Jusqu’au 2 février 2025, la Fondation Vincent van Gogh Arles présente « La Haute Note Jaune », une étonnante et détonante exposition qui réunit autour d’une formule de Van Gogh vingt-deux artistes de générations et d’origines diverses. Pour Bice Curiger et Margaux Bonopera, « Toutes et tous explorent le réel afin d’y puiser les intuitions et les émotions nécessaires à leur art, comme un·e interprète lyrique tenterait d’obtenir la plus haute note possible avec sa voix ».
« Trouver des notes encore plus hautes, c’est ce qui nous a beaucoup inspiré dans la construction ce projet », affirmait Bice Curiger avec son regard pétillant et son sourire malicieux en nous invitant à entrer en toute liberté dans l’exposition…
Van Gogh et la « Haute Note Jaune »
Dans son essai introductif pour le catalogue, la directrice artistique de la Fondation rappelle « le mot “jaune” apparaît une centaine de fois dans sa correspondance au cours de la seule année 1888 ». Cette obsession est évidente dans ses tableaux emblématiques de tournesols, comme dans Le Lieur de gerbes (d’après Millet) que l’on peut voir dans l’exposition. Mais Bice Curiger insiste sur le fait que cette « haute note jaune » est pour Vincent bien plus qu’une simple couleur sur sa palette.
Dans une lettre à son frère Théo, il décrit la « haute note jaune » comme « l’acmé de l’accomplissement créatif – exigeant, à la fois redouté et désiré – un phénomène d’exaltation ou de potentialisation mentale ». On comprend que pour Van Gogh, le jaune représentait un idéal artistique, une quête de l’expression maximale, un sommet à atteindre.
La recherche de la « haute note jaune » était une exploration profonde de ses propres émotions. Sans doute la soif d’un état de grâce artistique, d’un moment d’exaltation créative où la couleur se charge d’une intensité émotionnelle et spirituelle.
Celles et ceux qui fréquentent régulièrement les expositions de la Fondation Vincent van Gogh Arles se souviendront sans doute de « Souffler de son souffle » en 2022 qui avait été Imaginé à partir d’un propos de Vincent van Gogh adressé à Émile Bernard… Les ressorts de ces deux projets ne sont pas sans quelques proximités…
Une mosaïque d’expressions artistiques
L’exposition propose d’explorer cette notion insaisissable à travers les œuvres d’artistes qui, à l’instar de Van Gogh, ont cherché à repousser leurs limites.
De l’expressionnisme abstrait à l’art conceptuel, « La Haute Note Jaune » présente un large éventail d’approches artistiques contemporaines qui révèlent la richesse et la complexité de l’idée de « haute note jaune ».
Dans un kaléidoscope de couleurs et de formes, on découvre une étonnante mosaïque d’expériences et d’aspirations artistiques qui transcende la simple couleur pour devenir une métaphore de l’expression artistique poussée à son paroxysme.
Les artistes sélectionnés pour cette exploration sont très majoritairement anglo-saxons et plus particulièrement germaniques. La moitié ont été exposés par Bice Curiger dans les multiples projets qu’elle a conçus avant d’arriver à Arles. Certain·es ont fait l’objet d’articles dans la revue Parkett qu’elle a fondée et dirigée. D’autres comme Martin Disler et Klaudia Schifferle ont accompagné les débuts de son parcours de curatrice au tournant des années 1970-80.
Dans le catalogue, Bice Curiger présente une analyse du concept de « haute note jaune » autour d’un douzaine de thèmes et motifs récurrents (Subjectivité, Rejet des conventions, Nature et culture, Inspiration brute…). Sur cette base elle propose d’associer les artistes et d’examiner leurs œuvres. Cette lecture n’est que très partiellement perceptible dans le parcours de l’exposition.
« La Haute Note Jaune » s’organise avec invention, hardiesse et fluidité, en fonction des espaces très divers qu’offre la Fondation Vincent Van Gogh Arles.
L’accrochage privilégie les conversations et les correspondances, parfois inattendues, mais toujours productives entre les œuvres, jouant habilement avec le volume des salles et leurs dimensions.
