La complainte du progrès au Mrac à Sérignan

Jusqu’au 16 septembre, le MRAC (Musée régional d’art contemporain Occitanie / Pyrénées-Méditerranée) propose « La complainte du progrès » un projet très réussi imaginé par Sandra Patron, directrice du musée et commissaire de l’exposition.

Dans son texte de présentation (voir ci-dessous) et dans la vidéo tournée lors de la visite de presse, elle explique clairement quelles sont ses intentions. Elle précise aussi comment le propos de cette exposition lui a été inspiré par la chanson de Boris Vian, composée en 1956 et à laquelle elle emprunte son titre.

Avec un choix d’œuvres particulièrement pertinent et un accrochage très réussi, Sandra Patron atteint magistralement ses objectifs, tout en respectant l’esprit à la fois cocasse, ironique et impertinent de Boris Vian.

La complainte du progès au MRAC - Vie de l'exposition- Salle 1
La complainte du progrès au MRAC – Vie de l’exposition- Salle 1

Volontairement, le parcours écarte toute logique chronologique et il laisse au visiteur une totale liberté dans sa déambulation. Si tout paraît se télescoper, la mise en espace suggère avec finesse et subtilité de multiples échos formels ou de contenu entre les différentes pièces exposées. En fait, il n’y a rien de chaotique dans la manière dont s’articulent les différentes propositions artistiques. Étonnamment, quel que soit le trajet que l’on emprunte, les œuvres s’enchaînent avec beaucoup de fluidité et de cohérence.

La complainte du progès au MRAC - Vie de l'exposition- Salle 2
La complainte du progrès au MRAC – Vie de l’exposition- Salle 2

Avec habilité et finesse, « La complainte du progrès » place son visiteur en face de ses désirs contradictoires, de ses refoulements et de ses relations équivoques aux biens matériels. En nous questionnant sur nos capacités d’accumulation et de productions de déchets, elle nous interpelle sur « sur la façon dont nos sociétés glissent doucement mais sûrement de la société de consommation de masse à la société du contrôle généralisé de nos désirs ».

On trouvera dans le compte rendu de visite qui suit un des cheminements possibles dans cette « complainte du progrès »…

Un guide de visite disponible à l’accueil offre des notices détaillées et très lisibles pour chaque œuvre.
Un dossier pédagogique téléchargeable sur le site du MRAC suggère quatre approches de l’exposition :  Le déchet, le rebut ; L’icône ; L’outil technologique et ses usages ; Les médias, la publicité et le marketing.
Pour le finissage des expositions estivales, une visite VIP avec Sandra Patron est annoncée dans le cadre des Journées du Patrimoine.

Sandra Patron directrice du MRAC et commissaire de l'exposition La complainte du progrès
Sandra Patron directrice du MRAC et commissaire de l’exposition La complainte du progrès

Il va de soi que la visite de « La complainte du progrès » s’impose avant la mi-septembre. Avec cette proposition, Sandra Patron réussit une des expositions les plus intéressantes et des plus réussies de la saison dans la région.

À lire, ci-dessous, le texte d’intention de Sandra Patron et un compte rendu de visite enrichi avec les notices des œuvres…

En savoir plus :
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L’accueil est assuré par les emblématiques « Apparitions (sélection 93-95) » de Matthieu Laurette que l’on avait découvert au CRAC à Sète dans une exposition collective où il était question de confiture…

Matthieu Laurette, Apparitions (sélection 93-95), 1993-1995 - La complainte du progès au MRAC - Vue de l'exposition
Matthieu Laurette, Apparitions (sélection 93-95), 1993-1995 – La complainte du progès au MRAC – Vue de l’exposition

Depuis le début des années 1990, le travail de Matthieu Laurette échappe aux catégories formelles de l’art et se présente comme une entreprise d’infiltration. Depuis son apparition sur TF1 dans « Tournez Manège », il a multiplié les passages télé qui nous renvoient à l’instabilité des phénomènes de vedettariat, au côté éphémère et à la consommation des personnes. Son projet se présente comme une série de stratégies dans lesquelles il instrumentalise les espaces de la communication et des médias. Sa vie d’artiste est centrée sur la question de la valeur de la marchandise. Il s’adapte au modèle TV et sur le principe de la libre circulation, il utilise non sans humour les diverses stratégies de marketing afin d’assurer la diffusion des images qu’il a suscitées.

