Jusqu’au 19 octobre 2024, Anna Jaccoud présente « Décoincer » à la Galerie AL/MA. Cette exposition brillante et très aboutie marque sans aucun doute la rentrée de l’art contemporain à Montpellier. Le texte, qui accompagne le projet, présente « Décoincer » comme une « une invitation à un pivotement du regard et de nos perceptions, pour chercher le sens d’un lieu », en l’occurrence ici celui de la galerie.
Pour préparer cette exposition et produire plusieurs pièces, Anna Jaccoud a travaillé en juillet et en août dans les ateliers de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Montpellier (MO.CO Esba) dont elle a été diplômée avec les félicitations du Jury en juin 2022 (DNA), avant de rejoindre l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier Bojan Sarcevic.
Au cours de cette résidence estivale au MO.CO Esba, elle a rédigé plusieurs notes de travail dont plusieurs sont reproduites ci-dessous. Dans l’une d’elles, elle écrit ces lignes qui explicitent une partie des enjeux de « Décoincer » :
« J’imagine les éléments architecturaux, les cloisons et leurs angles, comme des éléments organiques et intimes, à l’image des êtres humains qu’ils accueillent : 4 murs, 12 arêtes, 12 sommets et 12 angles, 1 plafond, 1 sol, 6 surfaces. Je distingue les éléments qui composent un espace en les autorisant à s’exprimer en tant qu’entités, pour en révéler l’enveloppe, qui ainsi se prolonge, mue, se déplace, se débloque, se détend, s’inverse et échappe à sa condition homogène, figée, cernée, uniforme : Les angles ne sont pas droits. »
Coins et L’étendu
Trois sculptures posées au sol, les « Coins » sont au cœur du dispositif présenté par Anna Jaccoud.
Anna Jaccoud – Coin 1, 2024. Chutes de médium peint en blanc, enduit, L 83 x l 80 x H 88 cm ; Coin 2, 2024. Chutes de médium peint en blanc, L 50 x l 47 x H 109 cm et Coin 3, 2024. Chutes de médium peint en blanc, enduit, L 135 x l 38 x H 48 cm – « Décoincer » à la galerie ALMA, Montpellier – Photo de droite Yohann Gozard
Elles ont été réalisées pour l’exposition à partir de chutes de médium blanc trouvées dans les ateliers du MOCO Esba. Les matériaux de récupération sont un des éléments majeurs du travail de la jeune artiste, membre fondatrice de La Glaneuse, la récuperathèque des Beaux-Arts de Paris. Dans le texte qui introduit son portfolio, elle souligne :
« À l’instar de mes sujets, je récupère des matériaux – cohabitants éphémères de notre quotidien – pour entrer en dialogue avec eux et exploiter leurs langages. Je revendique une invitation à un pivotement du regard dans une reconsidération de notre rapport à l’environnement et de notre façon d’habiter. Je cherche à transfigurer mes extractions dans un principe d’économie de moyen : échoués dans le champ de l’inutile et de l’invisible, les matériaux que j’investis sont porteurs du travail du temps (qui suggère l’occupation de l’homme) dont je fais le sondage ».
Lors d’une conversation dans la galerie, elle précise : « Venir interroger ce matériau est pour moi essentiel. Toutes les traces apparentes, ces défauts que je n’entends pas comme défaut évidemment, toutes ces particularités étaient pour moi à réinvestir dans un langage plastique que j’avais déjà utilisé notamment pour L’étendu en 2023 ».
