faits qui précèdent et accompagnent l’assassinat de Gabby et celui qui évoque la découverte de son cadavre, ses funérailles et les sordides suites judiciaires et médiatiques, Pascal Navarro a choisi de laisser un large espace vide à l’exception d’un livre accroché sur la gauche.

Sa couverture d’un violet sombre contraste avec le blanc immaculé de la cloison. Le titre de cet ouvrage collectif dirigé par l’historienne Christelle Taraud, Féminicides – Une histoire mondiale, rappelle avec une évidence frappante que l’histoire de Gabby Petito est avant tout celle d’un féminicide ! Cette césure, moment essentiel dans l’exposition, souligne avec vigueur que « Monument pour Gabby » ne peut pas, ne doit pas, se résumer à la question de l’image à l’ère des réseaux sociaux, à l’absence de distinction entre l’image et le réel, à la « disparition » du réel…

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

Dernier objet associé à « Monument pour Gabby », le livre d’Isabelle Rome – La fin de l’impunité. Pour une révolution judiciaire et juridique en matière de violences faites aux femmes – dont on ne sait pas trop si sa présence vient appuyer le précédent, si elle marque l’épilogue de l’exposition ou si elle indique un ajout à les fins, la collection de livres en cours que Pascal Navarro avait dévoilée dans « Memories Still Green» à Vidéochroniques en 2021…

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

« Monument pour Gabby », c’est aussi un leporello qui accompagne et reproduit l’exposition. Il en conservera la mémoire après son inéluctable disparition.


Le soir du vernissage, Pascal Navarro a fait une lecture performée du fil Instagram de Gabby Petito en n’omettant aucun des hashtags ou des émoticons.

Pascal Navarro - Monument pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés. Photo Instagram de Pascal Navarro

Ce projet devrait se poursuivre par la réalisation d’un roman graphique dont on peut voir une feuille dans l’exposition. Pascal Navarro espère pouvoir avancer dans cette tâche courant 2025, en particulier lors d’une prochaine résidence à La Marelle.

Pascal Navarro - Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés
Pascal Navarro – Monument Pour Gabby à la Galerie Territoires Partagés

« Monument pour Gabby » impose sans aucun doute un passage nécessaire par la Galerie Territoires Partagés. On espère que cette exposition trouvera comme le souhaite son auteur des prolongements dans d’autres lieux et dans une version inévitablement différente…

À lire, ci-dessous, la conversation entre Pascal Navarro et Stéphane Guglielmet.

En savoir plus :
Suivre l’actualité de la Galerie Territoires Partagés sur Facebook et Instagram
La Galerie Territoires Partagés sur le site de Provence Art Contemporain (PAC)
Le dossier de Pascal Navorro sur documentsdartistes.org
Suivre Pascal Navarro sur Instagram

Entretien de Stéphane Guglielmet avec Pascal Navarro

J’aimerais connaître le point de départ du projet artistique, pourquoi tu as voulu travailler sur l’histoire de Gabby Petito, cette influenceuse, si on peut l’appeler comme ça.

J’ai découvert son histoire il y a un peu plus d’un an, par l’émission de Pacôme Thiellement sur le média en ligne BLAST. Immédiatement, cette histoire m’a beaucoup touchée. Avant même d’être à la fin de ce podcast, je savais que je voulais travailler sur cette histoire avec l’idée d’en faire un roman graphique. En deux mots, l’histoire de Gabby, c’est celle d’une jeune femme qui traverse les États-Unis avec son compagnon. Ils font partie de ce qu’on appelle les VanLifers et ils postent régulièrement sur Instagram et d’autres réseaux sociaux, leur quotidien et leur voyage. Tout cela montrant l’image d’une romance parfaite sauf qu’au bout de quatre mois, Gabby disparaît et on découvre qu’elle a été assassinée par son compagnon.

Ce qui m’a sans doute marqué le plus, c’est de comprendre que son Instagram était encore en ligne. Je me suis tout de suite dit que cet Instagram devenait une sorte de monument en ligne. C’est ça mon point de départ. Je suis allé voir cet Instagram et de fil en aiguille, je me suis rendu compte qu’on pouvait trouver une quantité extraordinaire de documents visuels sur Gabby. D’une certaine manière, on pouvait retracer toute sa vie par les traces qu’on trouve d’elle sur internet. C’est quelque chose qui m’avait beaucoup marqué quand j’avais vu le film sur Amy Winehouse qui a été fait uniquement avec un principe de Found footage, c’est-à-dire uniquement avec des vidéos existantes, prises par Amy Winehouse ou ses amies. C’est l’idée que les traces qu’on laisse de nos vies peuvent, mises bout à bout, retracer nos vies. Ou en tout cas un récit qui renvoie à nos vies.

Pourquoi ce sujet, ce thème ? Qu’est-ce qui t’a attiré ?