Première salle…

L’œil est ensuite attiré par une longue ligne rouge. « Spee » (2010) de Jean-Baptiste Sauvage conduit le visiteur au seuil de la première salle.

Jean-Baptiste Sauvage, Spee, 2010 - La complainte du progès au MRAC - Vue de l'exposition - Salle 1
Jean-Baptiste Sauvage, Spee, 2010 – La complainte du progès au MRAC – Vue de l’exposition – Salle 1

Cette sculpture, vestige de l’enseigne d’un garage « Speedy » incendiée durant la vague d’émeutes des banlieues en 2005, fait assez logiquement le lien entre les prélèvements des Nouveaux Réalistes et les pratiques plus contemporaines.

Jean-Baptiste Sauvage, Spee, 2010 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition - Salle 1
Jean-Baptiste Sauvage, Spee, 2010 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition.

Les interventions, installations et sculptures de Jean-Baptiste Sauvage, le plus souvent contextuelles, s’inscrivent dans l’espace urbain, industriel ou architectural. La sculpture Spee résulte du vestige de l’enseigne d’un garage « Speedy » incendiée durant la vague d’émeutes des banlieues en 2005. Il ne s’agit pourtant pas d’un simple prélèvement, ni tout à fait d’un « ready-made ». L’artiste intervient sur l’enseigne en la nettoyant puis en la polissant afin de lui donner l’aspect d’une carrosserie fraîchement sortie du garage. Au-delà de sa portée sculpturale et graphique, Spee, produit d’une révolte sociale, se donne à voir comme un témoignage de notre monde contemporain où la « vitesse », symbole de modernité, ici mis à mal aussi bien dans la forme que dans le fond, se révèle également vecteur de son déclin.

On ne peut manquer son face à face avec le « temps de rien » qu’affiche l’œuvre de Richard Baquié (Sans titre, 1985). On avait croisé cette imposante sculpture l’an dernier dans le hall du Mucem lors de la 8e édition du Printemps de l’Art Contemporain et à l’occasion de « Vie d’ordures ».

Richard Baquié, Sans titre, 1985 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Richard Baquié, Sans titre, 1985 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition.

La pratique de Richard Baquié, constituée d’assemblages d’objets et d’engins récupérés dans les décharges de sa ville natale de Marseille, est celle d’un bricoleur subtil dont les œuvres dégagent une profonde mélancolie. « Le temps de rien » est une sculpture constituée de plaques d’imprimerie offset reliées entre elles par une structure métallique verticale. L’œuvre évoque une portée musicale où le rythme est donné par des lignes horizontales qui structurent le texte. L’œuvre « Sculpture de série B » comme le qualifie avec humour l’artiste, mêle étroitement le fond à la forme dans une réflexion sur le passage du temps. « Le temps de rien » appartient à un ensemble d’œuvres qui matérialisent le langage, utilisant les techniques publicitaires tout en les dévoyant pour leur donner une forme poétique.

Sur le mur de droite, deux images numériques et leurs objets trouvés de Lucie Stahl font un étrange écho à la fois à la sculpture de Richard Baquié et à celle de Jean-Baptiste Sauvage : récup et glossy… On découvrira dans la deuxième salle qu’une de ces impressions répond à des travaux de couture d’Andy Warhol.

Lucie Stahl travaille à partir d’objets trouvés qu’elle met en scène sur la vitre d’un scanner, numérise et imprime avant de recouvrir d’une couche de polyuréthane, donnant la brillance des magazines de papier glacé. Ses photographies ambiguës révèlent la beauté fascinante des ordures, telles des natures mortes contemporaines figées dans le temps ou des débris déterrées d’une décharge. Ces images esthétisantes créent un malaise, comme ces mains couvertes de boue brandissant un bidon de lubrifiant tel un zombie tout droit sorti du centre-commercial d’un film de Romero. L’artiste, fascinée par notre exposition à la publicité et notre aliénation face aux produits et images de marques nous confronte à notre attachement parfois fétichiste aux objets.

