Jusqu’au 26 octobre prochain, la Fondation Vincent van Gogh Arles consacre une exposition majeure à Sigmar Polke intitulée « Sous les pavés, la terre ». Événement culturel incontournable de l’année 2025 à Arles et dans le sud de l’Europe, cette rétrospective met en lumière la résonance actuelle de l’œuvre de l’artiste allemand, disparu il y a quinze ans. Sous le commissariat de Bice Curiger, l’exposition interroge la portée contemporaine du travail de Polke, qui, selon elle, « reflète étrangement les conflits, les crises et leur représentation dans les médias d’aujourd’hui ». Il s’agit également de permettre au grand public et aux jeunes générations de (re)découvrir l’artiste, dont les œuvres n’ont pas été exposées en France depuis un certain temps.
Au moment où Bice Curiger quitte la direction artistique de la Fondation Vincent van Gogh Arles, l’exposition revêt une signification particulière. Elle résonne avec réserve et discrétion comme un hommage à la relation artistique et intellectuelle hors du commun qu’elle a entretenue avec
Sigmar Polke.
Leur première rencontre remonte à la fin de l’année 1974. Encore étudiante, elle est alors subjuguée par son allure flamboyante, son manteau de fourrure et son pantalon en peau de python… Mais au-delà de son charisme, ce sont surtout ses méthodes anticonformistes et sa réputation qui l’intriguent. À 33 ans, Polke est en pleine effervescence artistique, multipliant expositions et publications tout en partageant son temps entre Hambourg, Cologne, Düsseldorf, Zurich et Berne.
Sigmar Polke – Couverture de Parkett no. 2, 1984 et Leporello “Desastres and other bare wonders”, encarté dans Parkett vol. 2 (5,5 m long, 27 folios)
Curiger s’intéresse de près à son travail et lui consacre de nombreux articles. Une profonde amitié naît entre eux, illustrée notamment par la mythique publication du volume 2 de Parkett en 1984 où était encarté le spectaculaire leporello « Desastres and other bare wonders » en 27 volets s’étendant sur plus de cinq mètres.
Leur collaboration s’étend à plusieurs commissariats et publications, dont un entretien fleuve et décapant pour Art Press en 1984-85 qui reste dans les annales.
Dans C for Curator. Bice Curiger – A Life in Art, la biographie que Dora Imhof lui consacre, l’amitié et la collaboration entre la critique, commissaire et éditrice, et Sigmar Polke sont évoquées à de nombreuses reprises.
L’exposition « Werke & Tage », organisée par Curiger à la Kunsthaus de Zurich en 2005, reste également mémorable. Curiger laissait alors de côté l’ironie mordante du Polke des années 1960 pour mettre en lumière ses recherches picturales et photographiques, ses expériences avec une vaste gamme de matériaux, de pigments et de substances diverses et son approche « alchimique » de l‘art…
Carnet d’esquisses 1, 1982 ; Negativwert (Valeur négative), 1982 et Walross (Morse), 1984.- « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Une rencontre entre Van Gogh et Polke à Arles semblait inévitable… Elle se matérialise autour d’un motif commun : la pomme de terre. Deux œuvres de Vincent Van Gogh, Travail des champs (avril 1885) et Panier de pommes de terre (septembre 1885), illustrent sa vision de ce tubercule comme symbole du lien à la terre, du labeur paysan et du repas des plus modestes.
Chez Sigmar Polke, « la pomme de terre symbolise le quotidien allemand “antiglamour” d’après-guerre, opposé au pop art américain coloré qui glorifie le nouveau monde de la consommation »… Quelques toiles et une imposante installation de Polke entrent ici en dialogue avec les œuvres de Van Gogh.
Le titre de l’exposition, « Sous les pavés, la terre », fait écho au célèbre slogan de Mai 68. Il reflète l’énergie contestataire et le désir de changement qui traversent les premières œuvres de Polke, « mais évoque aussi un fort ancrage dans le réel qu’on retrouve chez l’artiste allemand comme chez Van Gogh »…
Si l’exposition revêt indéniablement un caractère rétrospectif, « Sous les pavés, la terre » est à l’évidence plus que cela. Derrière la discrétion et la sobriété de la commissaire, on perçoit quelque chose de plus intime dans le choix des œuvres, des documents qui les accompagnent comme dans leur mise en scène…
Le parcours de l’exposition évite toute rigidité chronologique. On retrouve dans l’accrochage de Bice Curiger cette indéfinissable liberté, cette souplesse élégante et cette volonté de laisser frictions, fluidités et connivences opérées entre les œuvres qui sont la marque de ses commissariats.
« Sous les pavés, la terre » s’inscrit dans la continuité de l’exposition qui était présentée jusqu’au 2 février 2025 au Schinkel Pavillon de Berlin.
La sélection arlésienne s’enrichit de nouvelles pièces, offrant un regard encore plus approfondi sur l’œuvre de Polke. Plusieurs pièces en provenance de Madrid ont rejoint l’exposition fin mars, après avoir été mises en dialogue avec celles de Francisco de Goya dans « Sigmar Polke. Des affinités révélées » au musée du Prado.
Le vaste ensemble de peintures, photographies, installations, estampes et films couvrant la période des années 1960 aux années 2000 met en évidence la complexité du travail de Polke, son humour inattendu et ravageur, son plaisir de l’expérimentation, son regard aiguisé sur le monde et ses prises de position engagées.
Sigmar Polke – Gangster, 1988 Enduit, résine synthétique, feuille d’or sur polyester, 300 × 230 cm – Atemkristall (Cristal d’un souffle), 1997 Enduit, résine synthétique et feuille d’or sur polyester, 280 × 350 cm. Collection Speck, Cologne © The Estate of Sigmar Polke, Cologne / Adagp, Paris, 2025. Photo Frank Sperling – Die Schmiede (La Forge), 1975. Acrylique et peinture métallique sur coton, 150 × 130,4 cm Arora collection © The Estate of Sigmar Polke, Cologne / Adagp, Paris, 2025.
L’exposition n’impose aucun discours, laissant libre cours à la rencontre entre les œuvres et le public. La plupart des toiles sont accompagnées d’un cartel détaillé en français et en anglais. Un dépliant, disponible à l’accueil, s’avère particulièrement utile pour replacer les créations de Polke dans leur contexte politique et culturel. Ces supports fournissent des repères essentiels pour appréhender toute la complexité et la richesse de son travail.
Un catalogue est annoncé pour la fin juin aux éditions Les Belles Lettres. On devrait y lire des textes inédits de Bice Curiger, d’Ulf Erdmann Ziegler et de Maria Stavrinaki, un ensemble de témoignages de personnalités et compagnons de route ayant côtoyé Sigmar Polke, ainsi que de jeunes artistes influencés par son travail. L’ouvrage devrait également reproduire des interviews inédites de Petra Lange-Berndt et de Astrid Heibach et Britta Zöllner, ainsi que des poèmes de Thomas Kling et un texte sur Van Gogh de Hugo von Hoffmannsthal.
Commissariat de Bice Curiger assistée de Margaux Bonopera
À lire, ci-dessous, un long compte rendu de visite. Pour celles et ceux qui n’ont pas encore découvert l’exposition et qui projettent de passer par Arles, il est peut-être préférable d’éviter cette lecture avant leur visite…
En savoir plus :
Sur le site de la Fondation Vincent van Gogh Arles
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Sigmar Polke – « Sous les pavés, la terre » : Regards sur le parcours de l’exposition
Avec une pointe d’humour, une sérigraphie (Festival d’automne à Paris, 1988) est accrochée face au texte d’introduction, qui commence ainsi : « Si le titre de cette exposition fait référence au célèbre slogan de Mai 68, il s’agit aussi d’un clin d’œil à un motif cher à l’artiste : la pomme de terre… »
Sigmar Polke – Festival d’automne à Paris, 1988. Sérigraphie sur carton. Collection Lauscher, Allemagne – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Cette édition a été créée à l’occasion de la participation de Sigmar Polke au Festival d’Automne 1988 à Paris – un festival annuel des arts dans diverses disciplines, notamment le théâtre, la musique, la danse, le cinéma et les arts visuels. Cette année-là marquait le dixième anniversaire des événements de Mai 68 en France. Sur l’image, un rat creuse le sol en référence au slogan de l’époque : « Sous les pavés, la plage ».
