Pour sa saison 2024, la Villa Datris propose « faire corps », une exposition incontournable qui contraste avec la « fascination pour l’immatériel » qu’offrait « Mouvement et Lumière #2 » l’an dernier.
Dans son texte d’intention, Danièle Marcovici, fondatrice et présidente de la Fondation Villa Datris, explique pourquoi un tel projet : « Sujet d’actualité, le corps reste le symbole concret des états d’âme des femmes et des hommes du monde. Par son titre, l’exposition accueille les représentations de celles et ceux qui font corps tant par l’esprit qu’avec la matière ».
Puis elle pose une question qui est au cœur de « faire corps » : « Modelé par sa structure, sa vie intérieure, autant que par le regard qu’on lui porte, comment voit-on le corps aujourd’hui ? ».
Elle annonce ensuite l’objectif de cette nouvelle exposition : « Plus qu’une exposition de groupe, faire corps prend le pouls de la représentation humaine dans ce qu’elle offre de plus actuel, divers et audacieux à travers le regard d’artistes reconnu.es et émergent·es· ».
Dans le contexte général de tensions et parfois même de crispations qui traversent la société depuis #MeToo, « faire corps » réussit à éviter les obstacles polémiques sans rien sacrifier au fond. Les deux pages consacrées au féminisme, à l’eco-feminisme et à l’intersectionnalité du dossier pédagogique qui accompagne l’exposition en sont un témoignage éloquent.
Avec finesse et habileté, avec imagination et fantaisie, quelquefois avec humour « faire corps » esquive ces écueils et l’on retrouve l’équilibre et la cohérence qui avait marqué « Toucher Terre », « Bêtes de scène », « Tissage/Tressage » ou encore « Recyclage/Surcyclage ».
Le parcours s’articule en six thématiques, formulées comme des interrogations qui se déploient à l’intérieur de la Villa Datris. Leur enchaînement fluide sait réserver de belles surprises et quelques interpellations.
La qualité des œuvres sélectionnées, une mise en espace et un éclairage parfaitement maîtrisés, une scénographie sobre et efficace donnent à « faire corps » un attrait indéniable qui devrait séduire le grand public comme les amateurs avertis.
L’accrochage est particulièrement réussi. Avec habileté, il laisse percevoir des confidences à demi-voix parfois surprenantes et inattendues. « faire corps » réunit un peu moins d’œuvres que les années précédentes. La méditation et la contemplation devant les sculptures, comme la perception des conversations suggérées, en sont ainsi notoirement encouragées…
On peut toutefois s’interroger sur le bien-fondé de la séquence intitulée « Pourquoi figurer le corps ? », même si elle rassemble des pièces parmi les plus remarquables de l’exposition et si elles sont très bien mise en scène. Était-il opportun de terminer le parcours dans la Villa Datris par ce rapprochement avec un « retour de la figuration » dans la peinture qui agite et excite le monde de l’art depuis quelques années ?
Les extérieurs qualifiés cette année de « Jardin des Vénus » réunissent un ensemble de sculptures assez disparate où les dialogues sont plus rares que les conversations avec les arbres, les massifs et la Sorgue… Dans une déambulation qui reste très agréable, les œuvres de Laurent Perbos et notamment celles de sa série « La Beauté et le Geste » aux couleurs arc-en-ciel font un clin d’œil malicieux à l’été olympique…
Le commissariat de « faire corps » est assuré par Danièle Marcovici et Stéphane Baumet.
La scénographie est une nouvelle fois confiée à Laure Dezeuze.
L’exposition est complétée par une programmation (visites commentées, conférences, ateliers…) dont le détail est disponible sur le site de la Villa Datris.
Comme toujours, un soin particulier est accordé à la médiation. Des cartels développés en français et en anglais accompagnent toutes les œuvres de « faire corps ». Un dossier pédagogique est à la disposition des enseignants depuis le site de la Villa Datris. Comme chaque année, plusieurs focus sur des pièces de « faire corps » seront régulièrement publiés sur les réseaux sociaux. L’ensemble de ces documents enrichit notablement l’expérience de visite. Il faut souligner le remarquable travail réalisé par l’équipe de médiation culturelle de Fanny Vouland et Perrine Baucher, assistées de Vincent Muzet et de Flavie Fazio.
Le catalogue sera disponible au cours de l’été.