À gauche, l’accès semble défendu par trois masques grimaçants imprimés en 3D par Judith Hopf à partir d’emballages d’appareils numériques…

Artiste pluridisciplinaire, Judith Hopf prend comme cible l’espace social et les rôles que l’on y joue. Ses sculptures, installations et vidéos, sont caractérisées par un humour burlesque, une désinvolture qu’elle emploie pour jeter un regard critique sur l’état et les normes de notre société. La série Trying to build a mask représente des masques façonnés dans des emballages d’appareils numériques comme des smartphones ou des disques durs. Les visages obtenus sont ensuite scannés et imprimés en 3D. L’utilisation des nouvelles technologies, aussi bien dans le choix des matériaux bruts que dans le processus de fabrication, s’oppose à leur aspect primitif et leur économie de moyens. Parodie espiègle et habilement critique de la vie contemporaine, ces masques vidés de leur fonctionnalité apparaissent comme des incarnations de nos sociétés consuméristes.

Derrière ces trois gardiens, l’installation vidéo de Claude Closky, « You Want You Have » (2004) et sa litanie de slogans était inévitable dans une telle exposition…

« La Complainte du progrès », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan, 2018 - Photographie Aurélien Mole
« La Complainte du progrès », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan, 2018 – Photographie Aurélien Mole

Le travail de Claude Closky s’articule autour de l’observation du monde de la communication et de l’utilisation des discours issus de la société de consommation. You Want You Have se présente comme une installation vidéo qui enchaine une logorrhée de slogans réécrits par l’artiste sur deux écrans, dans lesquels les désirs exprimés d’un côté, trouvent la description de leur satisfaction immédiate possible sur l’écran associé. L’artiste réinvestit les techniques publicitaires qu’il détourne, comme un jeu de questions-réponses, en nous confrontant à l’omniprésence des références aux mass media qui nous conditionnent. Le langage habite l’espace à travers l’accumulation de ces messages énoncés par une voix robotique.

Une fois passé entre les deux écrans rouges et noirs et la voix de robot qui égrènent désirs et satisfactions, on découvre une étrange installation de Lynn Hershman Leeson, « Synthia Stock Ticker » (2000-2002).

Pionnière de l’art numérique et interactif, l’artiste explore les liens entre l’identité et l’environnement médiatique. L’œuvre est une sculpture en réseau, modélisée selon le téléscripteur électronique de Thomas Edison, qui personnifie les fluctuations du marché boursier en temps réel. Sous une cloche en verre, un moniteur montre des saynètes vidéos où évolue un personnage féminin nommé Synthia. Ses actions sont indexées sur les données boursières et la performance du marché à travers seize comportements déterminés par des variations de 2 % dans les indices Dow Jones Industrial Average, NASDAQ, S & P 500 et Russell Cap. Son humeur dépend de l’ambiance de la bourse : les valeurs montent, Synthia danse et va chez Dior ; elles chutent, elle fume anxieusement et fait des cauchemars de friperie. Synthia symbolise la relation symbiotique entre le marché et les individus.

Ce dispositif pionnier de l’art numérique interrogeait déjà nos relations ambiguës aux objets connectés. Une question que souligne aussi le curieux distributeur de billets de Camille Blatrix, « La liberté, l’amour, la vitesse » (2015)…

Camille Blatrix, La liberté, l’amour, la vitesse, 2015 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Camille Blatrix, La liberté, l’amour, la vitesse, 2015 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Objets techniques plus ou moins reconnaissables bien que purement imaginaires, les œuvres de Camille Blatrix, au fort pouvoir narratif, sont à la fois énigmatiques et teintées d’un humour cynique. La liberté, l’amour la vitesse, objet froid à l’esthétique futuriste, est un distributeur de billets dépourvu d’argent mais pas de sentiments. L’idée douloureuse de ne pas pouvoir répondre aux besoins des utilisateurs bouleverse profondément la machine qui se lamente quant à ses illusions perdues. En outrepassant sa seule fonctionnalité, elle nous confronte à notre propre rapport affectif aux objets connectés. Le sentiment de liberté procuré par la satisfaction immédiate de nos désirs est ici cristallisé par l’artiste dans une mise en scène tragi-comique.