Né en 1941 en Basse-Silésie, une région allemande devenue majoritairement polonaise en 1945, Sigmar Polke a fui l’Allemagne de l’Est avec sa famille à l’âge de 12 ans pour s’installer en Allemagne de l’Ouest. Installé à Düsseldorf, il suit des études d’art au sein de la Staatliche Kunstakademie de 1961 à 1967, où Joseph Beuys enseigne. Il y rencontre Gerhard Richter qui a également fui la RDA. En 1963, Polke fonde avec Konrad Fischer-Lueg, Manfred Kuttner et Gerhard Richter le mouvement Kapitalistischer Realismus (réalisme capitaliste), plus tard connu sous le nom de Pop allemand. C’est à la fois un d’œil au « réalisme socialiste » promu par l’URSS, mais aussi au glamour positiviste du pop art américain. L’esthétique de Polke, empreinte d’ironie, reflétait la dure réalité de la vie quotidienne des Allemand·es de l’époque.
La rétrospective débute avec une seconde sérigraphie intitulée Wochenendhaus (1967-1968). Cette « Maison de week-end » s’inspire d’une image issue des petites annonces d’un journal, détachée de son contexte original. La trame d’impression est fortement agrandie, et une magnifique fleur rouge attire l’attention, reléguant au second plan la maison de campagne typique des années 1960, emblème d’une culture des loisirs et d’une société de consommation en pleine expansion.
Sigmar Polke – Wochenendhaus (Maison de week-end), 1967-1968. Sérigraphie sur carton, issue du portfolio Grafik des Kapitalistischen Realismus (Arts graphiques du réalisme capitaliste), 1968. Collection particulière – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Cette œuvre provient du portfolio Grafik des Kapitalistischen Realismus, publié en 1967 par l’éditeur et galeriste berlinois René Block. Cette contribution de Polke témoigne de son approche iconoclaste de l’art imprimé.
Des pommes de terre de Vincent aux tubercules de Sigmar
À propos de cette rétrospective, Bice Curiger explique : « C’est Maja Hoffmann qui m’a suggéré d’exposer les œuvres de Polke à la Fondation Van Gogh après avoir appris que je préparais une exposition à Berlin. Bien que je n’aie pas initialement envisagé de lien entre Polke et Van Gogh, une relation autour de la pomme de terre s’est révélée particulièrement intéressante. »
Vincent van Gogh avait déjà fait de la pomme de terre le symbole d’un monde rural et du labeur paysan. Un siècle plus tard, elle témoigne de l’attrait de Sigmar Polke pour la culture populaire dans une Allemagne appauvrie par la Seconde Guerre mondiale.
Vincent Van Gogh – Panier de pommes de terre (Basket of Potatoes), Nuenen, septembre 1885. Huile sur toile. Van Gogh Museum, Amsterdam Vincent van Gogh Foundation et Paysan et paysanne plantant des pommes de terre (Peasant and Peasant Woman Planting Potatoes, Nuenen (Pays-Bas), avril 1885 – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Deux tableaux, accrochés sur une toile de jute identique à celle utilisée autrefois pour emballer les pommes de terre, illustrent l’utilisation de ce motif récurrent chez l’auteur des célèbres Mangeurs de pommes de terre.
L’œuvre prêtée par le Van Gogh Museum d’Amsterdam (Panier de pommes de terre, Nuenen, septembre 1885) mérite qu’on lui porte attention malgré les reflets et effets de miroir sur son vitrage de protection et du faible éclairage qu’impose les conditions de conservation préventive.
Vincent voulait voir ce qui se passerait s’il utilisait plusieurs nuances d’une même couleur dans un même tableau. Ici, il a utilisé la couleur ocre terre de Sienne… Il y a toutefois ajouté quelques points de peinture vert jaunâtre, pressés directement du tube sur la toile, pour rehausser les tiges verticales de roseau, sur le côté le plus éclairé de la corbeille…
Les deux toiles de Van Gogh trouvent un écho direct dans les installations de Sigmar Polke, qui occupent le centre des deux premières salles.
Sa « Maison en pomme de terre » (Kartoffelhaus, 1967-1990) est constituée d’une structure en bois assemblée par 333 tubercules. Comment vont-ils évoluer pendant l’exposition ? Ils germeront sans doute… Peut-être pourriront-ils. La Kartoffelhaus se décomposera-t-elle à l’image de la maison en pain d’Urs Fischer ?
Produits du quotidien, les pommes de terre de cette cabane illustrent la proximité de Polke avec le pop art, mais marquent aussi son évidente distance avec ce courant. Loin de toute esthétique glamour ou consumériste, elles témoignent de la pauvreté dans l’Allemagne d’après-guerre et de la importance du monde rural en Europe. À l’instar de Van Gogh trois générations plus tôt, Polke choisit cet aliment modeste pour mettre en lumière l’intérêt qu’il porte au monde populaire et paysan.
Entre 1967 et 1969, plusieurs de ses œuvres intègrent ce motif. Dans une fausse autobiographie humoristique, Friedrich W. Heubach lui prête ces mots : « S’il existe quelque chose qui corresponde à tout ce dont on parle sans cesse à propos de l’artiste : Le plaisir d’innover, la créativité, la spontanéité, la productivité, la création à partir de soi-même et ainsi de suite – c’est la pomme de terre ». Polke est particulièrement fasciné par la force de germination du tubercule, qui lui évoque l’inspiration et la création artistique – un processus ininterrompu, à l’image des pommes de terre qui continueront à germer au sein même de l’exposition.
La Kartoffelhaus fait partie des nombreuses œuvres de Polke intégrant des pommes de terre. Dès 1965, il utilisait ce tubercule pour caricaturer Mao Tsé-toung et Lyndon B. Johnson dans son tableau Potato Heads (Mao & LBJ).
En 1969, il conçoit Apparat, mit dem eine Kartoffel eine andere umkreisen kann, une installation présentée dans la deuxième salle, entre un piano vraisemblablement préparé et un gangster prêt à satisfaire toutes les demandes.
L’œuvre se compose d’une pomme de terre posée au sol, tandis qu’une seconde, suspendue sous un tabouret, est maintenue par un câble. Un interrupteur active un moteur. On obtient alors exactement ce que dit le titre : un « appareil permettant à une pomme de terre de tourner autour d’une autre »…
Sigmar Polke – Apparat, mit dem eine Kartoffel eine andere umkreisen kann (Appareil permettant à une pomme de terre de graviter autour d’une autre), 1969. Bois, métal, moteur à pile, ruban de caoutchouc, fil de fer, 2 pommes de terre (interchangeable). Édition 10/30. Thilo Wermke, Berlin. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Un dispositif absurde ? Est-ce aussi évident que cela semble en avoir l’air ? Polke prenait un malin plaisir à tourner en dérision l’importance excessive souvent accordée à la signification en art, tout en cultivant une ironie subtile et une réflexion acérée. Son installation illustre parfaitement son approche anarchique et humoristique de l’histoire de l’art.
Réalisée la même année que l’exposition historique de Harald Szeemann « When Attitudes Become Form » (1969) à Berne, La machine à pommes de terre fait écho à certaines œuvres qui y étaient présentées, mais aussi à Table with Accumulator (1958-85) de Joseph Beuys.
