Souffler de son souffle – Fondation Vincent van Gogh Arles

Marina Abramovic & Ulay, Vito Acconci, Jean-Marie Appriou, Carlotta Bailly-Borg, Frank Bowling, Tracey Emin, Markus Döbeli, Hans Haacke, Francis Hallé, Hans Hartung, Hokusai, Rebecca Horn, Asger Jorn, Jutta Koether, Piero Manzoni, Kristin Oppenheim, Giuseppe Penone, Joyce Pensato, Vivian Springford, Vivian Suter, Andra Ursuta, Chloé Vanderstraeten, Vincent Van Gogh, Gil Joseph Wolman et Wols.


Jusqu’au 1er mai 2022, la Fondation Vincent van Gogh Arles propose « Souffler de son souffle », une superbe exposition thématique qui rassemble vingt-cinq artistes de plusieurs générations et de divers mouvements.

Imaginé à partir d’un propos de Vincent van Gogh adressé à Émile Bernard : « […] le fait est que nous sommes des peintres dans la vie réelle et qu’il s’agit de souffler de son souffle tant qu’on a le souffle (1) », le projet curatorial conçu par Bice Curiger, Julia Marchand et Margaux Bonopera s’est construit en multipliant les recherches et les échanges auprès d’artistes, de galeries et de quelques institutions, fondation et collectionneurs.

Ces explorations et les prêts d’œuvres qui les ont suivies ont permis aux trois commissaires d’articuler avec beaucoup de finesse et de subtilité un parcours qualifié de « transhistorique ». Leur accrochage « orchestre librement des associations poétiques » et ose des rapprochements souvent audacieux qui parfois n’hésitent pas à « résister » aux espaces.

S’il suggère quelques ébauches narratives autour de diverses interprétations du mot « souffle », le propos toujours discret laisse toute liberté au regardeur pour élaborer conversations entre les œuvres et imaginer ses propres fictions…

Après avoir traversé la librairie, le visiteur est accueilli par deux toiles libres, suspendues au plafond, peintes par Vivian Suter en plein air dans sa maison-atelier ouverte sur la végétation tropicale et luxuriante du Guatemala.

« Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles - Vue de l'exposition

Vivian SuterUntitled, non daté et Jean-Marie AppriouLe Sonneur, 2021 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Le Sonneur (2021) de Jean-Marie Appriou semble s’avancer vers nous. Cet étrange joueur de cornemuse, une sculpture en fonte d’aluminium réalisée pour l’exposition, appartient à la série Les Apiculteurs. Il est coiffé d’un chapeau de verre dont la forme rappelle celui de l’alchimiste dans le film La Montagne sacrée de Jodorowsky. Évoque-t-il, comme le suggère Bice Curiger, un Vincent van Gogh « qui aurait troqué sa boite de couleurs contre une cornemuse » pour guider les abeilles ?

Marina Abramovic & Ulay - Breathing In-Breathing Out [Inspiration – Expiration], 1977

Marina Abramovic & UlayBreathing In – Breathing Out, 1977

Passé ce vestibule, l’entrée dans les espaces d’exposition met directement le visiteur face à Breathing in/Breathing out (1976) de Marina Abramovic & Ulay. Cette vidéo immortalise la performance emblématique des deux artistes qui inspirent à tour de rôle le souffle expiré par l’autre, pendant plus d’un quart d’heure. L’œuvre sert de pivot à l’accrochage dans les deux premières salles.

Sur la gauche, les restes du souffle d’artiste de Manzoni (Fiato d’artista, 1960) précèdent deux performances de Vito Acconci filmée en Super 8 (Breath ln (To)/Out (of)), 1971 et Flour/ Breath Piece, 1970).

Elles accompagnent un superbe ensemble de six œuvres de Wols dont deux dessins confiés à son ami Iliazd et rarement montrés… Témoignent-elles de l’essoufflement d’un artiste en proie à de multiples difficultés ?

Wols Tête, 1943 ; Sans titre, vers 1938 ; La Turquoise, 1949 ; Sans titre, vers 1938 et Grenade bleue, 1946 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Sur la droite, la vidéo de Marina Abramovic & Ulay passe le témoin à deux tableaux et deux pochades de Tracey Emin qui évoquent sans doute le souffle des amants (I will look for you in every sleeping hour, 2017 – 0.C.I.T.A.F.Y. (0f Course I Thougt About Fucking You), 2016-2018 ; The Falling, 2016 et Take it, 2016).