Parmi les moments particulièrement réussis de ce parcours élégant, pétillant, tout en finesse et précisions, on retient sa remarquable ouverture. Deux photographies de VALIE EXPORT intitulées Jump (2009) y passent la main à un point d’exclamation de Richard Artschwager (Exclamation Point [Chartreuse], 2008) qui donne le ton de l’exposition.
VALIE EXPORT – Jump 1 et Jump 2, 2009 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
En outre, il fait un lien inattendu, mais particulièrement pertinent, entre les photographies sérigraphiées d’EXPORT et les merveilleux petits tirages de Claude Cahun.
Claude Cahun – Autoportrait au miroir, vers 1928 ; Je m’entraîne, ne m’embrassez pas, vers 1927 ; Je tends les bras, vers 1931 (avant 1932) et Autoportrait couvert de masques, vers 1928- « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Un peu plus loin, c’est autour de Arch of Hysteria (1993) de Louise Bourgeois que s’articule une des séquences les plus puissantes de l’exposition. Le bronze poli de la sculpture reflète la confrontation stupéfiante d’un triptyque d’Albert Oehlen – dont le jaune éclatant hérite des tournesols de Van Gogh et de la poste allemande – avec une série de Martha Jungwirth inspirée de L’Asperge d’Édouard Manet.
Louise Bourgeois – Arch of Hysteria, 1993 ; Albert Oehlen – Sans titres (triptyque), 2017 et Martha Jungwirth – Sans titres de la série Édouard Manet, L’Asperge, 2023 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Ce dialogue est ponctué par quatre œuvres d’Asger Jorn dont deux sont des « collaborations » peintes sur des tableaux trouvés dans des brocantes.
La séquence se prolonge dans la salle suivant avec une petite gouache sur papier calque de Louise Bourgeois (Untitled (Arch of Hysteria), 1992) qui fait naturellement écho à la figure humaine en bronze poli et patiné suspendue au plafond.
Louise Bourgeois – Untitled (Arch of Hysteria), 1992 et Arch of Hysteria, 1993 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Cette œuvre délicate et de dimensions réduites est encadrée de chaque côté par deux grandes toiles libres de Martin Disler (Sans titre, 1980 et Der Maler [Le Peintre], 1981). Une de ces deux peintures est contemporaine de celle qui était accrochée à l’été 1980 dans « Saus und Braus. Stadtkust », une exposition déterminante dans le parcours de Bice Curiger. Voisine de l’atelier de Disler à la Rote Fabrik de Zurich à la fin des années 1970, elle a suit son travail depuis les premières années de cette décennie jusqu’à sa disparition.
Martin Disler – Sans titre, 1980 et Der Maler (Le Peintre), 1981 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Comme à l’habitude, l’ancien bureau du directeur de la Banque de France est réservé à la présentation du prêt annuel du Van Gogh Museum, Amsterdam. Pour cet hiver, il s’agit du Lieur de gerbes (d’après Millet), un tableau peint à Saint-Rémy-de-Provence en septembre 1889. Interdit de sortie son séjour psychiatrique, Vincent réalise sa toile à partir de la gravure en noir et blanc La Fenaison (1853), d’Adrien Lavieille d’après Jean-François Millet. Une belle expression de ce qu’est pour lui la « haute note jaune »…
Hyun-Sook Song – Diptychon III (7 Brushstrokes – 15 Brushstrokes) (7 coups de pinceau – 15 coups de pinceau), 2014 ; Brushstrokes-Diagram (Diagramme de coups de pinceau), 2009 et 6 Brushstrokes (6 coups de pinceau), 2023 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Dans l’espace étroit et tout en longueur où ouvre ce bureau, les deux commissaires proposent un rapprochement éblouissant entre trois fascinantes et délicates tempera sur toile de Hyun-Sook Song et trois étonnantes compositions géométriques de Pierre Schwerzmann où émerge ce que Bice Curiger qualifie de « clarté vibrante et mystérieuse qui apparaît alors sous nos yeux nous conduit à remettre aussitôt en doute notre confiance absolue en ce que nous voyons ». C’est des moments suspendus où l’on trouve « des notes encore plus hautes »…
Pierre Schwerzmann – Rectangle vert sur dégradé, 2016 ; Deux Bandes verticales noires sur dégradé), 2016 et Deux Bandes jaunes sur dégradé, 2024- « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Un peu plus loin, une salle entière est consacrée à Verena Loewensberg. C’est avec beaucoup de plaisir que l’on (re)découvre le travail cette artiste qui a appartenu au groupe Abstraction-Création.