Faut-il y voir une plaisanterie élaborée sur les nouvelles tendances de l’avant-garde européenne, un commentaire sur l’Arte Povera, une référence à Beuys ou encore une réflexion sur le destin du ready-made ?
Trames, toiles, tissus, équations et bambous…
Autour de la Kartoffelhaus, l’accrochage réunit un ensemble significatif d’œuvres crées par Polke dans les années 1960.
Après les deux toiles de Van Gogh, la première œuvre que l’on rencontre est l’un des premiers tableaux où Polke utilise les points pour imiter la trame d’une photographie imprimée en offset. Un motif qui deviendra une de ses signatures.
Sigmar Polke – Tisch (Table), 1963. Peinture dispersion et peinture à la caséine sur lin. Collection particulière. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Il n’a que 22 ans lorsqu’il peint Tisch en 1963. Ici, les points sont appliqués à l’aide d’un pochoir et de peinture en aérosol. Contrairement à Roy Lichtenstein, qui privilégie des sujets iconiques et reproduit méticuleusement les Ben Day Dots, Polke choisit un thème d’une extrême banalité : une simple table. Il s’intéresse aux imperfections, aux erreurs d’impression que cachent les images tramées de cette époque.
Là où Whaam! (1963), conservé à la Tate Gallery, affiche des couleurs vives et une exécution nette, Tisch s’inspire d’une illustration en noir et blanc tirée d’un livre pour enfants. Polke amplifie les irrégularités, faisant osciller et vibrer l’image par l’ajout volontaire de multiples taches.
De l’autre côté de la Kartoffelhaus, Bice Curiger a choisi d’accrocher Handlinien [Lignes de la main] (1968). Sur un tissu décoratif à motifs verdâtres, Polke trace de fines lignes entrecroisées à l’aide de peinture à l’aluminium…
Sigmar Polke – Handlinien (Lignes de la main), 1968. Peinture à l’aluminium sur tissu décoratif. Collection particulière. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Dans les années 1960, alors qu’il commence à utiliser les points de trame qui deviendront sa marque de fabrique, Polke adopte également une nouvelle approche du support pictural : plutôt que des toiles vierges, il choisit des tissus imprimés industriellement. Bice Curiger souligne l’importance de ce choix et le commente avec ironie : « Alors voilà… On met une toile sur un châssis et… Ah, c’est de l’art même d’avoir commencé !!! Polke, lui, choisi délibérément des tissus industriels, des étoffes peu cheap, un peu défraîchies, ou au contraire faussement sophistiquées. Il y peint des lignes qui se veulent peut-être élégantes, ou du moins prétendent l’être. En réalité, ce sont les lignes de sa propre main ».
Réduit à l’essentiel, ce motif semble s’inspirer de la chiromancie et témoigne de l’intérêt – sans doute plus ironique que sincère – que Polke portait à l’astrologie, la parapsychologie et la cartomancie. …
Ces lignes de la main tournent en dérision l’idée selon laquelle une œuvre d’art, en particulier une peinture abstraite, serait une expression pure et directe de la sensibilité de l’artiste. En associant la peinture à la chiromancie et la chiromancie au clinquant kitsch du tissu, Polke moque la crédulité d’un certain goût et remet en cause l’exaltation expressionniste de l’individualisme.
Sigmar Polke – Correction des lignes de la main, 1968. Extrait de … Höhere Wesen befehlen (… Des esprits supérieurs commandent), 1968. Portfolio de 14 lithographies offset et 1 page de garde. Collection Jürgen Becker, Hambourg – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Il s’attaque ici à la fétichisation de l’artiste en tant que figure héroïque et pathétique. Une photographie de Handlinien figure d’ailleurs dans un portfolio exposé en fin de parcours. Son titre «… Höhere Wesen befehlen [… Des esprits supérieurs commandent] » raille l’autorité et le sérieux souvent prêtés à la création artistique, suggérant avec humour que les artistes ne travaillent pas de manière indépendante mais suivent une directive supérieure, presque mystique, appelée « inspiration ». Une manière mordante de questionner les attentes projetées sur l’art et ceux qui le produisent.
Sigmar Polke – Lösungen V (Solutions V), 1967. Laque sur toile de jute. Collection Viehof, anciennement collection Speck. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Sur la gauche, Lösungen V [Solutions V ] (1967) affiche une série d’équations élémentaires alignées comme sur la page d’un cahier d’écolier. Mais les solutions proposées, totalement arbitraires, viennent bousculer les règles logiques des mathématiques… Pour Polke, l’erreur et l’absurde sont des points de départ propices à l’exploration de solutions alternatives.
Sigmar Polke – Wiederbelebungsversuch an Bambusstangen (Tentative de réanimation sur des tiges de bambou), 1967. Bol en plastique, tiges de bambou et eau. Collection particulière. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Dans un coin de la salle, des tiges de bambou desséchées reposent dans une bassine en plastique. Ici encore, le titre de l’œuvre, Wiederbelebungsversuch an Bambusstangen [Tentative de réanimation sur des tiges de bambou] (1967), reflète l’ironie mordante de Polke. Comme le souligne Bice Curiger : « Ici, Polke tourne en dérision l’idée que l’art et les artistes pourraient insuffler une quelconque vitalité à la société… » avant de conclure, lapidaire : « Mais si quelque chose est mort… c’est que c’est mort ! »
Dans l’excellent Café Deutschland, un projet d’histoire orale retraçant la scène artistique de la RFA à travers les témoignages de plus de 70 artistes, galeristes, historiens de l’art, critiques et collectionneurs, Anselm Kiefer évoque Polke en ces termes :
« Polke est un sorcier. J’ai toujours trouvé Polke génial. Il se moque de tout, c’est merveilleux. “… Des êtres supérieurs ont ordonné” ou les tiges de bambou dans un verre d’eau – la “tentative de réanimation” – c’est fantastique. Ou les pommes de terre. Cela reste dans la tête ».
Avant de quitter cette première salle, deux œuvres retiennent encore l’attention.
Sur la gauche, Reiherbild II [Image de hérons II] (1968), démontre que Polke sait dessiner, « qu’il sait ce qu’est un trait avec un élan vital » ajoute Bice Curiger.
Sigmar Polke – Reiherbild II (Image de hérons II), 1968. Peinture dispersion sur flanelle de coton à carreaux. Collection particulière – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Peinte sur des draps en flanelle, l’œuvre s’inscrit dans une série initiée en 1966 autour du motif du flamant. Le cartel cite une déclaration de l’artiste : « J’étais devant la toile et je voulais peindre un bouquet de fleurs. C’est alors que j’ai reçu des esprits supérieurs l’ordre suivant : Pas de bouquet ! Peins des flamants roses ! » Une fois de plus, Polke se moque de lui-même, tourne en dérision la figure du génie artistique et le mythe de l’« inspiration » créatrice.
Bice Curiger commente avec humour : « Ici, on ne sait pas si ce sont des flamants ou des hérons… Le titre dit que ce sont des hérons, mais, au fond, c’est au goût des petits bourgeois qui adorent l’art moderne… mais pas trop moderne. »
À droite, Carl Andre in Delft (1968) prolonge cette critique du goût bourgeois tout en adressant un clin d’œil moqueur au minimalisme des années 1960.
Sigmar Polke – Carl Andre in Delft, 1968. Acrylique et peinture dispersion sur tissu imprimé. Collection Speck, Cologne – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Dans cette œuvre, Sigmar Polke intègre physiquement un morceau de tissu imprimé d’un motif inspiré des célèbres carreaux de faïence bleu de Delft. Autrefois associé exclusivement à la céramique de haute qualité des Pays-Bas, et symbole de statut social au XVIIe siècle, le Bleu de Deflt est devenu un matériau ordinaire dans les années 1960. Détourné de son usage noble, il se retrouve sous forme de coussins ou encore de nappes, rideaux, torchons ou d’objets en plastique servant à décorer cuisines, salles de bains et cabanes de jardin. On peut comprendre l’intérêt de Polke pour ce matériau ordinaire…Mais pourquoi fait-il référence à Carl Andre, un sculpteur américain minimaliste ?