Tracey Emin0.C.I.T.A.F.Y. (0f Course I Thougt About Fucking You), 2016-2018 ; I will look for you in every sleeping hour, 2017 ; The Falling, 2016 et Take it, 2016 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

La voile bleue de Hans Haacke (Blue Sail, 1965) fait partie de ses premières œuvres qui mettaient en évidence des processus naturels comme la circulation des flux. Par la suite, l’artiste conceptuel dénoncera les connivences entre le milieu des affaires, de la politique, de l’art et de la culture. Ici, au contact des toiles de Tracey Emin, les mouvements de son « drap » bleu ne pourraient-ils pas être perçus comme une discrète allusion au rythme de corps dont les respirations s’accordent ?

Dans la diagonale qui conduit de l’entrée dans l’espace d’exposition à la seconde salle, Corpo d’aria n.6 (1959-1960), une seconde pièce de Piero Manzoni, fait écho à son Fiato d’artista. Dans une très élégante vitrine, le Corps d’air numéro 6, édité en 45 exemplaires, rassemble les éléments d’un kit pour souffler dans un ballon… Vendue à l’origine 30 000 lires italiennes, la baudruche pouvait en option être gonflée par Manzoni moyennant un surcoût de 200 lires…

Piero ManzoniCorpo d’aria n.6, 1959-1960 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Deux aquarelles de Markus Döbeli (Untitled, 2015-2020) imposent une discrète présence. De ces œuvres vaporeuses, Bice Curiger parle d’une peinture qui est « presque au bord du rien »…

Markus DöbeliUntitled, 2015-2020 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Elles font face à trois tableaux captivants de Vivian Springford (Untitled (Tanzania Series), 1971 ; Untitled (Cosmos Series), 1972-1973 et Untitled (Expansionist Series), 1977). Par un mouvement circulaire, les couleurs diluées se fondent dans une fine couche de préparation blanche encore humide… De véritables pièges pour le regard.

Vivian Springford ­ Untitled (Tanzania Series), 1971 ; Untitled (Cosmos Series), 1972-1973 et Untitled (Expansionist Series), 1977 – Markus DöbeliUntitled, 2015-2020 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Dans un coin, une sculpture animée de Rebecca Horn (Die kleine Sirene, 1990) déploie ses plumes blanches dans une danse rotative qui évoque la parade du paon. Discrète, la mécanique laisse un peu de mystère au souffle qui l’anime…

Son lent mouvement hypnotique répond formellement à la fois aux trois vortex de Vivian Springford et aux ondulations de la Blue Sail de Hans Haacke.

« Souffler de son souffle» se poursuit en direction du bureau de l’ancien directeur de la Banque de France où l’on retrouve le Papillon de nuit géant, peint par Vincent van Gogh à Saint-Rémy-de-Provence en mai 1889 accompagné par deux superbes dessins de Giuseppe Penone : une étude préparatoire pour un masque de verre conservée par le Cirva (Un progetto di sguardo, 1994) et une étude pour souffle d’argile conservée par Carré d’art (Studio per soffio di creta, 1977).

Giuseppe PenoneStudio per soffio di creta, 1977 et Un progetto di sguardo, 1994 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Auparavant, dans un couloir étroit hérité de la scénographie de l’exposition « Laura Owens & Vincent Van Gogh », le parcours confronte trois toiles de Jutta Koether (Untitled, 1988 ; Souveraine N° 5 (after Peaches) et UnpHotographable, 2021) à quatre dessins de Asger Jorn réalisés en 1968 en soutien aux étudiants.

Jutta KoetherUntitled, 1988 ; UnpHotographable, 2021 ; Souveraine N° 5 (after Peaches), 2021 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Cet échange autour du souffle de la révolte se fait sous le regard moqueur d’un Mickey crasseux de Joyce Pensato (Blue Mickey, 1998).