Sur la droite, vers la large baie qui ouvre sur la place, la tour de refroidissement de Justin Lieberman (« The Second Tower », 2018) accumule des morceaux de réfrigérateurs, écho ironique au Word Trade Center qui fut un temple du capitalisme.

Justin Lieberman, The Second Tower, 2018 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Justin Lieberman, The Second Tower, 2018 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Les œuvres de Justin Lieberman traduisent sa tendance compulsive à l’accumulation, symptôme pour lui du capitalisme. Il colle, assemble et transforme des objets trouvés et il réintègre ces rebuts de la société de consommation dans un processus artisanal. Ses œuvres reposent sur une approche appropriationiste et relèvent d’une critique institutionnelle teintée d’humour noir. The Second Tower rassemble des éléments de frigos pour créer une « tour de refroidissement », à l’intérieur de laquelle il y a des pièces d’une foreuse pétrolière. Cette Second Tower fait suite à la First Tower, allusion à peine déguisée au World Trade Center.

Elle conduit le visiteur vers l’installation du sétois François Daireaux, « Augustin, Seven Days » (2017) où l’on découvre un homme sur les bords de la rivière Yamuna en Inde qui y collecte des déchets pour survivre…

L’artiste voyageur François Daireaux développe un art basé sur l’expérience en résonnance avec le processus de mondialisation. Glanant images et matériaux à travers le monde, il place l’activité humaine au cœur de son travail. Au hasard de ses pérégrinations, il rencontre Augustin sur les bords de la rivière Yamuna en Inde. Augustin nettoie la rivière en collectant des déchets qu’il revend pour subvenir à ses besoins. L’ensemble de sculptures Augustin, Seven Days a été réalisé à partir d’objets remontés par Augustin, que l’artiste scelle dans du caoutchouc noir. Bijoux, bris d’icônes religieuses, outils ou pièces de monnaie contrastent avec la noirceur du matériau. Symbole ultime de nos sociétés contemporaines, ici le commerce ne s’organise pas autour de la production de biens de consommation, mais bien autour des déchets de notre surproduction.

On retrouve alors les objets trouvés de Lucie Stahl et l’assemblage de plaques d’imprimerie offset « bricolé » par Richard Baquié.

De l’autre côté de la salle, une imposante nature morte de Tom Wesselmann (« Still Life #56 », 1967-1969) témoigne du regard des artistes du Pop Art américain sur la place et l’importance des objets de consommation et de « consumation »…

Tom Wesselmann, Still Life #56, 1967-1969 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Tom Wesselmann, Still Life #56, 1967-1969 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Tom Wesselmann est l’un des représentants les plus reconnus du mouvement américain du Pop Art. Son œuvre se divise en deux séries majeures : des grands nus féminins (Great American nude) et des natures mortes (Still life). Avec Still Life#56, l’artiste s’éloigne de son habituelle intensité des couleurs primaires pour une image en grisaille hyperréaliste. L’œuvre appartient à une série que l’artiste nomme « tableaux dressés en plans découpés » aux effets de trompe-l’œil. Chaque objet a son propre support qui suit les contours de l’image peinte, et son propre espace d’accrochage, créant une œuvre en trois dimensions. La monumentalité de la composition plonge le regardeur dans un monde d’objets de consommation qui le domine. Cette image semble offrir une ode à la modernité dont le téléphone et le commutateur électrique en seraient les symboles. Toutefois, la présence de la cigarette, éphémère et nocive, crée une analogie entre consommation et consumation.

Bernard Joisten, Ombre, 2000-2001 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Bernard Joisten, Ombre, 2000-2001 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Dans son travail photographique, Bernard Joisten mêle une nostalgie et une admiration pour le style de vie des pays industrialisés avec une pratique teintée d’onirique. Ses œuvres imprégnées de références cinématographiques et plus particulièrement de l’univers SF, sont conçues comme des indices narratifs qui invitent au parcours mental et à la reconstitution d’un scénario. Ces photographies ont été réalisées dans le cadre de sa résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon. Avec ces images, fonctionnant un peu à la manière d’un story-board, l’artiste joue avec les représentations d’objets et les décors, dans une mise en scène facilitant l’immersion dans un univers urbain fictionné.