En octobre 1967, lorsque Konrad et Dorothee Fischer inaugurent leur galerie à Düsseldorf avec une exposition de Carl Andre, l’art minimal et l’art conceptuel restent quasi inconnus en Europe.
L’année suivante l’artiste américain expose au musée de Mönchengladbach, à 30 kilomètres de Düsseldorf. Pour cette exposition, Andre avait réalisé deux assemblages au sol intitulés 8001/8002 Mönchengladbach Square, composés chacun de 36 plaques d’acier disposées en une grille de 6 x 6. Les proclamations sculpturales et verbales d’Andre jouent avec le paradoxe du carré, une forme pure et autonome qui peut être à la fois contemplée et piétinée par les visiteurs.
Pour Carl Andre in Delft, Polke utilise un tissu industriel tel quel, dans une approche ironique du principe du truth to materials défendu par Carl Andre dans ses installations. Il l’étire sur un cadre sans y apporter de modification. L’imprimé reproduit également la structure des assemblages d’Andre, avec un agencement en grille de 6 x 6. Une peinture acrylique est appliquée autour des «carreaux», et les mots Carl Andre in Delft sont inscrits en bas en imitant une typographie mécanique.
L’intégration du tissu permet à Polke de souligner la dégradation d’un symbole de culture raffinée en un motif de masse standardisé. Autrefois objets de collection prisés dans les cours européennes, les carreaux de Delft sont devenus des accessoires de décoration domestique ordinaire. En comparant cet abaissement à l’idéal minimaliste d’Andre, Polke interroge la façon dont les critères de valeur artistique évoluent avec le temps. Là où Andre cherche la vérité matérielle à travers l’acier et l’aluminium, Polke veut sans doute montrer avec ironie que l’idée d’une valeur artistique immuable est une illusion. Carl Andre in Delft pose cette question : le minimalisme pourrait-il, à son tour, être relégué au statut de kitsch ?
Pratiques picturales et photographiques, les cuisines alchimiques de Sigmar Polke
Après la sélection d’œuvres des années 1960, les autres salles du premier étage de la Fondation Van Gogh présentent un ensemble remarquable de peintures et de photographies réalisées entre les années 1970 et 1990. Sans suivre un ordre chronologique, l’accrochage met en lumière la richesse et la complexité des expérimentations « alchimico-picturales » de Polke, ainsi que leurs interactions constantes avec son approche souvent iconoclaste de la photographie. L’accrochage illustre en même temps et avec évidence que la question de l’image reste toujours au centre de sa pratique et de sa pensée artistique.
Cette importante séquence reprend dans une certaine mesure les ressorts qui animaient Werke & Tage, l’importante exposition monographique que Bice Curiger avait consacrée à Polke en 2005 au Kunsthaus de Zurich. Elle y mettait de côté l’ironie des années 1960 et son dialogue avec le Pop Art pour se concentrer sur ses recherches picturales et photographiques.
Paris 1971- Couches de laque couleur miel – Couverts à jambon et Piano préparé
Dans la première salle, en plus de La machine à pommes de terre évoquée précédemment, l’accrochage s’articule autour de trois œuvres majeures : la série photographique Paris 1971 et deux grandes toiles, Atemkristall (1997) et Gangster (1988).
Le mur de gauche est dédié à 20 des 40 tirages de la série Paris 1971, qui seront renouvelés au fil de l’exposition. Réalisé lors du premier séjour de Polke à Paris, cet ensemble constitue un véritable manifeste de ses expérimentations plastiques autour de la photographie, puis de la peinture.
Sigmar Polke – Paris 1971, 1971. Sélection de 20 tirages gélatino-argentiques uniques issus d’un ensemble de 41. Collection Hesta AG, Suisse. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Ses prises de vue instinctives expriment des déambulations où le hasard joue un rôle majeur. Cherchant à capter un maximum d’instants de son séjour parisien, Polke insère également dans ses clichés des fragments plus intimes, instaurant une conversation étonnante entre la ville et sa propre existence.
Dans la chambre noire, loin d’une approche conventionnelle, il s’autorise des temps de pose excentriques, fait usage de papiers et de produits périmés. Il malmène ses images, utilise des négatifs rayés, parfois volontairement endommagés, joue avec la solarisation et la double exposition, conserve les taches issues de manipulations chimiques hasardeuses et superpose des motifs au pochoir. À travers ces choix, il complique, voire détourne, le processus traditionnel du développement argentique. Les images de cette série traduisent son intense jubilation dans la création. Elles révèlent des formes abstraites, des sensations comparables à celles provoquées par les psychotropes, dont il fait l’expérience à cette époque.
Pour Bice Curiger, cette série est particulièrement importante car elle montre comment Polke appliquait des procédés picturaux à la photographie, déconstruisant ainsi le processus photographique de l’intérieur, à la fois sur le plan esthétique et chimique. Plus tard, il transposa ces expériences dans sa pratique picturale, exploitant accidents et hasards pour enrichir ses œuvres.
Dans un texte pour l’exposition « Les infamies photographiques de Sigmar Polke » au Bal en 2019, Bernard Marcadé soulignait : « La peinture contaminée par la photographie, la photographie empoisonnée par la peinture : tout l’art de Polke se tient dans ce va-et-vient ».
En 1981, après plus d’un an de voyage, Polke entre dans une période d’expérimentation intense en reconsidérant sa manière de peindre. Il utilise un large éventail de matériaux à la fois étranges et ordinaires, allant du vert de Schweinfurt – une poudre vert vif et très toxique à base de cuivre, utilisée comme pigment et insecticide – aux laques, pourpre, vermillon, lapis-lazuli, malachite, sulfure d’arsenic, orpiment jaune doré et divers produits industriels sur des tissus commerciaux en toile de fond.
Sigmar Polke – Atemkristall (Cristal d’un souffle), 1997. Résine synthétique, laque et feuille d’or sur polyester. Collection Speck, Cologne – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Au cœur de cette salle, Atemkristall [Cristal d’un souffle] (1997) en fait la démonstration…
Son titre, emprunté à un poème de Paul Celan, évoquerait, si l’on en croit le texte du cartel, le froid hivernal qui rend le souffle visible dans l’air…. La lecture du poème peut laisser dubitatif… L’œuvre pourrait tout aussi bien faire écho aux très belles eaux-fortes originales à de Gisèle Celan-Lestrange qui accompagnaient l’édition original du recueil de vingt et un poèmes.
Sigmar Polke puise-t-il ici dans ses souvenirs, en utilisant un dessin de son enfance qu’il retravaille sous forme d’une trame, à la manière d’une image imprimée et agrandie ?
Alors que le fond semble évoquer des forces atmosphériques, une tension se crée entre ce motif, construit point par point, et l’exubérance des couleurs qui se répandent librement sur la toile. L’œuvre donne l’étrange sensation de respirer. Les coulures, obtenues par des manipulations et inclinaisons répétées, transforment la surface en une fascinante partition de hasard. L’association du tissu synthétique (polyester), de la laque et de la feuille d’or joue sur un contraste volontaire entre matériaux ordinaires et précieux. Avec ce Cristal d’un souffle, Polke rejette une fois de plus toute hiérarchie et classification traditionnelle.
À gauche de cette pièce maîtresse, une toile de plus petite dimension intrigue par son accrochage de guingois et son titre énigmatique : Sans titre (Besteckkästchen / Dr Pabscht het z’Schpiez s’Schpäckbschteck z’schpät bschteut), soit Coffret à couverts / Le pape à Spiez a commandé trop tard ses couverts à jambon (vers 1975). Ce titre, un véritable casse-tête linguistique suisse, accompagne une image assez triviale : deux cuillères croisées dépassant d’un coffret ouvert.