« faire corps » rassemble une sélection d’œuvres de 65 artistes, dont plusieurs ont fait l’actualité ou sont actif·ve·s dans la région ces dernières années et qui pour certain·e·s sont internationalement reconnus : Magdalena Abakanowicz • Julien Allègre • Ghada Amer Élodie Antoine • Jean-Marie Appriou • Stephan Balkenhol Alexandra Bircken • Fernando Botero • Louise Bourgeois Nick Cave • César • Awena Cozannet • Elizabeth Creseveur Johan Creten • Sépànd Danesh • Chloé Delarue • Dewar & Gicquel Richard Di Rosa • Henri-François Dumont • Daniel Firman Sylvie Fleury • Meschac Gaba • Corado Gardone • Antony Gormley Thomas Houseago • Taro Izumi • Michael Johansson • Kun Kang Abdul Rahman Katanani • Wang Keping • Zsófia Keresztes Guillaume Leblon • Ana Mendieta • Annette Messager Terrence Musekiwa • Prune Nourry • Marc Nucera • Hans Op de Beeck Tony Oursler • Rallou Panagiotou • Štefan Papčo • Giuseppe Penone Laurent Perbos • Javier Pérez • Michelangelo Pistoletto Jaume Plensa • Marilou Poncin • Philippe Ramette • Recycle Group Antoine Renard • Rotraut • Elsa Sahal • Niki de Saint Phalle George Segal • Joel Shapiro • Kiki Smith • Gabriel Sobin Pascale Marthine Tayou • Gavin Turk • Xavier Veilhan Jeanne Vicérial • Gabrielle Wambaugh • Anne Wenzel Kehinde Wiley • Mâkhi Xenakis
Compte rendu de visite à suivre après ces les premières impressions.
À lire, ci-dessous, les textes qui introduisent chaque séquences du parcours de « faire corps ».
En savoir plus :
Sur le site de la Villa Datris
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« faire corps » : Parcours de l’exposition
Côté cour, un imposant totem de Richard Di Rosa (Grand abstrait, 1988) semble monter la garde au pied du perron de la Villa Datris. Orné d’yeux, de bouches et d’oreilles « pour que les formes abstraites se mettent à vivre », il accueille avec attention les visiteur·euse·s.
Richard Di Rosa – Grand abstrait, 1988. Technique mixte. 6m de haut. Courtesy de l’artiste – « faire corps» à la Villa Datris. Photo à droite Richard Di Rosa.
Sur la droite, un haltère en fonte de Laurent Perbos (501 kg, 2024) a pris la place occupée l’an dernier par un des pénétrables de Jesús Rafael Soto (Pénétrable BBL bleu, 1999). Il est disponible pour la pose photographique, incontournable souvenir instagrammable, proposé avant de quitter l’exposition. Celles et ceux qui le souhaitent pourront revêtir un des seyants débardeurs « faire corps » mis à leur disposition pour épater leurs amis numériques…
Laurent Perbos – 501 kg, 2024. Haltère en fonte. Dimensions variables. Production Fondation Villa Datris – « faire corps» à la Villa Datris. Photo à droite Villa Datris.
Au premier niveau de la Villa, le parcours commence par un hommage aux Nanas de Niki de Saint Phalle.
Dans la première salle, on découvre La sirène (1983), original ayant servi de modèle pour l’épreuve se situant dans la Fontaine Stravinsky à Paris. Avec les 15 autres sculptures animées de cette incontournable collaboration entre Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, elle constitue un ensemble mondialement connu du plateau Beaubourg.
Longtemps restée dans la collection de Pierre Boulez, fondateur et directeur de l’IRCAM, elle a rejoint la collection de Philippe Austruy avant d’être exposée à la Commanderie de Peyrassol. Elle est accompagnée par une Mini nana acrobate (Circa 1969-1971) et une Nana dansant (1976) montée sur un socle en fer et animée par un moteur électrique réalisé par Jean Tinguely.
Niki de Saint Phalle – Mini nana acrobate, Circa 1969-1971. Plâtre peint 20 x 20 x 11 cm. Collection privée et Nana dansant, 1976. Résine peinte, moteur électrique. Socle en fer réalisé par Jean Tinguely. 48 x 46 x 56 cm. Collection privée – « faire corps» à la Villa Datris
Toutes les trois accompagnent un texte « pédagogique », sans doute indispensable, mais un peu amphigourique, de l’historienne de l’art Laurence d’Ist.