Les « Coins » sont caractérisés par un dos à 90°. Trois équerres attestent que ces trois volumes ont un coin parfait. « Dans cette position, la sculpture vérifie donc si l’angle est droit – souvent ce n’est pas le cas – en même temps qu’elle prolonge le mur auquel elle se greffe. Elle le transforme par hybridation. Décoincée, la sculpture est autonome ». Lors de l’entretien dans la galerie, elle ajoute « C’est comme si elles avaient glissé des angles… Comme si elles s’étaient décoincées, d’où le titre… »
Suspendu par une corde qui traverse la galerie dans sa diagonale, L’étendu prolonge cette interrogation de l’espace entier et dans son intégrité…
Anna Jaccoud – L’étendu, 2023. Chutes de médium peint en blanc, enduit, corde blanche- « Décoincer » à la Galerie AL_MA, Montpellier
Pour Anna Jaccoud, ses « Coins » sont également une suggestion à « pivoter notre regard, à décoincer un regard trop figé sur nos architectures intérieures, nos habitats, sur les institutions… Inviter à comprendre ces éléments avec lesquels on cohabite et qui ont peut-être une vie à part entière… »
Dans la manière avec laquelle Anna Jaccoud s’approprie les rebuts de la société industrielle et urbaine, on peut penser au « Merz » de Kurt Schwitters. Par leur remaniement du matériau et leur greffe, par leur « prolifération » et leur prolongement dans l’espace, ses « Coins » pourraient également évoquer une sorte de résonance avec les différentes versions du « Merzbau »…
À propos de ce rapprochement, et sans le rejeter, Anna Jaccoud précise « dans les œuvres qui interrogent l’architecture, je regarde davantage des artistes comme Gloria Friedmann, Gordon Matta Clark, Claire Jeanne Jezequel… ».
Sondés, Pliés, Enveloppes et Exquadrare
Ces quatre volumes sont accompagnées par un ensemble de dessins typographiques réalisés à la machine à écrire. On en avait découvert quelques exemplaires présentés par Marie Caroline Allaire Matte lors du salon Paréidolie l’an dernier à Marseille.
Dans les travaux sur papier comme pour ses sculptures, Anna Jaccoud utilise exclusivement des matériaux déjà utilisés : chutes de médium ou de bois laminé pour ses volumes, papiers usagés ou abandonnés pour ses dessins.
Ces œuvres de papier viennent construisent un dialogue complexe et subtil avec les Coins et L’étendu.
« Suspendus pas des épingles, ils se détachent légèrement du mur, gagnent en volume et deviennent une présence à part entière dans l’espace ». Ces dessins typographiques peuvent établir une relation discrète avec les visiteur·euses, en bougeant délicatement à leur passage, mais aussi avec le soleil qui selon les circonstances peut révéler une deuxième image projetée sur le mur…
Plusieurs de ces dessins appartiennent à la série des Pliés que l’on avait vue à Marseille. Ici, seule la lettre « o » est tapée de façon répétitive ligne après ligne. Selon la force de frappe du caractère, la feuille peut être ou non perforée.
Anna Jaccoud – Sans titre, (série des Pliés), 2024, dessin typographique, 70,3 x 47 cm ; Sans titre (ou Calligramme), (série des Pliés), 2023, dessin typographique, 115 x 47 cm ; Sans titre, (série des Carrés), 2023, dessin typographique, 25 x 25 cm « Décoincer » à la Galerie AL_MA, Montpellier
Pour la série des Sondés, la « lecture » du papier est essentielle. C’est elle qui dirige le choix des signes typographiques et la création du dessin. « C’est un travail très en proximité avec le papier que je décrypte, dont je sonde la surface, avant d’en retranscrire la lecture avec les touches de la machine que je maîtrise, en y tapant le caractère que je perçois, qui convient pour tendre vers un dessin libre et organique. C’est une série dans laquelle j’utilise davantage les signes de ponctuation pour imaginer un nouveau langage. »
Pour l’un, seuls l’encre rouge et les « signes de l’ordre du silence » ont été utilisés, virgules, parenthèses, tirets, points, etc.
Anna Jaccoud – Sans titre (série des Sondés), 2024, dessin typographique, 53 x 47 cm – « Décoincer » à la Galerie AL_MA, Montpellier
Pour un autre dessin de cette série, c’est la machine à écrire d’une amie de l’artiste qui a choisi de manière autonome et au hasard d’utiliser l’encre noire ou rouge ou de mélanger les deux… Ce qui ne pouvait qu’intéresser vivement Anna Jaccoud qui revendique l’accident comme un élément de son geste artistique, au même titre que les propriétés des matériaux qu’elle investit et les outils avec lesquels elle travaille.