Sigmar Polke – Sans titre / Untitled (Besteckkästchen /Dr Pabscht het z’Schpiez s’Schpäckbschteck z’schpät bschteut) (Coffret à couverts /[Virelangue en suisse allemand:] Le pape à Spiez a commandé trop tard ses couverts à jambon), vers 1975. Peinture au latex, acrylique et peinture en aérosol sur toile de coton. Collection particulière. – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Polke a trouvé ce motif dans le « roman-collage » surréaliste Une semaine de bonté de Max Ernst, publié en 1934. Alors qu’Ernst abordait dans ses collages des thèmes tels que la jalousie, le meurtre et la mort, Polke en a extrait un détail anodin qu’il a associé avec humour à l’énigme langagière helvétique. Avec l’accrochage suggéré par l’artiste, l’angle droit est placé sur le coin, et l’image révèle soudain de nombreux autres angles droits et aigus, dans une composition qui fait un clin d’œil ludique à Mondrian…
Sur la droite de Atemkristall, Klavier (Piano, 1982-1986) montre l’image tramée d’un piano quart de queue minutieusement reproduite point par point sur un tissu imprimé, animé par des ondes harmoniques rouges et des éclats bleus dissonants. En bas à droite, des taches et des coulures de pigment et de laque forment un chaos chromatique où l’ivoire, le mauve et l’orange se mêlent, créant un dialogue entre accord et discordance, figuration et abstraction. Face à cette œuvre, on croit percevoir les échos d’un mémorable concert en janvier 1975 à Cologne, mais aussi les improvisations tout aussi brillantes d’un Joachim Kühn ou le jeu percussif et le piano préparé d’Irène Schweizer dans ses mémorables échanges avec Pierre Favre…
Enfin, derrière La machine à pommes de terre, Gangster (1988) s’impose comme l’autre œuvre majeure de cet espace. Dans les années 1980, Polke explore l’usage de la laque synthétique, qu’il applique en couches successives sur la toile placée à l’horizontale. Ici, sur un tissus polyester, le résultat est une surface semi-transparente qui rend visible la construction non conventionnelle du châssis et l’intègre ainsi dans l’image. L’œuvre montre la figure d’un homme en caleçon, coiffé d’un chapeau mou et fumant un cigare qui propose des marchandises sans doute illicites cachées dans son trench-coat. Entre référence aux films de gangsters des années 1970 et clin d’œil aux vendeurs d’images pornographiques, Polke emprunte ici à l’imaginaire populaire.
Mais l’œuvre va au-delà du simple pastiche. On peut sans doute y voir une nouvelle fois un commentaire sur le rôle de l’artiste dans la société… Un personnage ambivalent qui enfreint les règles et s’expose totalement…
Dans l’angle inférieur droit de la toile, une déchirure accidentelle a été volontairement laissée intacte par Polke. Il en fera même un élément performatif, concluant la vente de l’œuvre en serrant la main du collectionneur à travers cette entaille, scellant ainsi leur accord d’une manière aussi théâtrale que symbolique.
Pigment violet – Lapis-lazuli – Paganini et table tournante
Après avoir exploré l’Afghanistan et le Pakistan en 1974, puis la Sicile en 1978, l’intérêt de Sigmar Polke pour les territoires et les cultures lointains se prolonge avec un vaste périple en Indonésie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Australie, Malaisie et Thaïlande, entre mars 1980 et avril 1981. Ce voyage marque un tournant dans son travail. À son retour, certains éléments stylistiques s’affirment, notamment, son utilisation de divers tissus comme supports de ses peintures.
Les années 1980 marquent surtout le début de ses recherches autour de l’histoire des pigments et du caractère alchimique de la peinture. Il ne cesse d’expérimenter de nouvelles manières de peindre, généralement avec des matériaux industriels.
Harald Szeemann décrivait ainsi son approche singulière : « Polke laisse accrochées ses peintures des mois durant dans une position horizontale, comme récipients de laques ; il consacre beaucoup de temps et de souci au brossage des pigments, il laisse rouiller les peintures par la dispersion de limaille de fer, il peint aussi le dos des toiles pour voir ce qui apparaît sur le devant ou les transformations opérées par le temps.
À la peinture traditionnelle, aux laques, aux pigments purs, s’ajoutent et s’amalgament des mixtures à base d’aluminium, de fer, de potassium, de manganèse, d’argent, de zinc, de baryum… Sigmar Polke prend un malin plaisir à mélanger térébenthine, alcool, méthanol, mais aussi noir de fumée ou cire à cacheter, aux laques les plus corrosives et les plus décapantes. »
Sigmar Polke – Lapis Lazuli, 1992. Lapis-lazuli et colle d’esturgeon sur toile. Collection particulière – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Lapis Lazuli (1992) atteste du plaisir inlassable de Polke à expérimenter différentes techniques. Cette œuvre, l’une des nombreuses « peintures matérielles » de Polke, s’inscrit dans la continuité de ses expériences alchimiques initiées dans les années 1980. Il y emploie le pigment bleu profond du lapis-lazuli, utilisé depuis la Renaissance, et remplace la tempera traditionnelle par de la colle d’esturgeon. Cette peinture rappelle le grand Lapis Lazuli II de 1994 conservé à Carré d’Art qui était accroché dans cette même salle lors de « Soleil chaud, soleil tardif » en 2018.
En face, Walross (1984) et Negativwert (1982) témoignent de l’introduction du pigment synthétique violet dans l’œuvre de Polke – une teinte qui deviendra indissociable de son univers pictural. On aurait aimé pouvoir admirer également le triptyque Negativwerte I-III (Alkor, Mizar, Aldebaran, 1982), présenté à la Documenta 7, puis au Kunsthaus Zürich en 2005 et au MoMA en 2014…
Dans la toile conservée à la Kunsthalle Bielefeld et exposée ici, Polke expérimente la même technique audacieuse. Il utilise un pigment synthétique violet employé dans les industries textiles et pharmaceutiques, dont la couleur dore lorsqu’elle est frottée. Ce brunissage de la surface picturale créée des couleurs irisées or, violet, vert et bronze qui changent en fonction de la position du spectateur.
En 1986, Polke prolonge ces expériences lors de la Biennale de Venise en recouvrant les murs du pavillon allemand de laques à base de différents pigments dont la couleur varie en fonction du taux d’humidité, passant du rouge pâle au bleu pâle. Cette installation magistrale lui vaudra le prestigieux Lion d’or.
En face, les commissaires ont choisi d’accrocher une toile monumentale intitulée Paganini (1981-83), peut-être la plus audacieuse et la plus spectaculaire de toutes les peintures de Polke.
À l’occasion de la rétrospective organisée par le MoMA en 2014, Kathrin Rottmann en faisait la description suivante dans son importante chronologie qui ouvre le catalogue.
« Dans Paganini, un diable est assis sur le lit d’un homme agonisant et joue du violon. À proximité, au centre d’un vortex, un fou jongle avec des crânes qui se transforment en symboles de danger radioactif, puis en visages grimaçants ornés de croix gammées. Les symboles nazis apparaissent également peintes en blanc sur la surface du sol, et s’élèvent comme un essaim de mouches hors du violon. Ils dansent sur les ailes du diable, descendent le long de son corps comme des araignées et reposent dans les mains de l’homme sous la forme d’un chapelet…
Le tableau superpose une esthétique punk à la légende du violoniste virtuose Niccolò Paganini, que Polke a imaginée à partir de la sonate Il trillo del diavolo, composée après que le Diable lui-même – « l’être supérieur » déchu – l’ait joué pour Giuseppe Tartini dans un rêve. La combinaison de l’inspiration diabolique et des croix gammées a donné lieu à une interprétation de Paganini comme « une allégorie complexe avec le spectre du nazisme en son centre ».