Un peu plus loin, après les images « cinématographiques » de Bernard Joisten (« Ombre », 2000-2001), on découvre assez logiquement les décollages d’affiche de Mimmo Rotella avec sa « Marilyn, il Mito di un’Epoca » de 1963.

Mimmo Rotella, Marilyn, il Mito di un’Epoca, 1963 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Mimmo Rotella, Marilyn, il Mito di un’Epoca, 1963 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Dans les années 1960, Mimmo Rotella réalise ses « décollages » d’affiches de films, révélant les fragments de papiers accumulés sur les murs de Rome, qu’il arrache à une époque. Marilyn Monroe, incarnation du mythe américain d’aprèsguerre, apparait comme une idole provocante et sculpturale sur fond bleu-nuit, au milieu d’une mosaïque de lambeaux de peau de la ville et de mots hachés. Cette œuvre renvoie à la fois à la beauté d’une icône, à l’exaltation de la culture de masse et à la communication décomplexée et éphémère. L’artiste procède par appropriation, détournement et désacralisation à travers le geste rituel et violent de lacération des matériaux urbains.

Si l’installation vidéo de Claude Closky était inévitable, une « Poubelle » d’Arman était indispensable ! L’exposition emprunte donc à la collection Alain Bizos une « Poubelle organique » de 1971.

Arman (Armand Fernandez, dit), Poubelle organique, 1971 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Arman (Armand Fernandez, dit), Poubelle organique, 1971 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Membre fondateur du Nouveau Réalisme, Arman développe une œuvre en lien direct avec son époque, utilisant le geste et l’objet manufacturé comme vecteurs de pratiques et de formes artistiques nouvelles. Il développe dès 1959 deux de ses séries les plus célèbres : les Accumulations, regroupement d’objets identiques ou similaires et les Poubelles, elles-mêmes accumulations de détritus, reflets du gaspillage des sociétés bourgeoises d’après-guerre. En enfermant des ordures dans du plexiglas, l’artiste joue sur l’idée d’une opposition entre le contenu d’une poubelle et celui d’une vitrine commerciale. En 1971, la découverte d’un nouveau polymère lui permet d’enfermer des déchets périssables et de créer ses premières Poubelles organiques. Véritable témoignage d’une époque et d’un lieu, chaque Poubelle attire l’attention sur l’évolution des habitudes de consommation, le conditionnement des besoins et des désirs via une production de masse.

Le parcours dans cette première salle très « accumulative » se termine par le rapprochement très réussi d’une photographie de Raymond Hains (« Citroën, moi j’aime », 1996 avec une épreuve de Valérie Belin de sa série « Mannequins » (2003).

Valérie Belin, Sans titre, série « Mannequins », 2003 et Raymond Hains, Citroën, moi j’aime, 1996 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Valérie Belin, Sans titre, série « Mannequins », 2003 et Raymond Hains, Citroën, moi j’aime, 1996 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Les séries de portraits de Valérie Belin, entre réalité et illusion, questionnent la représentation du vivant aujourd’hui. Par son titre, la série des « Mannequins » évoque d’emblée une ambigüité : mannequin de défilé ou de vitrine ? Femme ou pantin ? Être de chair ou avatar de science-fiction ? Par le choix du noir et blanc, par le traitement de la lumière, le fond neutre et la monumentalité du tirage, Valérie Belin joue de l’incertitude. Ce portrait d’un mannequin fabriqué en celluloïd, semble être fait de chair. Le mannequin véhicule encore aujourd’hui un stéréotype féminin bien tenace, celui de la femme-objet. La série des « Mannequins », en mettant en avant le monde des apparences, évoque à la fois l’illusion marchande du monde capitaliste et le désir de perfection esthétique véhiculé par le marketing.