Comme avec les toiles de Schwerzmann, les commissaires montrent ici leur largeur d’esprit quant à leur propos. En effet, Bice Curiger écrit : « Rien ne semble être plus à l’opposé du principe de la “haute note jaune” que ce courant artistique, qui place la raison au centre de son approche. Pourtant, tout en subtilité, Loewensberg prend la tangente par rapport à l’idéologie “pure” de l’art concret… »
À l’étage, dans le premier salon de l’ancien appartement du directeur, l’exceptionnelle et angoissante sculpture de Dominique White (The Tortuous, 2023) s’impose avec une rare puissance au point d’éclipser un peu ce qui suit…
Il faut atteindre le second point d’exclamation de Richard Artschwager (Corner Exclamation, 1993) et pénétrer dans la dernière salle consacrée à Bruno Jakоb pour retrouver l’esprit de la « haute note jaune »…
Richard Artschwager – Corner Exclamation, 1993 et Bruno Jakоb – Série Again and Again and Again Pump the Cyperspace / Cyperpresence Daily Movements , 2023-2024- « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Après une première visite, le parcours de « La Haute Note Jaune » nous a laissé toutefois quelques interrogations…
En effet, n’aurait-il pas été plus pertinent de rapprocher les deux toiles de Martin Disler avec les œuvres de Klaudia Schifferle ? Ces deux artistes proches de Bice Curiger ont beaucoup en commun par leur histoire dans le paysage helvétique des années 1970-1980… C’est un portait dessiné de Schifferle (Bice die Kunstkritikerin, 1980) qui est reproduit sur la couverture de la passionnante biographie C is for Curator, Bice Curiger- A Life in Art de Dora Imhof. Il aurait sans doute été intéressant de voir ce qui était alors partagé par ces deux artistes dans la forme et de rapprocher leur expression de la « haute note jaune »…
À l’inverse, les œuvres de Nina Childress auraient certainement pu entretenir une conversation avec les deux toiles de Karen Kilimnik en évoquant leur absence de « BEAUBADUGLY – L’autre histoire de la peinture » au MIAM (Musée International des Arts Modestes) de Sète…
Karen Kilimnik – the sea creasts the beach, 2023 et the emerald sea + the beach, 2022 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
On suppose que les contraintes de lumière exigées par les pigments phosphorescents utilisés par Nina Childress ont imposé cette organisation du parcours de visite…
Nina Childress – Sylvie décolo (Peroxide Sylvie) 1, 2, 3 et 4, 2023 ; Family of 24 (Famille de 24), 2024 et Genoux serrés et Bad genoux serrés, 2020 – « La haute note jaune » à la Fondation Vincent van Gogh Arles
Au-delà de cette remarque, « La Haute Note Jaune » offre une exploration riche et stimulante de l’héritage de Van Gogh. Le travail de vingt-deux artistes contemporains sélectionnés démontre de manière assez convaincante comme la quête de Van Gogh pour la « haute note jaune » demeure une inspiration et un défi pour les artistes d’aujourd’hui.
Retrouver l’esprit inclassable et parfois iconoclaste des expositions de la Fondation Vincent van Gogh reste un moment d’exception qui mérite toujours un passage par Arles…
À suivre quelques regards photographiques sur le parcours de « La Haute Note Jaune »…
Catalogue bilingue français/anglais édité par la Fondation Vincent van Gogh Arles. Contributions de Margaux Bonopera, Bice Curiger, Christian Prigent, Fabienne Radi et Nikolaj Schultz.
En savoir plus :
Sur le site de la Fondation Vincent van Gogh Arles
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