Avec « Engagées », la Villa Datris propose à nouveau une remarquable exposition pour sa saison 2025. D’année en année, il devient difficile de renouveler les superlatifs pour qualifier les projets portés par Danièle Marcovici, avec le complicité de Stéphane Baumet.
La fondatrice et présidente de la Fondation Villa Datris ouvre son texte d’introduction par une phrase qui résume clairement ses intentions :
« Engagées, ces sculptrices sont féministes, écoféministes, défenseuses des droits humains, elles sont militantes et proclament le droit de disposer de leur corps avec gravité et parfois avec humour. Elles ont en commun d’interroger les grands enjeux sociétaux contemporains et revendiquent leurs identités plurielles et leur liberté ».
Celles et ceux qui suivent les expositions de la Villa Datris depuis longtemps reconnaîtront dans ce nouveau projet quelques échos avec le mémorable « Sculptrices » présenté en 2013. Au-delà des questions d’engagement qui fondent cette exposition, on retrouve en effet la même volonté déterminée de donner visibilité et reconnaissance aux artistes femmes longtemps ignorées, privées de reconnaissance et écartées de l’histoire de l’art. En témoignent le texte de de Laurence d’Ist dans le hall d’entrée, les œuvres de Sylvie Fleury (Composition avec rouge, jaune et bleu, 1992) et d’Agnès Thurnauer de sa série Portrait Grandeur Nature dans l’escalier…
Sylvie Fleury – Composition avec rouge, jaune et bleu, 1992. Acrylique, fourrure synthétique sur bois. 45 x 45 x 7,3 cm. Collection Fonds cantonal d’art contemporain, Genève.
Sylvie Fleury s’intéresse à la construction de la valeur matérialiste et culturelle. Elle interroge la fétichisation des produits et des marques de luxe, ainsi que les modèles sexués de consommation. En collant de la fausse fourrure sur la copie du fameux tableau éponyme de Piet Mondrian, le minimalisme épuré devient clinquant. S’il s’agit pour l’artiste de créer des ponts entre l’histoire de l’art, la mode et la marchandise, son geste est avant tout féministe : avec humour, elle montre à quel point les femmes ont été longtemps exclues de l’histoire de l’art. (Texte du cartel)
Agnès Thurnauer – Portrait Grandeur Nature (Annie Warhol) et Portrait Grandeur Nature (Marcelle Duchamp), 2007 – « Engagées » à la Villa Datris. Résine, peinture époxy 120 x 120 x 15 cm Éd. 3/3. Courtesy the artist and Michel Rein, Paris/Brussels.
À travers ses peintures, sculptures et installations, Agnès Thurnauer s’intéresse au langage pictural. L’artiste interroge l’histoire de l’art en féminisant les noms des grands maîtres du XX siècle, bousculant ainsi un récit dominé par des figures masculines. Chaque œuvre, un tondo moderne, projette des noms transformés : Andy Warhol devient Annie Warhol et Marcel Duchamp devient Marcelle Duchamp. Ce geste souligne l’absence des femmes dans l’histoire de l’art, tout en masculinisant Louise Bourgeois en Louis Bourgeois, pour rappeler, avec humour, l’injustice historique. (Texte du cartel)
Dans un contexte social marqué par des tensions et parfois des crispations, « Engagées » évite les écueils polémiques tout en préservant son propos et sans rien sacrifier au fond.
À l’intérieur de la Villa Datris, le parcours se déploie en dix séquences thématiques, chacune introduite par des tracts mis à la disposition des visiteur·euses. Chaque tract relie les artistes exposées à un questionnement, un fait, une revendication avec l’ambition de faciliter la compréhension de leurs œuvres. Ce choix de communication fait naturellement écho à son utilisation historique comme outil de contestation directe, populaire et abordable dans les mouvements sociaux et sociétaux. Pour les commissaires, « il incarne un geste fort, celui de prendre la parole, d’occuper l’espace, et de créer du lien entre celles et ceux qui résistent. Le tract féministe, imprimé, distribué, parfois arraché, parfois conservé, reste un témoignage précieux des combats menés dans la rue comme dans les esprits ».
Comme chaque année, la sélection des œuvres, leur mise en espace, la qualité de l’éclairage et une scénographie sobre et efficace confèrent à « Engagées » un attrait certain, qui séduit à la fois le grand public et les amateur·rices averti·es. Depuis « faire corps » l’an dernier, l’accrochage présente un peu moins d’œuvres que lors des expositions précédentes, ce qui permet plus de respiration et de lisibilité dans le propos.