Un peu plus loin, on retrouve des esquisses de Mickey Mouse et Donald Duck de cette artiste new-yorkaise que certain ont un temps qualifié d’« icône punk du renouveau expressionniste », amie de Christopher Wool et dont Joan Mitchell était dit-elle un des ses mentors…

L’expressionnisme de Pensato et ses personnages de cartoon conduisent le regard vers trois grandes toiles de Hans Hartung peints entre 1966 et 1989 à l’aide du souffle d’un aspirateur inversé et d’un pistolet à air comprimé…

Hans HartungT1966-E19, T1989-K18, T1988-E12, 1966-1989 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Dans le passage qui conduit vers la petite cour intérieure de l’hôtel Léautaud de Donines, l’accrochage présente deux superbes tableaux de Frank Bowling (May Shimmer, 2018 et Withering Sunflowers, 2019). Ce dernier choisi par l’artiste pour l’exposition est un évident hommage à Vincent. Le cartel ajoute qu’il « annonce l’effacement du symbole : un tournesol à bout de souffle semble s’être posé sur la toile »…

Frank BowlingWithering Sunflowers, 2019 et May Shimmer, 2018 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

En face, deux carnets de voyage de Francis Hallé montrent l’étonnant talent de dessinateur du botaniste et biologiste montpelliérain, défenseur des forets primaires et initiateur du Radeau des cimes. Le cartel rappelle que c’est aux végétaux que « nous ne devons rien de moins que notre respiration »…

De l’autre côté de la cour, une salle est dédiée à la présentation de l’hypnotique film de Gil Joseph Wolman, L’Anticoncept (1951). Deux images consécutives, projetées sur un ballon-sonde se répètent : un rond blanc et un noir complet. La bande-son joue avec la vitesse de diffusion. Elle est constituée de réflexions de Wolman sur la vie, l’amour et l’art. Elles sont entrecoupées de « mégapneumies » qui utilisent le souffle comme matériau…

À l’étage, dans les appartements de l’ancien directeur de la Banque de France, on retrouve un impressionnant ensemble de toiles libres, suspendu à des hauteurs variables de Vivian Suter dont a découvert le travail en entrant dans « Souffler de son souffle »… Imaginé par l’artiste, l’accrochage propose au visiteur de s’enfoncer dans une forêt de peintures qu’elle a réalisées en plein air ou sur la terrasse de sa maison au Guatemala.

Dans ces salons bourgeois, la lumière naturelle joue avec les teintes des pigments, la transparence des toiles, les gestes de l’artiste, les mouvements et le regard du spectateur. Dans la deuxième pièce, une toile accrochée à un mur évoque la manière de Van Gogh et notamment les spirales de la Nuit étoilée.

Cette manière de bousculer les conventions de l’exposition et de saturer l’espace fait resurgir les souvenirs jubilatoires de l’installation Indoor Van Gogh Altar de Thomas Hirschhorn qui avait marqué l’exposition inaugurale de la Fondation Vincent van Gogh Arles dans ces mêmes appartements…

Au milieu des toiles de Vivian Suter, un petit cabinet rassemble un très bel ensemble de neuf dessins d’arbres tropicaux de Francis Hallé. Parmi eux, un imposant Ceibo (Ceiba pentandra), a particulièrement attiré l’attention de Vivian Suter… Il est en effet très semblable au Fromager présent dans son jardin.

L’étroit passage qui surplombe la cour de l’hôtel particulier accueille une des très belles surprises de l’exposition avec plusieurs carnets du recueil Mangas que Hokusai publia entre 1814 et 1878. Le couple de collectionneurs suisses, Ruth et Peter Herzog, a pris le soin d’inventorier toutes les gravures sur bois où le souffle est un élément graphique constitutif du dessin…

Hokusai Mangas, 1814-1878 – « Souffler de son souffle » à la Fondation Vincent van Gogh Arles

Le parcours se poursuit avec la confrontation de dessins de Chloé Vanderstraeten et un des deux Ongles de Giuseppe Penone produits lors de sa résidence au Cirva.

Certains se souviennent probablement de celui qui avait été montré en 2013, dans la cour du cloître de l’abbaye de Montmajour, par Chritian Lacroix, pour « Mon île de Montmajour ». Celui qui est exposé dans « Souffler de son souffle » ne repose pas sur des branches d’arbres, mais sur un tas de feuilles de laurier. Il avait été présenté en 2017 dans « Une maison de verre/CIRVA » pour les trente ans du Cirva au musée Cantini. On sait l’importance du laurier dans l’œuvre de Penone souvent associé au souffle et tout particulièrement dans sa magistrale installation Respirare l’ombra conservée par le Centre Pompidou.