Anna Jaccoud – Sans titre (série des Sondés), 2024, dessin typographique avec la machine à écrire de Tézya, 75,5 x 47 cm – « Décoincer » à la Galerie AL_MA, Montpellier – Photo Yohann Gozard
Avec les Enveloppes, Anna Jaccoud reproduit le protocole des Sondés en utilisant des enveloppes dépliées de son courrier. « Je choisis le bleu des enveloppes pour créer de nouvelles évocations, un nouveau langage en réorientant l’utilisation de la typographie. »
La série Exquadrare, réalisée pour l’exposition et en regard avec les Coins, reproduit avec exactitude des « dessins-équerres » en utilisant avec patience et dextérité la machine à écrire sur du papier millimétré bleu soigneusement plié. Dans la réserve de la galerie, on peut découvrir un dessin très délicat de cette série réalisée sur un papier pour la correspondance par avion.
Au sol, en écho au bleu des Enveloppes et des Exquadrare, Anna Jaccoud a installé Pochettes gaffées. Cet assemblage de pochettes à trois rabats est consolidé par des chutes de plaques de métal et du ruban adhésif noir, connu sous le nom de « gaffer ». Ce volume trouve son origine dans les chemises cartonnées qu’elle réunit pour transporter de ses dessins aux formes et aux dimensions hors normes…
Anna Jaccoud – Pochettes gaffées, 2024, pochettes à trois rabats bleues, chutes de métal, scotch (gaffer) noir, dimensions variables. « Décoincer » à la Galerie AL_MA, Montpellier. Photo en bas à droite Yohann Gozard
Dans la note liminaire de son portfolio, Anna Jaccoud écrit : « Je m’invente et mets en application des processus, où le geste et son outil tient le rôle primordial, qui réfléchissent et intègrent le hasard, l’espace, l’écriture, le dessin-résultat d’une action, le registre de l’atelier, la poésie… »
Il faut impérativement passer par la Galerie AL/MA avant le 19 octobre pour découvrir et partager le travail de cette artiste qui s’affirme sans aucun doute comme une des personnalités majeures de la jeune scène contemporaine.
En savoir plus :
Sur le site de la Galerie AL/MA
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Anna Jaccoud – Repères biographiques
Anna Jaccoud est née en 2001 à Grenoble. Elle vit et travaille et poursuit sa formation à Paris.
Formation :
Diplômée des Beaux Arts de Paris avec la mention “Remarquable” en juin 2023 (DNAP).
Diplômée des Beaux Arts de Montpellier Contemporain / MO.CO ESBA avec les félicitations du Jury en juin 2022 (DNA).
Exposition personnelle :
2024 Décoincer, galerie AL/MA, Montpellier
2023 Qu’il faille, Beaux Arts de Paris
2022 Il faut qu’il se passe quelque chose, Beaux Arts de Montpellier Contemporain
Expositions collectives :
2024 Prix du dessin contemporain des Beaux-Arts de Paris 2024
2024 Festival de scènes La Grosse Perche à Étilleux, performance avec Juliette Kloppenburg
2024 Crush 4e édition, Beaux Arts de Paris
2023 Deux Fois Oui/Supervues, 14e édition à l’Hôtel Burrhus (Vaison-la-Romaine) en duo avec Paul Chochois
2023 Salon du dessin contemporain Paréidolie, invitée par la Galerie AL/MA, au Château de Servières (Marseille)
2023 Défilé Maison Véronique Murier 1ère édition (Beaux-Arts de Paris ‒ commissaire Colombe Thaller)
2023 Good Cop, Bad Cop à La Bonbonnière (Les Roches de Condrieu), commissaires Paul Raguenes et Simon Feydieu ;
2023 Voile de nuit au Petit Bain (Paris) commissaires masters ICART
2022 Supervues, 13e édition à l’Hôtel Burrhus (Vaison-la-Romaine)
2022 Almanach 2052 à l’Écolothèque de Montpellier
2022 ₵ / Cellule à la Galerie de l’ESBA MO.CO, commissaires Kit Szaz, Maria Palko, Jean Lemmonier et Cassandre Lecocq