Cajsa Von Zeipel – Gay Milk, 2022. Technique mixte 206 x 63,5 x 140 cm. Courtesy of the artist and Andréhn-Schiptjenko
Cajsa von Zeipel est connue pour ses œuvres post-humaines créées en silicone qui sont une affirmation de visibilité féminine et de provocation sexuelle. Inspirée de sa propre vie, cette figure évolue vers une femme adulte, une mère, voire la mère idéale de toutes les mères, la Madone. Gay Milk représente l’interaction continue de la technologie et la biologie, le corps humain placé au centre. La grossesse, l’allaitement, la sexualité, tout est transparent dans le corps post-humain, il est plutôt utilisé que vécu et semble devenir en quelque sorte une industrie humaine. (Texte du cartel)
Lara Schnitger – No = No, 2015. Tissu, bois. 365,8 x 152, 4 x 190 ,5 cm. Collection FRAC Champagne-Ardenne
Lara Schnitger explore les thèmes de l’identité, du corps, du genre et du pouvoir. No = No a été créée pour Suffragette City, une procession hors les murs, à la fois performance et protestation, qui floute la frontière entre art et activisme, sculpture et corps, exposition et société. L’œuvre fait référence aux slutwalks, des marches féministes soulignant que l’habit féminin ne donnait pas l’autorisation aux viols ou aux harcèlements de rue. Le slogan était No Means No, notant que le consentement doit être oral. No = No appelle à reprendre le contrôle de notre corps et de nos choix. (Texte du cartel)
Parmi les œuvres et les séquences présentées, on a retenu la très belle salle de la séquence « Femmes, objets » qui ouvre sur les jardins avec l’imposant No = No (2015) de Lara Schnitger qui tente un étonnant dialogue le Gay Milk, 2022 de Cajsa Von Zeipel. L’ensemble est sous le regard complice (?) de Ghada Amer (Three Lines for Shirpa, 2005) et de Nil Yalter (The Headless Woman or The Belly Dance, 1974).
Femmes, objets – « Engagées » à la Villa Datris
Ghada Amer – Three Lines for Shirpa, 2005. Toile brodée, gel medium sur toile. 152,4 x 127 cm. Collection Nadia & Cyrille Candet, Paris
Ghada Amer a trouvé une façon unique de peindre sans pinceaux. Sa technique de la broderie fait dépasser les fils qui semblent couler sur la toile. L’artiste met les femmes au cœur de sa pratique. En brodant des images inspirées de magazines pornographiques ou de tableaux classiques, elle critique le regard historiquement porté sur les femmes dans l’art et dans la société tout en célébrant la sexualité et le plaisir féminin. (Texte du cartel)
Nil Yalter – The Headless Woman or The Belly Dance, 1974. Vidéo noir et blanc. 24 minutes en boucle. Courtesy Galerie Berthet Aittouarès / Nil Yalter
Nil Yalter s’est imposée comme l’une des pionnières de l’art vidéo féministe en France. Ici, la vidéo-performance conjugue corps, écriture et engagement féministe. Filmée en une seule séquence, l’artiste danse au rythme d’une musique tzigane tout en inscrivant sur son ventre un texte de René Nelli, extrait d’Érotique et civilisations. Ce fragment, qui condamne l’excision et célèbre la jouissance clitoridienne, devient un manifeste inscrit sur la peau, dénonçant la dépossession du corps féminin. Sans jamais montrer son visage, Nil Yalter détourne la danse orientale en un geste d’émancipation. (Texte du cartel)
Dans le couloir, deux œuvres de Raymonde Arcier (Paille de fer pour Ca[sse] role, 1974 et Remake de Sac de ménagère [1971], 2019) introduisent avec efficacité la séquence « Femmes au foyer ».
Femmes, au foyer – « Engagées » à la Villa Datris
Raymonde Arcier – Paille de fer pour Ca(sse)role, 1974. Fil de fer tricoté au point mousse . 152 x 100 x 35 cm. Courtesy Raymonde Arcier / œuvre en cours d’acquisition par le CNAP
Raymonde Arcier est une plasticienne française et militante féministe. Sa pratique textile extrait et monumentalise les objets quotidiens des femmes au foyer pour visibiliser la charge de travail que la société leur a imposé.