Je pense qu’il y a énormément d’entrées possibles dans ce travail. Cette histoire permet une très grande quantité de ramifications donc j’ai envie de dire qu’il y a énormément de choses qui m’ont touché. Que cela aille de la question du voyage, j’ai moi-même fait un road trip aux États-Unis il y a quelques années, à ce qui est peut-être la question centrale de mon travail : celle des traces qu’on laisse et notamment des traces posthumes.

Je parle de traces, mais ça peut être des objets ou des images. La question de la trace que l’on peut laisser de soi est évidemment transformée par internet et les réseaux sociaux. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de me demander ce qu’il reste de Gabby. Qu’est-ce qu’elle nous laisse comme traces ?

Est-ce que ces traces renvoient à une réalité ? Quelles sont leurs durabilités ? Sachant que pour un monument en ligne que serait cet Instagram figé, nous n’avons aucune idée de sa pérennité. C’est la raison pour laquelle j’ai aussi travaillé le marbre, pour poser autrement cette question de la trace et de sa pérennité. Les monuments mortuaires sont dans les matériaux comme le marbre choisi, précisément pour leur dimension supposée éternelle.

Tu m’as parlé des entrées dans le travail. Au sujet de la forme plastique, as-tu voulu recréer une chronologie ? Quand je venais à l’atelier, tu avais commencé par me parler d’une bande dessinée.

Au départ, il y a eu ce projet de roman graphique qui est toujours en cours. Ce qui m’intéresse, que ce soit dans le projet de roman graphique ou d’exposition, c’est la transposition d’information. J’ai des informations que je retranscris en dessin ou en objet. Je les présente dans l’exposition de façon chronologique un peu à la manière de post-it qu’on viendrait mettre au mur. J’ai réalisé une forme de carte heuristique, de carte de la pensée.

Ce qui est fondamental pour moi, c’est de ne rien imaginer. Je n’interprète jamais rien dans les documents ou dans les récits que je peux récupérer. Tout provient de documents qu’on trouve en ligne. D’une certaine manière, ce n’est qu’une mise en forme ou plutôt un changement de forme de l’information. Formellement, ce sont des photographies qui se transforment en dessins, des textes que je suis venu recopier. J’amène ces informations qui se trouvent toutes en ligne, dans l’espace physique de la galerie. Du mur Facebook au mur de la galerie, de la story Insta à la chronologie dessinée.

Quel recul tu as eu par rapport à toute cette masse d’information ? Tu as dû te donner une ligne de conduite, une discipline. Comment as-tu réussi à créer une forme de récit dans la galerie ?

Oui, c’est un récit, mais qui n’est pas absolument linéaire. Un visiteur attentif peut arriver à retranscrire le récit. Dans le roman graphique, les choses seront plus cohérentes. Dans la galerie, il y a certes une trame chronologique, mais aussi des associations d’idées. Par exemple, lorsque que je vois sur l’Instagram de Gabby une photo d’elle devant un ensemble de lampadaires à Los Angeles, je me questionne sur l’origine de ces lampadaires et je découvre que c’est une œuvre de Chris Burden, très emblématique de la ville et prisée par les touristes pour faire des selfies.

C’est aussi une construction qui est pensée par rapport aux dimensions de la galerie et qui fonctionne en écho. Pour la sélection des éléments, je n’ai pas pris du recul, je me suis plutôt plongé dans les informations. J’ai passé huit à dix mois complètement obsédé par toutes ces informations, à lire, écouter, regarder des heures de films, de procès. J’ai pris la figure du Stalker, celui qui va chercher toutes les informations sur internet. C’était vraiment une immersion. Après, il y a un tri sur ce que j’ai décidé de mettre dans l’exposition qui s’est fait sur la cohérence narrative et sur des associations d’idées de l’ordre du désir. Ça me plaisait de mettre un lampadaire de Chris Burden.

On va parler de la forme plastique. Comment as-tu décidé d’appliquer tes dessins à même le mur ? On voit de la cartographie, des portraits, des fiches techniques… Est-ce que tu peux nous parler de ton processus de travail ? Je connais ton travail de dessins par l’effacement et ici, c’est plutôt le contraire, le trait ne doit pas s’effacer.

Effectivement, il y a une volonté de rendre matériel des choses qui sont en ligne. J’actualise des images en ligne par du dessin qui a une forme très physique. C’est remettre de la matière, des images sur le mur lui-même, avec des objets qui viennent appuyer cette matérialité. Le dessin avec le type de tracé que j’ai choisi produit une unification qui se propose aussi à la lecture.

C’est la première fois dans mon travail où je peux dialoguer intérieurement avec une de mes plus grandes références artistiques qui est Chris Ware. Il y a des choses qui peuvent être écrites en très petits, que ce soit dans l’exposition ou dans le leporello qui l’accompagne. C’est minuscule et ce sont des informations qu’on peut aller chercher, ou pas. Quelque chose qui semble inépuisable et qui correspond tout à fait aux principes des informations sur internet. Une information en amène une autre et on peut aller jusqu’à l’infini.