Le dialogue formel entre le très grand dessin de Chloé Vanderstraeten, Partition de rêves (2021) et la sculpture de Penone est assez réussi. L’exposition permet de découvrir le travail de cet artiste où les expériences propres au corps (respirer, s’endormir, écouter…) sont essentielles. Trois dessins récents complètent cette conversation (Cartographie de la respiration, Inspirer et expirer n° 2, Discuter).

La dernière séquence de l’exposition débute avec une singulière installation de Carlotta Bailly-Borg (Near an ear, a nearer ear, a nearly eerie ear, 2021), composé d’une gravure sur une porte en verre, d’une peinture et d’une cimaise peinte. Dans ces figures que l’artiste définit comme « asexué [e] s mais sexuel [le] s, à la fois hommes et femmes », la proximité des souffles est très présente…

Un ensemble de Andra Ursuta (False Hope, 2020) termine la partie « visible » de l’exposition où les commissaires semblent d’être amusées avec souffle de l’au-delà, jouant de la proximité des photogrammes sur velours et des costumes d’Halloween bon marché de l’artiste d’origine roumaine avec les « images achéiropoïètes (icônes miraculeuses) ou la photographie spirite du XIXe siècle »…

« Premières images après la mort ? Ou dernières avant la mort ? » Bice Curiger, Julia Marchand et Margaux Bonopera nous laissent le soin de trancher…

Le parcours de « Souffler de son souffle » s’achève dans une salle plongée dans l’obscurité avec la diffusion de l’œuvre chantée de Kristin Oppenheim, Sail on Sailor (1994). Cette « reprise » a capella d’un titre des Beach Boys est une troublante invitation dans une ambiance hypnotique et méditative dont on ne sait pas trop comment elle prolonge (ou pas) l’esprit des photogrammes précédents…

« Souffler de son souffle » est une remarquable proposition avec laquelle on retrouve la tonalité très singulière, les (re)découvertes inattendues et les points de vue audacieux des expositions collectives hivernales de la Fondation Vincent van Gogh Arles telles que « Soleil chaud, soleil tardif », « La Vie simple – simplement la vie », « Très traits »…

Le commissariat très inspiré est assuré par Bice Curiger, Julia Marchand et Margaux Bonopera dont on lira ci-dessous le texte d’intention.

(1) Lettre de Vincent van Gogh à Emile Bernard, Arles, le 26 juin 1888.

En savoir plus :
Sur le site de la Fondation Vincent van Gogh Arles
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Si le souffle désigne, par son rapprochement avec le terme grec pneuma, la manifestation de l’esprit divin, il permet également de définir différents élans de la force vitale, des principes de vie ou « plus littéralement, […] l’énergie produisant tout mouvement(2) » y compris celle du geste pictural. L’exposition entend confronter ces multiples lectures aux oeuvres d’art issues des contextes d’après-guerre et actuel, afin de les replacer dans une généalogie nouvelle libérée de certains canons.

La notion de souffle, nourrie par les écrits de 
Van Gogh, s’accompagne ici de celle de seuil : celui même qui définit un rapport ouvert entre la figuration et l’abstraction, le spirituel et le prosaïque, l’épuisement et l’endurance, voire la performance, le culturel et le végétal, le personnel et le politique.

Ainsi, l’œuvre miniaturisée, délicate et nerveuse de 
Wols, précurseur de l’art informel, côtoie Breathing in/Breathing out (1976) de Marina Abramovic & Ulay, où se joue différemment le rapport ténu à la vie et à la survie ; les dessins d’illustrations du botaniste Francis Hallé entrent en relation avec les peintures dénuées de châssis et séchées au vent de Vivian Suter ; les toiles de grand format de l’une des protagonistes de la Color Field Painting, Vivian Springford, tentent d’élargir notre champ perceptif alors que l’œuvre tardive de Hans Hartung donne à voir les signes vivaces d’une écriture picturale libérée ; l’essai cinématographique L’Anticoncept (1951) de Wolman, proche du mouvement lettrisme, évoque la force radicale du langage dans le contexte post-68. Enfin, l’œuvre en verre de Giuseppe Penone appelle une circularité des sens, une corporalité sensible, tournée vers le monde végétal…

L’exposition propose ainsi des rapprochements inédits qui habitent chaque pièce d’un souffle nouveau. Cette proposition curatoriale non linéaire se prolonge dans le catalogue de l’exposition.

(2) Théo Casciani, « Pfff », catalogue d’exposition Souffler de son souffle (à paraître)

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