« Paille de fer pour Ca(sse)role est la démonstration de :
Faire des choses presque impossibles avec mes aiguilles
Tricoter du fil de fer avec elles
Transformer le masculin en féminin
Porter ce qui est à l’intérieur à l’extérieur
Grossir pour DEHORS ce qui est presque invisible dedans ». Raymonde Arcier
Raymonde Arcier – Remake de Sac de ménagère (1971), 2019. Ficelle et drisse crochetées. 150 x 85 x 10 cm. Courtesy Raymonde Arcier
« Mon tricotage et mon crochetage montrent le travail répétitif invisible que fournissent les femmes qui en a fait des bêtes, en somme, endurantes et très fortes […] Penser autrement est un combat personnel et depuis les années 1970, je balance mes créations DEHORS espérant participer à une métamorphose sociale qui grandira l’humanité. » Raymonde Arcier (Textes des cartels)
Mary Sibande – Wish You Were Here, 2010. Techniques mixtes, matériaux multiples. Dimensions variables. Collection Gervanne + Matthias Leridon
Mary Sibande donne une voix aux femmes noires sud-africaines, réinvente les narrations identitaires et met en lumière leurs luttes et aspirations. La figure de Sophie, qu’elle considère être son alter ego, traverse son travail. La bourgeoisie blanche, au temps de l’apartheid, avait pour habitude de renommer toutes ses domestiques Sophie, effaçant ainsi toute individualité. Sophie devient autant le symbole d’une invisibilisation d’une communauté qu’un hommage aux ancêtres féminines de l’artiste. Ici, revêtue d’une robe dont le poids la plombe, elle songe à d’autres possibles. (Texte du cartel)
À l’étage, on retient les deux sérigraphies sur verre d’Irene Kopelman (Glass Botryllus B et Nematostella in Motion, S3 13 April, 2021-2022) en dialogue avec trois des Fireweed d’Ursula Palla et les questionnements soulevés par l’« organisme colonial » de Josèfa Ntjam (Hydrozoa Collectiva, 2022-2023) dans la séquence « Écoféministes ».
Écoféministes – « Engagées » à la Villa Datris
Irene Kopelman – Glass Botryllus B et Nematostella in Motion, S3 13 April, 2021-2022. Sérigraphie sur verre 21 x 31,5 x 10 cm et 21 x 31,5 x 19 cm. Courtesy Irene Kopelman and Galerie Jocelyn Wolff, Romainville
Irene Kopelman se consacre aux représentations botaniques qui ont permis dès le XVIIIe siècle de construire le savoir sur la nature et la biologie. De manière contemporaine, elle restitue et complète les recherches scientifiques.
Glass Botryllus B (botrylle étoilé) et Nematostella in Motion, S3 13 April (une espèce d’anémone de mer) sont le résultat d’une collaboration avec les laboratoires de biologie marine Tiozzo et Röttinger. Le dessin, outil d’investigation, s’est intégré aux protocoles scientifiques, enrichissant les échanges tout en conservant un statut artistique.
Irene Kopelman – Levy’s Relief – Location B, 2009. Céramique. 50 x 50 x 10 cm. Courtesy Irene Kopelman and Galerie Jocelyn Wolff, Romainville
« Toutes les pièces de la série Levy’s Relief font référence à différents éléments du paysage du Parc national des volcans d’Hawaï. […] Lors de cette visite, j’ai réalisé une série de dessins, des esquisses pour une série de sculptures ainsi qu’un très grand nombre de photographies. De retour à l’atelier, ce matériel a subi une série de filtres conceptuels jusqu’à atteindre la forme sous laquelle il a été présenté à Montehermoso (Espagne) ». Irene Kopelman
Ursula Palla – Fireweed 3, 4 et 5, 2022 et 2023. Bronze, acier provenant d’armes. 185 x 23 x 26 cm ; 142 x 27 x 20 cm ; 168 x 22 x 18 cm. Courtesy Ursula Palla
L’artiste oriente sa pratique autour de l’influence de l’homme sur le paysage. La série Fireweed représente l’épilobe à feuilles étroites. Cette plante sauvage et pionnière pousse surtout sur les coupes à blanc ou après les incendies de forêt, d’où son nom de fireweed (mauvaise herbe de feu) au Canada. En Allemagne, elle est appelée Trümmerblume (fleur des décombres) car elle a été la première plante à se répandre sur les décombres bombardés de la Seconde Guerre mondiale. Pour l’artiste, elle est capable de transformer la violence et la destruction en vie et en fertilité.