Depuis les années 1960, de nombreux artistes se sont confrontés aux vestiges du national-socialisme dans leurs œuvres : Hoehme, Bayrle, Martin Kippenberger. En 1992, Polke expose au Stedelijk Museum d’Amsterdam des reproductions de ses propres dessins d’enfance représentant des avions avec des insignes de croix gammées.
Paganini, réalisé après la décision de l’OTAN en 1979 de déployer dans cinq pays européens de nouvelles armes nucléaires et l’autorisation du président américain Ronald Reagan de produire des bombes à neutrons en 1981, associe le symbole révolutionnaire et l’avertissement. Le passé est une question politique centrale du début des années 1980.
Polke a dit : « J’ai fait cette peinture pour monter à quel point il est difficile d’effacer les stigmates du nazisme. Paganini jouait avec une telle virtuosité que certains pensaient qu’il avait eu des contacts avec le Diable. Lors de ses obsèques une polémique éclata, afin s’assurer qu’il n’était pas possédé par le Diable ».
Sigmar Polke – Tischrücken (Séance) (Table tournante), 1981. Peinture dispersion sur tissu décoratif tendu sur un cadre en bois. Collection Speck, Cologne et Lumpi hinter dem Ofen (Lumpi derrière le poêle), 1983. Peinture dispersion et mica ferreuse sur tissu imprimé. The Georges Economou Collection – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Un peu plus loin, Tischrücken (Séance) [Table tournante] (1981) et Lumpi hinter dem Ofen (Lumpi derrière le poêle) (1983) illustrent encore le recours de Polke à des matériaux extérieurs à la pratique artistique…
Écouter les murs – Forge – Serpent – Requins – Cerf et Fugitifs
Pour une fois, l’ancien bureau du directeur de la Banque de France n’est pas réservé à une toile de Van Gogh. Il héberge la retranscription en vidéo d’un reportage tourné en 1970 par une télévision berlinoise dans la galerie de René Block qui exposait Polke. On le voit écouter attentivement les murs peut-être à la recherche de quelque chose de caché… Cette quête le conduit dans un magasin et finalement au mur de Berlin…
Dans l’espace étroit et tout en longueur où ouvre ce bureau, deux photographies (Schlangenhaut (Peau de serpent), 1977 et Hai-Schau (Spectacle de requins), 1976) d’une collections suisse accompagne trois toiles.
Accrochée en hauteur à la sortie du bureau lambrissé, Die Schmiede (La Forge), 1975 est une œuvre destinée à l’origine à être suspendue au plafond et à être regardée de dessous.
Deux images s’y superposent. Celle d’un forgeron frappant sur une enclume est recouverte par la reproduction d’une bande dessinée américaine parue en 1965-1966 et traduite en allemand en 1970. The Adventures of Phoebe Zeit-Geist raconte l’infortune de Phoebe, fille d’un aristocrate, droguée lors d’une fête avant d’être victime de diverses agressions puis sauvagement assassinée. Aux quatre coins du tableau, quatre personnages semblent liés entre eux par une mare de sang… On regrette que l’accrochage initial, pensé pour être vu d’en dessous, n’ait pas été restitué.
Pour Wo ist der Hirsch? [Où est le cerf ?] (1983-1984), Polke a cousu ensemble deux tissus aux motifs triviaux, partageant ainsi la toile presque en son milieu. Le contraste entre ces textiles crée un arrière-plan agité.
Dans un style inhabituel, il déconstruit et rend abstraite la figure d’un cerf à travers quelques coups de pinceau rapides : narines, oreilles, un œil suggéré et une patte sont éparpillés sur la toile.
On retrouve ici le pigment violet industriel qu’il a utilisé pour un grand nombre de ses œuvres dans les années 1980.
Sur le plan thématique, Polke explore à nouveau le thème de la chasse. Une partie des bois du cerf fait écho au motif léopard imprimé sur le tissu. Les coups de pinceau et les aplats de couleur se déploient librement, et brouillent la frontière entre le premier plan et l’arrière-plan. Par ce jeu de superpositions et de dissimulations, Polke invite le spectateur à chercher : où est le cerf ?
Au fond de cette salle, et pour terminer cette longue séquence, Flüchtende [Fugitifs] (1992) est une des œuvres majeures de cette rétrospective.
Ce tableau s’inspire d’une photographie de presse prise au moment de la construction du mur de Berlin. Polke a reproduit l’image en grand format, imitant la trame de l’impression offset grâce à ses emblématiques points dessinés à la main. Polke peint sur un voile enduit de résine qui laisse apercevoir le châssis. Sur un fond jaune translucide, les silhouettes sont soulignées par un cerne vert peint au revers avec une bombe aérosol. Le halo qui entoure les personnages accentue la tension dramatique de la scène et lui donne une dimension presque cinématographique. Dans la partie inférieure, des lignes horizontales évoquent le fil barbelé. Bien qu’elles paraissent tracées à la main, elles sont en réalité intégrées au rideau de tissu translucide qui sert de support à l’œuvre.
L’agrandissement de la scène et l’anonymat des personnages renforcent une impression d’urgence, immédiatement associée à l’idée de la fuite.
Trente ans après ce cliché, ces deux silhouettes chargées de bagages résonnent avec l’histoire personnelle de l’artiste. En 1953, alors âgé de 12 ans, il fuit avec sa famille l’Allemagne de l’Est. Mais l’œuvre fait aussi écho aux migrations contemporaines et aux millions de réfugiés à travers le monde.
En 1993, l’œuvre est acquise par Carré d’Art qui conserve six autres toile majeures de Polke. En 1994, le musée d’art contemporain de Nîmes a présenté la deuxième exposition monographique de l’artiste dans un musée français.
Caméra 16 mm et appareils photos – Frauen-Rakete, Parkett et Peau de Serpent – Souvenirs de Gaspelshof à Willich, champignons et lanceur de couteaux
Le passage qui conduit vers la petite cour intérieure de l’hôtel Léautaud de Donines, puis aux anciens appartements du directeur de la Banque de France, expose une série de documents éclectiques, traces d’événements vécus aux côtés d’amis et d’artistes.
L’usage instinctif et spontané qu’avait Polke d’une caméra 16 mm se devine à travers la transcription en vidéo de plusieurs bobines. On y découvre des fragments de vie : les performances de la troupe de théâtre féministe amateur Frauen-Rakete à Zurich en 1975, avec une certaine Bice, la fête marquant la sortie du premier numéro de la revue Parkett sur le Platzspitz de Zurich, des scènes de rue à Lucerne et Bâle, ainsi que des images de son exposition au Kunsthaus de Zurich en 1984.
Bernd Jansen – Willich : Sigmar Polke mit Schlangenhaut (Willich: Sigmar Polke en peau de serpent), 1973. 3 tirages gélatino-argentiques issus d’une série de 7. Petra Lange-Berndt, Michael Liebelt et Dietmar Rübel, Hambourg – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Trois photographies de Bernd Jansen immortalisent Polke grimé, orné de bijoux et enveloppé dans une peau de serpent à Gaspelshof, la ferme située près de Willich, en Rhénanie-du-Nord–Westphalie, où il vécut jusqu’en 1978.
En face, un diaporama d’une centaine d’images réalisées par Klaus Mettig (Andromeda, 1973) offre un aperçu du quotidien à Gaspelshof, un lieu de rencontres où Polke accueillait ami·es, hippies et artistes.