Co-signataire du « Manifeste du Nouveau Réalisme » en 1960, Raymond Hains opère, aux côtés de Jacques Villeglé, les premiers décollages d’affiches lacérées. D’abord photographe, il explore avec humour le langage à travers une pratique variée et construit une œuvre complexe établissant des détournements et des analogies entre les mots, les objets et les images. « Dès les années 1960, Raymond Hains a fait de la marque commerciale un sujet artistique […]. Ici, c’est une forme immédiatement identifiée comme la marque d’automobiles Citroën qui s’impose d’abord. Mais c’est ensuite une composition de lignes et de teintes, épurée, presque abstraite. Raymond Hains propose à la fois une œuvre minimaliste, une représentation d’un élément omniprésent du décor de notre vie – l’auto et évoque avec humour la dimension publicitaire et commerciale de la société. » (Mac Val)

Deuxième salle…

Un écran posé au sol et la vidéo « A progression of signs (rue Rebeval) » (2009) de Stephen Willats accompagnent le visiteur vers la deuxième partie de « La complainte du progrès »…

Stephen Willats, A progression of signs (rue Rebeval), 2009 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Stephen Willats, A progression of signs (rue Rebeval), 2009 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Depuis les années 1960, Stephen Willats travaille sur le rapport entre l’art et d’autres disciplines comme la sociologie, l’analyse des systèmes, la cybernétique, la sémiotique et la philosophie. Sa pratique artistique souligne l’importance du langage et de sa signification dans l’espace public. Il engage le spectateur à jouer un rôle actif pour analyser ces signes et imaginer de nouvelles modalités de vie. La vidéo A Progression of Signs (rue Rebeval) enchaîne, sur un téléviseur, des gros plans fixes et tremblés de tout ce que la rue compte de détritus, de mobilier urbain, de graphismes et de « signes » dans la rue Rebeval du 19e arrondissement de Paris : une canette, un ticket de métro, la craquelure d’un mur, une poignée de porte, un sigle, une publicité, les touches d’un interphone… Cadrés uniquement sur tous ces éléments, la vidéo révèle la puissance de ces signes et leur force d’attraction dans notre quotidien.

Si l’accumulation apparemment chaotique dominait jusqu’alors la scénographie, ici l’accrochage semble plus organisé, évoquant une scène urbaine.

La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition - Salle 2
La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition – Salle 2

En arrière-plan, les réfrigérateurs habillés de morceaux de miroir de Kader Attia (« Untitled (Skyline) », 2007) scintillent devant un fond de scène « nocturne ». Suggérant l’horizon illusoire d’un Manhattan de pacotille, ils sont de captivants miroirs aux alouettes…

Kader Attian Untitled (Skyline), 2007 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Kader Attian Untitled (Skyline), 2007 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

« Pour Untitled (Skyline), Kader Attia, […] sature l’espace d’exposition de réfrigérateurs habillés de tesselles de miroir. Dans cette ville de lumière, les immeubles et leur miroitement donnent épaisseur et relief à une image fantasmée, un rêve d’Occident, et jouent d’une collision entre l’espace public des grattes-ciel et l’espace domestique des réfrigérateurs. […] L’artiste considère que l’architecture est un “instrument de pouvoir”. Construite sur le modèle de Metropolis de Fritz Lang, Untitled (Skyline) suggère en effet une forme de contrôle et surjoue l’utopie capitaliste. Cernés de murs noirs, les milliers de miroirs réfléchissent le moindre rai de lumière, à la manière des tours de verre et d’acier, symboles d’une opulence narcissique où l’art, comme horizon, ne serait qu’illusion. » (extrait du catalogue Sans réserve, Parcours #8 de la collection, Mac Val).

À droite de cette installation, on ne pouvait trouver meilleure place pour les quatre photographies en noir et blanc cousues, bord à bord, avec du fil par Andy Warhol (« Coca-Cola », 1976-1986). Pour une fois, on ne se plaindra pas des reflets qui y miroitent. De cette œuvre de Warhol, ils font un prolongement ou plutôt un morceau échappé de la pièce de Kader Attia.