Josèfa Ntjam – Hydrozoa Collectiva, 2022. Céramique, corde, résine, métal 350 x 26 cm. Courtesy de l’artiste et Nicoletti, Londres
La série Hydrozoa Collectiva s’inspire des siphonophores, un animal marin composé de plusieurs espèces vivant en coopération, scientifiquement défini comme « organisme colonial ». Les cordages nautiques dans l’œuvre évoquent l’héritage traumatique du Passage du Milieu, le voyage forcé transatlantique des Africains réduits en esclavage. Josèfa Ntjam mêle ainsi deux définitions antithétiques du « colonialisme » : l’une liée à l’histoire humaine, pointant vers l’extraction et l’oppression, l’autre à l’histoire naturelle, indiquant les modes de coopération et de subsistance.
Dans la séquence « Manifestantes », une petite salle réunit avec justesse les installations de Katrin Ströbel (Ni le mal, ni le bien, 2008) et de Katharina Cibulka (SOLANGE [TANT QUE], 2024-aujourd’hui).
Katrin Ströbel – Ni le mal, ni le bien, 2008. Installation, cartons et bois trouvés dans les rues de Paris. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste
Le travail de Katrin Ströbel explore la relation entre espace urbain et politique. Son installation Ni le mal, ni le bien fait écho à la chanson d’Édith Piaf, qui évoque une vie marquée par des hauts et des bas. Moins connue est la dimension historique et politique de la chanson, dédiée en 1960 à la Légion étrangère stationnée en Algérie pendant la guerre d’indépendance. À travers des panneaux réalisés avec des matériaux simples collectés dans les rues de Paris, l’artiste montre la complexité de l’engagement citoyen et de la résistance politique.
Katharina Cibulka – SOLANGE [TANT QUE], 2024-aujourd’hui. Deux filets d’échafaudage brodés à la main, tulle, serre-câbles, photo, vidéo. 500 x 1200 cm. Courtesy Katharina Cibulka et Collection FRAC Centre-Val de Loire, Orléans.
SOLANGE (TANT QUE) est un projet d’art public que l’artiste a pratiqué dans une vingtaine de pays. Elle demande aux habitants des messages féministes qu’elle tisse au point de croix sur des bâches de chantier, tendues ensuite en ville. Le projet joue sur l’analogie entre le caractère temporaire du chantier et la lutte pour l’égalité hommes-femmes : une fois le chantier achevé, elle ne devrait plus être nécessaire.
Cibulka souligne également avec TANT QUE la liberté de ta fille dépendra de l’éducation de mon fils, je serai féministe que l’émancipation des filles est indissociable de l’éducation des garçons. Comme elle le dit, il est crucial de valoriser autant les filles que les garçons, mais aussi d’investir dans l’éducation des jeunes hommes pour repenser les rôles sociaux et instaurer une véritable égalité.
On retrouve Katrin Ströbel dans les combles avec son paravent Belsunce, Saint-Saëns, 2017, dont il faut absolument découvrir ce qu’il dissimule.
Lipi Tayeba Begum – Lonely Chair, 2018. Lames de rasoir en acier inoxydable. 92,7 x 104 x 66 cm. Galila’s Collection, Belgique
L’artiste interroge les rôles de genre et la violence au Bangladesh. Ses matériaux, épingles et lames de rasoir, tout comme les sujets de son travail, sont intimement liés à ses expériences de femme. « En 1994, ma mère a eu une hémorragie cérébrale – une partie de son corps s’est retrouvée paralysée. Elle est restée assise dans un fauteuil roulant […] jusqu’à son décès en 1997. Après la mort de ma mère, j’avais l’habitude de fixer son fauteuil roulant chaque fois que je me rendais dans ma ville natale, le regardant longuement, comme si j’avais une conversation avec elle ». Lipi Tayeba Begum
Katrin Ströbel – Belsunce, Saint-Saëns, 2017. Manteau, peinture acrylique sur toile. 210 x 175 cm. Collection du Fonds Régional d’Art Contemporain Provence Alpes Côte d’Azur
Katrin Ströbel interroge les conditions sociales et géopolitiques qui façonnent notre quotidien. Belsunce, Saint-Saëns évoque les tours Labourdette, logements collectifs construits dans le centre de Marseille. Cette « machine à habiter » symbolise l’échec de l’idéal de départ d’offrir un logement décent et abordable. Déshumanisée, elle cache un vide humanitaire, un isolement et une grande pauvreté. Le seul être humain qui apparaît est représenté au dos du paravent en photographie sur un vêtement suspendu : il observe d’un œil sceptique l’extérieur à travers le rideau.