Sigmar Polke – Mu nieltnam netorruprup, 1975. Impression offset en quadrichromie sur carton. Collection Jürgen Becker, Hambourg et Messerwerfer (Lanceur de couteaux), 1975. Impression offset en quadrichromie sur papier couché. Collection particulière – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Les deux moniteurs diffusant ces images sont encadrés par deux impressions offset reprenant le motif de l’amanite tue-mouches, un champignon dont les substances psychoactives occupaient alors une place centrale dans certaines recettes psychédéliques. L’une de ces estampes, Messerwerfer (Lanceur de couteaux, 1975), faisait partie d’un coffret de multiples vendu à Bruxelles la même année, lors de la manifestation Salto Arte, organisée pour soutenir la revue de gauche POUR (écrire la liberté), fondée par Harald Szeemann et temporairement interdite.
Dans les catacombes des Capucins à Palerme et ailleurs…
La salle qui ouvre au fond de l’atrium réunit les cinq tirages de l’exceptionnelle série Palermo de la collection Sandra Alvarez de Toledo.
Réalisées en 1976 dans les catacombes des Capucins à Palerme, ces photographies de squelettes vêtus de vêtements choisis avec soin témoignent du regard ironique que Polke porte sur la mort. Si ces dépouilles peuvent paraître grotesques, elles conservent néanmoins toute leur aura macabre et inquiétante. L’étrange mise en scène suggère un dialogue silencieux entre les morts et le photographe. Des portraits de cadavres que l’appareil photo semble ramener à la vie.
Les tirages, réalisés sur un papier destiné aux épreuves rapides pour la presse, appartiennent à une autre époque. Jaunis par le temps, ils portent la marque des interventions de l’artiste, qui ne peut laisser ses images intactes.
Difficile de faire cohabiter d’autres œuvres avec ces images. Les personnages photographiés en 1974 à Quetta au Pakistan paraissent être ailleurs… On peut s’interroger sur la place d’un portrait du marchand Franz Dahlem face à ces momies… Cette peinture à l’émail et aérosol sur coton est superbe, mais que fait-elle là ? Nul doute que Bice Curiger en connaisse les raisons, mais pour le visiteur, le mystère reste entier…
Essais de matériaux – Pingouin et fakir – Uranium, lit et épargne…
L’enfilade de pièces de l’ancien appartement du directeur de la Banque de France réunit un ensemble disparate d’œuvres qui illustre la diversité des pratiques de Polke.
Les essais de matériaux rassemblés dans le premier salon est sans aucun doute une des séquences majeure de l’exposition. Quinze photographies en couleur (Violet in the Making [Violet en cours], 2005) et trois petites toiles où Polke mélange résine synthétique, laque, pigments, poudre de manganèse et composés d’argent témoignent de ses expérimentations et tentatives à petite échelle, afin de comprendre et d’anticiper les réactions des différents matériaux entre eux.
Les formes patatoïdes pour deux d’entre elles et d’improbables germinations font un écho assez lointain avec les pommes de terre de Vincent…
Sigmar Polke – Sans titre, 1986. Pigment et résine synthétique sur toile. Collection Lauscher, Allemagne ; Materialprobe (Essai de matériaux), 1986. Résine synthétique, laque et pigment sur toile. Collection particulière, Zurich et Materialprobe (Essai de matériaux), 1988. Résine naturelle, poudre de manganèse et composés d’argent sur toile. Collection particulière, Zurich – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
« Ici, souligne Bice Curiger, il n’y a pas de gestes expressifs, aucune volonté de transposer une émotion dans la matière. Juste le plaisir de jouer avec son arsenal de produits, d’être émerveillé par leurs effets, de découvrir des beautés jamais vues qu’ils peuvent révéler… »
Peu de chose à commenter sur la réponse de Polke à une commande publique à visée pédagogique avec son Pingouin et Fakir…
La troisième salle de l’enfilade met en dialogue une œuvre sur papier, réalisée à partir de pigments indigo et violets mêlés à divers liants (Sans titre, 1982), et quatre photographies irradiées à l’uranium (Uranium (violet), 1992). Ces dernières évoquent le magistral ensemble de 21 épreuves roses (Uranium, 1992), présenté en 2018 dans l’exposition « Soleil chaud, soleil tardif ».
Deux autres œuvres accrochées dans la pièce partagent une particularité : l’intégration de texte.
Spargeld (Épargne, 2002) repose sur un collage : au centre d’une feuille de papier quadrillé de qualité modeste, Polke a inséré un slogan publicitaire découpé dans un journal : Sofort Bargeld (Du cash sur-le-champ). Encadré par deux bras se serrant la main, ce message, initialement destiné aux consommateurs, prend un tour absurde : le personnage qu’il met en scène conclut un accord avec lui-même, vidant ainsi la transaction de tout son sens.
Pour cette critique facétieuse du capitalisme, Polke détourne les codes de la gravure traditionnelle, en choisissant un tracé volontairement naïf, réalisé avec des stylos et feutres ordinaires. L’œuvre rappelle également ses dessins des années 1960, époque où il proclamait le réalisme capitaliste aux côtés de Gerhard Richter, Manfred Kuttner et Konrad Lueg.
En face, une autre œuvre affiche une phrase imprimée sur un tissu : Ein Bild sollte nicht grösser sein als ein Bett (Un tableau ne devrait pas être plus grand qu’un lit). Ce conseil, attribué à son galeriste, a été bien sûr superbement ignoré par l’artiste.
Fidèle à son esprit irrévérencieux, Polke compose ici une œuvre aux dimensions d’un lit, en assemblant un morceau de drap et de la toile à matelas. Les traces abstraites et les coulures qui recouvrent la surface laissent le regardeur libre de les interpréter à sa guise.
… Des esprits supérieurs commandent
L’étroit passage qui surplombe la cour de l’hôtel particulier accueille … Höhere Wesen befehlen [… Des esprits supérieurs commandent], un portfolio de 14 lithographies publié en 1968, réalisées à partir de photographies de Sigmar Polke et Christof Kohlhöfer.
Huit de ces images, réalisées en collaboration avec Kohlhöfer, mettent en scène des objets du quotidien transformés en improbables palmiers. Le titre de la série, Le Palmier en prière, ainsi que ceux des épreuves, mêlent poésie et humour : Palmier-mètre-pliant, Palmier-pain, Palmier-boutons, Palmier-humain, Palmier-ouate, Palmier-gant, Palmier-ballon-de-baudruche, Palmier-verres.
Les six autres lithographies sont accompagnées de commentaires parfois inénarrables.
Couverture (1967) : « Une couverture dont les plis dessinent à chaque fois les contours d’une silhouette féminine Psychoplastique, en raison d’expériences antérieures ».
Le Doppelgänger (1968) : « Il ne s’agit pas tant de la ressemblance extérieure entre deux personnes, mais plutôt de la présence simultanée de ma personne en différents endroits ».
Correction des lignes de la main (1968) : « J’ai décidé de modifier les lignes de ma main en peignant par-dessus ».
Effeuillage d’un arbre (1968) : « Action de deux heures et demie en août 1968. Généralement considérée comme criminelle ».
L’arbre qui a poussé creux à cause de moi (1968) : « Paranoïa relationnelle ».
Fouet (1968) : « Sur les lanières du fouet se trouvent des images avec lesquelles on peut fouetter ce que l’on veut ».
Le titre du portfolio fait écho à une installation conçue par Polke en 1966 pour l’exposition annuelle de l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf. Au cœur de cette installation figurait une peinture intitulée Das Bild das auf Befehl höherer Wesen gemalt wurde (L’Image réalisée sur ordre des esprits supérieurs). Ces « esprits supérieurs » hanteront longtemps l’œuvre de Polke, qui s’emploiera à interroger, avec ironie et distance, les notions d’inspiration et de génie ainsi que les figures d’autorité dans l’histoire de l’art.
Chaque exemplaire du portfolio était enrichi de quatre dessins originaux, dont deux ensembles sont présentés dans les salles du premier étage.