Une seconde salle est consacrée à Last Night I Had a Dream (1968), un remarquable ensemble de 18 bas-reliefs sur fond noir qui avait attiré l’attention lors de sa présentation par la galerie De Jonckheere à l’occasion de Artgenève 2023. C’est une des œuvres puissantes offertes par « faire corps ».
Qui me regarde ?
Le corps n’est pas seulement notre propriété, il reflète aussi notre société. Autrefois, la quête d’un corps idéal était prédominante, mais cette vision a été déconstruite au fil du temps, jusqu’à ce que celui-ci devienne un outil politique dans les années 1960.
Après la révolution numérique, deux ans de pandémie et des mouvements tels que #metoo, le corps a réémergé dans la sphère sociale sous de nouvelles formes.
C’est sans doute pour cette raison qu’il occupe une place prépondérante dans l’art contemporain.
Tony Oursler et Daniel Firman se jouent de notre regard de spectateur. Qui observe qui ?
Daniel Firman – Justine 2nd mouvement, 2020. Résine, vêtements, perruque, chaussures. 170 x 56 x 63 cm. Courtesy Ceysson & Benetiere – « faire corps » à La villa Datris
Mon corps est-il le mien ?
Le corps des femmes a longtemps été soumis à un regard hétéronormé, mais grâce à l’influence de sculptrices telles que Niki de Saint Phalle et Louise Bourgeois, sa représentation a évolué vers une vision plus intérieure et marquée par la psychanalyse.
Pour libérer la parole des femmes, certaines artistes se focalisent sur des parties du corps livrées au regard masculin, comme le font Annette Messager, Elsa Sahal et Prune Nourry.
Annette Messager – Mes Vœux, 1989. Assemblage en 16 parties de photographies en noir et blanc, ruban adhésif, ficelle. 289,7 x 15 cm. Courtesy Galerie Natalie Seroussi ; Elsa Sahal – Venus au mur, 2023. 5 elements en céramique émaillée. 290 x 80 x 32 cm. Courtesy de l’artiste, Galerie Papillon, The Pill et Prune Nourry – Cercle de vie, 2021. Bois brûlé. 114 x 90 x 20 cm. Courtesy of the artist and TEMPLON, Paris-Brussels – New York. « faire corps» à la Villa Datris
D’autres artistes, comme Sylvie Fleury, Ghada Amer ou Marilou Poncin dénoncent la vacuité ou la marchandisation de ce corps.
Sylvie Fleury – André et Robert (mint pearl and aubergine), 2019. Mini-jupe et jambes de mannequin. 110 x 40 x 55 cm. Courtesy of Sylvie Fleury and Galene Thaddamus Ropac, London Paris Salzburg-Séoul ; Ghada Amer – La Géante (bronze), 2021. Bronze. 80x180x55. Édition 1/6. Courtesy Collection RAJA-Art Contemporain et Marilou Poncin – Perfection is a lie to play with – sweet dream, 2023. Vidéo, 10 minutes. Accessoiriste | Props: Alexandre Contini – Oundène Godefroy. Mixage son : Géraldine Baux. Courtesy de l’artiste et galerie Laurent Godin. « faire corps» à la Villa Datris
Mon corps a-t-il des limites ?
Notre corps va au-delà de sa propre corporalité anatomique. Il est ressenti simultanément de l’intérieur et de l’extérieur, renforçant ainsi notre lien avec le monde. Le corps est incarné, peu importe la forme qu’il prend.
Maurice Merleau-Ponty avait introduit la notion de « corps propre », qui est « dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement ».
Ainsi, le corps peut se dédoubler, à la fois dans un corps physique et dans un corps choisi vivant dans un environnement numérique.
L’habit ne ferait-il pas le moine ?
Aujourd’hui, l’habit a une importance capitale dans la construction de nos identités et la représentation de notre relation avec le monde.
Porter un costume devient un acte artistique, militant et politique, qui nous sensibilise aux questions d’identité, de différence culturelle et de nos rapports post-coloniaux.
Selon Terrence Musekiwa : Comprendre notre héritage et transmettre le savoir à la nouvelle génération fait partie de la compréhension de sol.