Mais c’est surtout la proposition de Jeanne Susplugas (T’es pas folle, 2020) qu’il ne faut pas manquer dans la séquence « Soumises, Opprimées »…
Soumises, Opprimées – « Engagées » à la Villa Datris
Jeanne Susplugas – T’es pas folle, 2020. 5 marionnettes, dimensions variables. Courtesy Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas interroge les relations de l’individu avec lui-même et avec l’autre, face à un monde obsessionnel et dysfonctionnel. En choisissant de montrer les marionnettes en groupe de parole, en pendant de son film éponyme, elle met le spectateur en situation d’inconfort. Les questions soulevées sont nombreuses : qui est le véritable « maître » et qui est le jouet ? Ne sommes-nous pas, en tant que société, coupables de laisser ces situations perdurer ? Quand s’arrêtera ce cycle de maltraitance ?
Soumises, Opprimées – « Engagées » à la Villa Datris
Jeanne Susplugas – T’es pas folle, 2020. Vidéo, 12 minutes. Marionnettistes: Gaëlle Trimardeau, Bruno Coulon. Courtesy Jeanne Susplugas
« Un groupe de marionnettes échange sur les violences conjugales et intrafamiliales.Ce film aborde les thèmes de la manipulation, de la perversion à travers un groupe de parole, moyen pour sortir de l’emprise et du cycle de la violence. Le pervers s’accapare les qualités de sa victime et l’accuse de ses propres défauts, la transformant ainsi en marionnette. L’échange met notamment l’accent sur la violence de la justice, double peine, qui légitime la violence en classant la grande majorité des plaintes “sans suite”, décuplant, chez l’auteur, un sentiment de puissance et, chez la victime, une culpabilité et une peur dès lors sans limite ». Jeanne Susplugas
Ses cinq marionnettes et leurs échanges sur les violences conjugales et intrafamiliales constituent un des moments les plus marquants du parcours, tout comme le rapprochement des trois mouchoirs brodés de Laure Tixier (Le Poids des Portes, 2020-2021) avec Les folles d’enfer de la Salpêtrière (2004) de Makhi Xenakis au rez-de-jardin…
Hystériques, rebelles – « Engagées » à la Villa Datris
Laure Tixier – Le Poids des Portes, Bon Pasteur de Bourges, Le Poids des Portes, Bon Pasteur d’Angers et Le Poids des Portes, Bon Pasteur d’Orléans, 2020-2021. Broderies sur mouchoir en tissu. 35 x 35 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Analix Forever
Laure Tixier observe en particulier les non-dits de l’univers carcéral à travers le prisme de l’architecture. Le Poids des Portes représente les établissements du Bon Pasteur. Aux XIX et XXe siècles, des jeunes filles y étaient placées dès l’âge de quatre ans et jusqu’à leur majorité, pour avoir été abandonnées, violées, jugées illégitimes ou rebelles. Sous prétexte de veiller à leur intégrité morale, corporelle et sexuelle, les sœurs du Bon Pasteur, financées par l’État, les isolaient, les empêchaient de parler et les faisaient broder des ouvrages vendus aux dames de la bourgeoisie sans rémunération.
Hystériques, rebelles – « Engagées » à la Villa Datris
Makhi Xenakis – Les folles d’enfer de la Salpêtrière, 2004. Ciment armé teinté, bande son. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste
L’univers de Mâkhi Xenakis est marqué par la métamorphose et la mémoire, souvent habité par la question du féminin et de l’isolement. Elle approfondit ces thèmes par son travail sur toutes les femmes hospitalisées à la Salpêtrière dont la société voulait se débarrasser : adultérine, crétines, grosse, caduques, juives, protestantes, orphelines etc… Plongée dans les archives de la chapelle, l’artiste découvre que jusqu’à 8000 femmes étaient confinées ensemble, sans permission de sortie, depuis 1657 jusqu’à l’arrivée de Charcot en 1862. Les folles d’enfer de la Salpêtrière constituent un groupe de plus de 260 sculptures représentant toutes celles dont la société ne voulait plus.