Révolution française
L’exposition présente quatre des vingt-deux toiles peintes par Sigmar Polke en 1988-1989, à pendant les cérémonies du bicentenaire de la Révolution française. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ces œuvres ne répondent pas à une commande et ne forment pas une série pensée comme un tout par l’artiste.
Lors de ses séjours parisiens en 1988, alors qu’il prépare son exposition à l’ARC, Polke s’intéresse aux célébrations à venir du Bicentenaire, à l’histoire de la Révolution française et à la mythologie qui l’entoure. Il collecte tracts, affiches et publicités liés à l’événement, ainsi que des reproductions de gravures anciennes, dont il extrait des fragments avant de les photocopier et d’en composer des montages. De ces recherches naît une suite de 22 tableaux, exposés en deux temps par la Galerie Chantal Crousel au moment du Bicentenaire. Ces œuvres, aujourd’hui dispersées à travers le monde, ont été exceptionnellement réunies en 2001 au Domaine de Vizille – Musée de la Révolution française.
Elles témoignent de l’intérêt de Polke pour l’histoire en général et la Révolution française en particulier et s‘inscrivent dans la fascination-répulsion que l’on retrouve chez de nombreux intellectuels allemands face à 1789. Fidèle à sa démarche, l’artiste met l’accent sur le rôle des images dans le processus révolutionnaire de 1789 à 1794. Il reproduit des gravures, mais en les modifiant, les fragmentant et les détournant de leur sens, jouant des écarts entre les motifs originaux et les tissus qu’il emploie comme supports. Puisant à la fois dans l’iconographie révolutionnaire et contre-révolutionnaire, il évite toute lecture univoque ou partisane de l’événement. Se défiant de toute idéologie, il invite le spectateur à interroger les mécanismes de la représentation et la manière dont l’image peut servir d’outil de manipulation.
La vision de Polke se distingue par son originalité. Il ne cherche pas à masquer la nature violente, voire sanguinaire, de la Révolution, insistant sur le fait que cette violence n’en fut pas seulement un effet pervers, mais un élément constitutif et fondamental.
Dans À Versailles, à Versailles (1988), une toile de grand format à l’allure « cinématographique », Polke accentue la fureur de la foule marchant vers Versailles pour réclamer du pain en juxtaposant des tissus qui forment une puissante ligne oblique. La toile semi-transparente suggère qu’il se passe quelque chose derrière l’image.
Devant la fenêtre, Valmy et au revers Tambour (1989) exploitent la transparence du tissu pour « dévoiler » les plans de la bataille de Valmy, qui mit un coup d’arrêt à l’avancée de l’armée prussienne vers Paris pour « libérer » Louis XVI.
Fin mars, ces œuvres ont été rejointes par Le jour de gloire est arrivé (1988), précédemment exposé au musée du Prado dans « Sigmar Polke. Des affinités révélées ».
L’accrochage est complété par une épreuve d’artiste d’une estampe (Sans titre, 1989), réponse de Polke à la commande Estampe et révolution, 200 ans après, lancée par le ministère de la Culture pour le bicentenaire.
Pour cette lithographie, il s’inspire de l’affaire du collier, une escroquerie qui, entre 1784 et 1786, contribua à discréditer Marie-Antoinette. Il représente les mains d’un joaillier, munies de pinces, manipulant des pierres précieuses au-dessus d’un plan de Paris où se superposent des fragments de gravures, dont celle utilisée pour À Versailles, à Versailles.
Sur la gauche, une série de douze photographies documente la réalisation de cette estampe.
Enfin, avant d’entrer dans cette salle, on peut observer plusieurs détails de cette estampe dans un superbe assemblage de 15 photocopies imprimées en doubles pages dans le magazine Parkett. Polke y explorait avec jubilation le potentiel « révolutionnaire » du photocopieur Xerox.
Films et vidéos
L’avant dernière salle du parcours réunit un ensemble de films de Ernst Mitzka, Klaus Mettig et Britta Zöllner avec Astrid Heilbach et une conversation entre Bice Curiger et Julie Sissia.
Dans les Zürichtapes (1975) de Ernst Mitzka, montre que pour Polke les années 1970 ont été marquées par culture zurichoise, où des figures emblématiques comme Lady Shiva ont joué un rôle central. Dans le Zurich conservateur des années 70 et 80, Lady Shiva, alias Irene Staub – mannequin, travailleuse du sexe et actrice – était une icône pour une scène artistique effervescente, audacieuse et exubérante. Le cinéaste Ernst Mitzka faisait partie de ce cercle et les a filmés à l’aide d’une des premières caméras vidéo portables.
Des extraits de films tels que Frauen sehen Frauen (Les femmes regardent les femmes, 1975), Holzfällen (Abattage d’arbres, 1975) et Lady Shiva (1975) témoignent du vif intérêt pour les arts performatifs qui se développaient alors en marge des institutions artistiques établies. L’exposition féministe « Frauen sehen Frauen » au musée Strauhof de Zurich marquera fondamentalement l’itinéraire de Bice Curiger.
The Rainbow Serpent: Entering a New Inner Space, a New Inner Time [Le Serpent Arc-en-Ciel#: entrer dans un nouvel espace intérieur] retrace le voyage que Sigmar Polke et sa compagne de l’époque, Britta Zoellner, ont entrepris en Asie du Sud-Est, en Océanie et en Australie entre mars 1980 et avril 1981. Durant cette période, Polke n’a ni peint ni dessiné. Il a filmé avec sa caméra 16 mm et pris des photographies, tandis que Zoellner l’a filmé avec une caméra Super 8, capturant les mêmes motifs que lui, mais sous son propre angle.
Polke Salon 2#: Cher maître (Dear Master) présente une conversation entre Bice Curiger et Julie Sissia filmée en 2021-2022 à propos de Polke et la France. Elle est disponible sur le site de la Fondation Anna Polke
Rorschach, Gecko et Vitraux…
Le parcours de l’exposition s’achève avec le Carnet de croquis Rorschach (2007), dont on peut consulter une version numérisée. Il est accompagné de la série Dannekers Hausgecko (Le Gecko domestique de Danneker), un ensemble de quatre superbes sérigraphies réalisées en 2009 sur un papier structuré au gaufrage « peau de lézard ».
Sigmar Polke – Dannekers Hausgecko (Le Gecko domestique de Danneker), 2009. Ensemble de 4 sérigraphies/lithographies offset sur papier structuré avec gaufrage peau de lézard. Épreuves d’artiste. Mike Karstens galerie, Münster – « Sous les pavés, la terre » à la Fondation Vincent Van Gogh Arles
Une attention particulière est accordée aux douze vitraux conçus par Sigmar Polke pour le Grossmünster, l’une des principales églises de Zurich et monument emblématique de la ville.
Cette œuvre trouve un écho dans l’histoire personnelle de l’artiste : issu d’une famille profondément protestante, Polke maîtrisait les techniques complexes du vitrail médiéval grâce à son apprentissage de peintre sur verre avant d’intégrer l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf. Pourtant, les vitraux qu’il réalise un an avant sa mort sont résolument contemporains, mêlant tradition et expérimentation.
Les sept vitraux de la nef ouest sont composés de fines lamelles d’agate colorée, assemblées par de minces bandes de plomb. Elles forment un motif abstrait chatoyant qui filtre la lumière naturelle. Pour les scènes bibliques et les figures représentées, Polke s’inspire de reproductions anciennes et intègre de larges trames de points, une signature visuelle récurrente dans son œuvre.
Son intérêt pour l’alchimie et les processus de transformation s’exprime pleinement dans cette création. L’agate, qui se forme par le dépôt de minéraux comblant les fissures de la roche volcanique, peut être interprétée comme une trace visuelle de l’histoire terrestre. Polke joue avec les propriétés matérielles du verre et son processus de formation, laissant ces éléments influencer ses motifs.