Je peux regarder un post Instagram de Gabby qui souhaite un joyeux anniversaire à son employeuse, puis aller sur le profil de son employeuse, aller sur son LinkedIn pour voir quel travail elle fait, aller sur son Facebook pour voir où elle est partie en vacances… Il y a cette infinité d’informations qui est aussi présente dans le travail de Chris Ware, et que j’essaye de travailler dans cette exposition. J’ai deux grands amours, Chris Ware et Bruegel. Ils parlent tous les deux de vies humaines, qui sont des grains de sable. Il y a quelque chose de l’ordre du détail. Parfois, il faut une loupe pour aller les chercher.

Dans l’exposition, il y a aussi des objets, des livres, des plaques de marbre. On peut parler de tes choix ?

Je fonctionne souvent par des choix formels. Le dispositif vient généralement avant le contenu iconographique. Dans ce projet-là, les choses se sont un peu inversées. C’est une rencontre qui s’est faite entre l’histoire de Gabby et des envies que j’avais depuis longtemps : créer un dispositif d’emprunt d’images, faire des dessins à la ligne claire et réaliser des gravures sur marbre.

Le travail de gravure sur marbre consiste ici à présenter des plaques de marbre, un peu comme des ex-voto sur lesquels j’ai gravé des phrases écrites par Gabby sur son Instagram. L’ensemble de l’exposition se présente comme des rectangles et par cette accumulation de rectangles tout peut apparaître comme des ex-voto. Les livres peuvent aussi être perçus ainsi. Ce n’est en aucun cas des livres qui peuvent être consultables par le public, ce sont simplement des livres, dont la matérialité a quelque chose de l’ordre du monument. J’espère que formellement il y a un dialogue entre ces livres, ces rectangles accrochés au mur et ces plaques ex-voto. Les livres, ce sont simplement les derniers que j’ai lus en relation avec le projet. J’ai relu pour l’occasion les textes de Baudrillard, notamment Simulacre et simulation, qui semble aujourd’hui très actuel.

Il y a toute une partie dont on n’a pas parlé, c’est la question des féminicides. C’est quand même le sujet essentiel de l’histoire de Gabby d’un point de vue sociétal. Il y a deux choses qui se conjuguent : la question de l’image en ligne et la question des féminicides. Seul sur un mur, j’al exposé un livre qui raconte l’histoire des féminicides. Gabby est une parmi des millions, et sa visibilité est aussi un sujet de débat.

Pour moi, Gabby Petito est une héroïne tragique contemporaine, parce qu’elle est emportée par quelque chose qui nous concerne tous la question de l’image à l’ère des réseaux sociaux. L’idée qu’il n’y a plus de distinction entre l’image et le réel et que par conséquent, il n’y a plus de réel. Pour simplifier les choses, nous pourrions dire que Gabby existe en ligne avec des images d’une romance parfaite, mais évidemment, il y a un hors champ. C’est dans ce hors champ que les choses se passent et qu’elle se fait assassiner. Les images de tout ce qui ne va pas entre Brian et Gabby n’existent pas. C’est dans ce hors champ que des millions d’internautes cherchent des traces. Toute la réalité de cette histoire est en dehors de l’image.

La famille de Gabby et le FBI décident de garder les images en ligne tandis que ce que les images de Brian ont toutes été supprimées. L’endroit où je pense que les choses se passent exactement comme Baudrillard le décrit, c’est qu’il y a une fusion entre l’image et le réel. En atteste le texte de Brian qui est en réalité sa confession avait de se suicider dans lequel il écrit si vous voulez savoir comme on était heureux, regarder les images.. Je ne crois pas que cela soit un mensonge. J’ai l’impression que le bonheur que chacun peut projeter sur eux passe par l’image du bonheur que donnent ces images. La question n’est pas de savoir s’ils sont réellement heureux, mais s’ils arrivent à produire des images du bonheur. C’est ça qui les rend heureux. L’autre chose qui est intéressante, c’est alors que Gabby existe pour nous uniquement sur les réseaux sociaux, tout ce qu’elle valorise relève d’une emprise immédiate et très physique avec le réel. Elle aime le voyage, le camping, la randonnée, regarder des étoiles, faire du yoga et manger des fruits. Elle est en prise permanente avec le réel et tout ça, elle nous le donne en accès par les réseaux sociaux.

Parlons d’avenir, tu peux nous dire si tu souhaites poursuivre ce projet et le développer avec d’autres formes plastiques ?

Je souhaite poursuivre ce travail par la réalisation d’un roman graphique, que je pourrai avancer en 2025 en partie grâce à une résidence à La Marelle. Mais d’autres formes sont possibles, littéraires notamment. Le soir du vernissage, je ferai une lecture. C’est le départ d’une possibilité de texte descriptif de l’Instagram de Gabby. J’aimerais que ce projet voyage, qu’il se matérialise ailleurs, car c’est une proposition qui peut se modifier en permanence, du fait de son dispositif qui relève des associations d’idées, de déplacements, et d’informations diverses. Il produit aussi des coïncidences : j’ai par exemple une collection de livres de fins, et le dernier de ma collection concerne les féminicides. Je pense que ce projet est un point fort dans mon travail, et qu’il n’est qu’au début de son développement.

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