Au-delà de Betty Boop, 2020, l’escarpin de Joana Vasconcelos, les jardins de la Villa Datris révèlent de belles découvertes.
Joana Vasconcelos – Betty Boop, 2020.
Casseroles et couvercles en acier inoxydable. 297 x 155×410 cm. Associação de Colecções / Berardo Collection
Avec humour, l’artiste propose une perspective critique sur nos systèmes de représentation. Betty Boop s’attelle aux archétypes féminins : la séductrice, sous la forme de l’escarpin, et la cuisinière, avec la composition en casseroles. La combinaison fait voler en éclats cette sectorisation limitante, L’œuvre monumentale qui fusionne devient un manifeste visuel pour l’émancipation.
Parmi celles-ci, on a retenu Lac Tchad, 2020, de Sylvie de Meurville, les deux bronzes de Maria Thereza Alves, Résistantes, 2024, d’Odile de Frayssinet, Lunapop, 2024, d’Anna Fasshauer, Sentinelle, 2024, de Beya Gille Gacha et la carriole de Katia Bourdarel (Emzara, 2023) où la femme oubliée de Noé enferme les éclairs et le tonnerre du Déluge.
« Engagées » à la Villa Datris
Sylvie de Meurville – Lac Tchad, 2020. Acier inoxydable. 240 x 140 x 130 cm. Courtesy de l’artiste
Sylvie de Meurville cherche à mettre en évidence les vibrations du paysage et leurs analogies avec le corps. Elle s’appuie sur des recherches scientifiques : des mers, ou comme ici le lac Tchad, ont perdu une proportion importante de leur volume d’eau. De la même manière qu’un corps vieillissant se dessèche, un réseau d’eau qui se vide représente la mort. « En découpant ces cours d’eau, en les mettant “debout”, comme des corps érigés, j’essaye de leur redonner une vitalité ».
Maria Thereza Alves – Aicoabeeng (Metaplasmos) et Aimõbucu (Metaplasmos), 2014. Bronze. 50 x 45 x 16 cm et 57 x 39 x 17 cm. Édition de 5 + 2 EA.
Les Tupinamba étaient originaires d’Ubatuba. Les Portugais les ont envahis et les Tupinamba qui n’ont pas été réduits en esclavage ou tués ont fui loin au nord du Brésil où certains ont été réduits en esclavage et tués, tandis que d’autres ont survécu.
La forêt tropicale atlantique d’Ubatuba a subi une destruction massive et il en reste moins de 10 %.
Ces bronzes de fruits et de graines de la forêt atlantique sont un abécédaire du tupi, la langue des Tupinamba qui n’est plus parlée à Ubatuba mais qui a défini une façon de penser et de voir le monde précisément là et nulle part ailleurs.
Traduction des titres (mots tupi)
Aicoabeeng : Offrir quelque chose à quelqu’un en guise d’amitié ou de bonne éducation.
Aimõbucu : S’attarder pour remettre à plus tard ce que l’on veut.
Odile de Frayssinet – Résistantes, 2024. Acier, affiches brodées, bambous. 200 x 280 ×100 cm. Courtesy de l’artiste
L’œuvre est un étendard pour les affiches produites à l’occasion du projet Femme Vie Liberté. « Le 16 septembre 2022 en Iran, Mahsa Amini mourait sous les coups de la police des mœurs parce qu’elle n’avait pas “bien” porté son voile. Son décès souleva une vague de protestations dans l’ensemble du pays. Cette vague se transforma en une révolution féministe soutenue par les hommes, une première mondiale ! » Marjane Satrapi
Beya Gille Gacha – Sentinelle, 2024. Perles, cire, résine, tissu écologique, habits de seconde main. 90 x 85 × 80cm. Courtesy de l’artiste et AFIKARIS.
L’artiste crée des sculptures anthropomorphes dont l’épiderme est composé d’un tissage de perles, à la manière du bamiléké camerounais. Sentinelle s’inscrit dans la série When God is a Woman inspirée par des femmes proches de l’artiste. Ici, c’est l’artiste et activiste afro-brésilienne Fabiana Ex-Souza qui est représentée sous forme de déité, gardienne des forces ancestrales et du cycle immuable de la nature. L’œuvre, comme la série, est un manifeste écoféministe célébrant la sororité et les liens ancestraux à la nature.