Comment représenter le mouvement ?
Pour réconcilier le mouvement et la sculpture, certains artistes exploitent l’arrêt sur image pour laisser libre cours à notre imagination : retranscrire la tension avant ou après le geste, imaginer un mouvement infini ou redouter ses conséquences terribles ; d’autres artistes, tels qu’Henri-François Dumont et Taro Izumi, se moquent des travers de notre société qui voue à la fois un culte au corps et privilégie l’automatisation à l’outrance. Ils nous proposent des sièges impossibles, l’un simulant le mouvement de jambes de danseuses, l’autre nous permettant de prendre la pose du sportif pris sur le vif.
Thomas Houseago – First Steps, 2023. Collection Fondation Villa Datris Thomas ©Houseago, ADAGP Paris-2004 – « faire corps » à La villa Datris
Comment je me situe dans mon environnement ?
Depuis l’invention de la perspective, le corps a été le mètre étalon dans l’art pictural. Les artistes contemporains revisitent cette notion ou remettent en question notre rapport à l’espace, en faisant de la mesure un élément central.
Les fragments de corps démesurés de César et de Rallou Panagiotou semblent ainsi défier le monde. Cependant, cette démarche n’est-elle pas absurde, comme nous le montre Philippe Ramette dans son Sisyphe moderne ?
Par souci écologique et de bien-être, ne devrions-nous pas plutôt chercher à faire symbiose avec la nature, comme le propose Giuseppe Penone, ou même à nous effacer, comme le suggère Ana Mendieta ou Wang Keping ?
Pourquoi figurer le corps ?
La représentation réaliste revient sur le devant de la scène artistique, notamment grâce à l’utilisation de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux.
Des artistes tels que George Segal, Hans Op de Beeck et Guillaume Leblon cherchent à désacraliser la sculpture académique.
Les codes esthétiques classiques sont utilisés pour célébrer non plus des corps idéaux, mais des corps anonymes. En leur attribuant une posture de repos, les artistes ne visent pas à leur donner vie ou à les magnifier, mais plutôt à nous réconcilier avec un corps relâché et vulnérable.
Kehinde Wiley – The Virgin Martyr Cecilia, 2022 (détail). Courtesy of the artist and TEMPLON Paris-Brussels-New York – Anne Wenzel – Under Construction (Resist/Petrol), 2023. Courtesy Anne Werger et Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. ©Anne Wenzel ADAGP Paris-2024 – « faire corps » à La villa Datris
Le Jardin des Vénus
Le jardin de la Fondation Villa Datris présente des sculptures en harmonie avec le thème de l’exposition, entourées par la végétation provençale.
La sculpture monumentale et déstructurée de Richard Di Rosa domine les Vénus de Laurent Perbos qui évoquent le sport et les gestes des athlètes, ainsi que sa création 501 kg, en référence au poids maximal jamais soulevé par un être humain.
Dans la seconde partie du jardin, une grande silhouette féminine en bronze de Johan Creten et la sculpture en céramique de Gabrielle Wambaugh sont exposées. Au niveau de l’ascenseur, trois sculptures de métal corten et inox de Julien Allegre et une œuvre originale d’Awena Cozannet sont visibles.
Johan Creten – La Cathédrale, 1999-2000. Courtesy de l’artiste & Perrotin. ©Johan Creten, ADAGP, Paris – 2024 – Marc Nucera – Le baiser, 2015-2016. Courtesy de l’artiste – « faire corps » à La villa Datris
Des représentations contemporaines de Vénus par Gabriel Sobin, Fernando Botero et Laurent Perbos sont disséminées dans les massifs arborés. Michael Johansson invite les visiteurs à interagir avec sa grande installation où le corps est suggéré par son absence, ne laissant apparaître que des éléments vestimentaires. Les sculptures de Rotraut et de Richard Di Rosa ajoutent de la couleur, de la vitalité et de l’humour au jardin.
Au détour d’une allée, Janus, le dieu romain des commencements et des fins, interprété par Jean-Marie Appriou, interpelle les visiteurs avec ses deux visages opposés. Enfin, un tronc de cyprès métamorphosé en couple amoureux qui s’embrasse par Marc Nucera et l’alpiniste de Štefan Papčo profitant d’un repos bien mérité sur un bloc de granit complètent les œuvres montrées dans ce havre de verdure.