Katia Bourdarel – Emzara, 2023. Bois brûlé, verre, son, lumière. 320 x 430 x 160 cm. Courtesy Aeroplastics, Bruxelles – Katia Bourdarel
Katia Bourdarel crée des récits à la fois intimes et collectifs sur l’entrave et la violence faites aux corps, prisonniers des injonctions du paraître. Dans cette œuvre, l’artiste revisite le mythe de l’Arche de Noé en choisissant le point de vue de la femme de Noé. Porteuse du destin de l’espèce humaine, exclue des textes bibliques, Emzara revient en rage sous la main de l’artiste. Inversement à Noé, qui protégeait du chaos du monde, elle le contient.
Une mention particulière pour Volcanahita, 2024, de Yosra Mojtahedi, qui constitue sans doute le coup de cœur de cette exposition…
« Engagées » à la Villa Datris
Yosra Mojtahedi – Volcanahita, 2024. Acier, sculptures en verre, liquide noir, tuyaux, pompes. 360 × 400 × 400 cm. Son : Timothée Couteau. Voix : Hani Mojtahedy.
« Venant d’un pays où le corps est un sujet tabou et sa représentation interdite, mes travaux sont, en réaction, sensuels et sensoriels. » Yosra Mojtahedi crée des univers où s’hybrident plantes, animaux, minéraux, ainsi que des corps de différents genres dans le but de les unifier. Volcanahita est une « machine-organique » qui fusionne le volcan et Anahita, déesse perse des eaux. Le noir symbolise à la fois l’affranchissement des lieux et du temps ainsi que l’obscurantisme.
Voir son interview sur TV5mondeinfo
Le commissariat est assuré par Danièle Marcovici et Stéphane Baumet.
La scénographie est une nouvelle fois confiée à Laure Dezeuze/Studio Bloomer
L’exposition est complétée par une programmation (visites commentées, conférences, ateliers…) dont le détail est disponible sur le site de la Villa Datris. Comme toujours, une attention particulière est portée à la médiation. Des cartels développés en français et en anglais accompagnent chaque œuvre. Un dossier pédagogique est proposé aux enseignant·es via le site de la Villa Datris. Des focus sur certaines œuvres de « Engagées » devraient être régulièrement publiés sur les réseaux sociaux. L’ensemble de ces supports enrichit significativement l’expérience de visite. Il faut saluer le travail remarquable de l’équipe de médiation culturelle, dirigée par Fanny Vouland, assistée de Margot Belin, Iman Bonnieux et Pauline Vauclair, avec Vincent Muzet, Elian Pisson et Susanna Lehtinen.
Le catalogue sera disponible au cours de l’été.
« Engagées » réunit des œuvres de 64 artistes : Magdalena Abakanowicz • Pilar Albarracín • Maria Thereza Alves • Ghada Amer Raymonde Arcier • Cathryn Boch Monica Bonvicini • Katia Bourdarel • Andrea Bowers Amy Bravo • Katharina Cibulka Céline Cléron • Abigail DeVille • Anita Dube • Nathalie Elemento • Anna Fasshauer • Sylvie Fleury • Odile de Frayssinet Gloria Friedmann • Mireille Fulpius et Sylvie Bourcy • Agnès Geoffray • Beya Gille Gacha Frances Goodman • Suzanne Husky Eva Jospin Rym Karoui • Kubra Khademi • Majida Khattari • Kapwani Kiwanga Irene Kopelman • Daria Krotova Alicja Kwade • Rachel Labastie • Sylvie de Meurville • Miss.Tic • Yosra Mojtahedi Anita Molinero • Zanele Muholi • Prune Nourry • Josèfa Ntjam • Valérie Oka • Ursula Palla • Laure Prouvost • Eva Ramfel • Anila Rubiku • Elsa Sahal • Niki de Saint Phalle Lara Schnitger-Chiharu Shiota • Mary Sibande • Katrin Ströbe-Jeanne Susplugas Martine Syms-Lipi Tayeba Begum-Agnès Thurnauer-Laure Tixier-Ifeoma U Anyaeji Joana Vasconcelos • Ciris Vell • Cajsa von Zeipel • Philemona Williamson • Mäkhi Xenakis • Nil Yalter • Billie Zangewa
En savoir plus :
Sur le site de la Villa Datris
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