Andy Warhol, Coca-Cola, 1976-1986 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Andy Warhol, Coca-Cola, 1976-1986 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Andy Warhol a compris très vite l’impact de l’imagerie publicitaire sur les consommateurs. De 1982 à 1987, il crée 503 images composées de tirages photographiques en noir et blanc cousus, bord à bord, avec du fil. Cet ensemble, constitué de quatre photographies identiques d’un panneau publicitaire Coca-Cola, forme une image abstraite. Bien que l’image soit coupée, la typographie et le slogan de la marque sont immédiatement identifiables. Warhol, par la sérialité et la répétition de l’image dans son travail artistique, reprend les principes de matraquage utilisé par les publicitaires.
Au-delà de l’objet de consommation, la marque Coca-Cola est un symbole de l’Amérique. C’est aussi un signe d’égalité démocratique pour Warhol : « ce qu’il y a de formidable dans ce pays, c’est que l’Amérique a créé une tradition où les plus riches consommateurs achètent la même chose que les plus pauvres. »

L’ambiance citadine de la salle est renforcée par les deux dispositifs qui évoquent les panneaux d’affichage qui encombrent l’espace urbain.

« La Complainte du progrès », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan, 2018 - Photographie Aurélien Mole
« La Complainte du progrès », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan, 2018 – Photographie Aurélien Mole

Sur l’un, les affiches arrachées par Jacques Villeglé (« Boulevard de la Villette, mars 1971 », 1971) trouvent une place évidente.

Jacques Villeglé, Boulevard de la Villette, mars 1971 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Jacques Villeglé, Boulevard de la Villette, mars 1971 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

À partir de 1949, Jacques Villeglé arrache les affiches dans les rues de Paris qu’il maroufle sur toile. L’artiste révèle une création collective à partir de déchirures anonymes où se télescopent des images et des discours. L’artiste ravit dans l’urgence ces traces de civilisation et s’efface au profit de l’expression de la rue. Empreintes de subversion, ces affiches véhiculent les gestes de contestation poétique à l’égard des messages de la société et contrastent avec le monde parfaitement lissé de la publicité. Ici, une pin-up mutine, dont les patins auraient lacéré l’Histoire, trône, au milieu d’un éclatement de fragments.

À droite, un écran panoramique, tel un « billborad » contemporain, permet de découvrir « Soft film » (2016), un court-métrage de Sara Cwynar. Pour l’artiste, cette singulière collection d’objets désuets récupérés sur eBay témoigne « d’une époque où la femme soi-disant s’épanouissait au foyer. [Ils] révèlent une misogynie “soft”, qui semble faire un retour aujourd’hui ».

Sara Cwynar, Soft film, 2016 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Sara Cwynar, Soft film, 2016 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Soft film est un court-métrage 16 mm qui montre des objets désuets récupérés sur eBay remis sous les projecteurs en studio. L’artiste les assemble et les archive selon leur couleur, forme, matériaux et utilisation. Elle s’intéresse à la manière dont ces objets de seconde main circulent sur internet et à la valeur qu’on leur accorde, à la nostalgie qu’ils nous inspirent et aux systèmes de pouvoir qui se cachent derrière cette mode vintage et kitsch. Ces objets domestiques, témoins d’une époque où la femme soit disant s’épanouissait au foyer, révèlent une misogynie « soft », qui semble faire un retour aujourd’hui.

Sur le mur de gauche, deux photographies de Sara Cwynar (« Contemporary Floral Arrangement 4 et 5 ») montrent des grands bouquets en trompe-l’œil, composés d’objets sans valeurs trouvés dans poubelles ou dans des fonds de tiroirs. Malheureusement, de malencontreux reflets gâchent un peu le plaisir de leur contemplation… C’est la seule petite fausse note de l’exposition.

Sara Cwynar, Contemporary Floral Arrangement 4 et 5, 2014. Épreuves chromogéniques sur Dibond, 152,4 × 111,76 cm, Collection Privée, Bruxelles.
Sara Cwynar, Contemporary Floral Arrangement 4 et 5, 2014. Épreuves chromogéniques sur Dibond, 152,4 × 111,76 cm, Collection Privée, Bruxelles.

Accumulatrice excessive, Sara Cwynar reconstitue pour Contemporary Floral Arrangement des récupérés aux puces ou sur internet. Dans ses grands bouquets en trompe-l’œil, l’artiste réinvestit ces objets sans valeur qui remplissent nos tiroirs et poubelles. Elle donne une nouvelle vie aux objets de seconde main, à ces objets de consommation de masse d’abord fétichisés puis tombés en obsolescence. Les photographies de Sara Cwynar expriment à la fois le déclin des images commerciales et leur perte de pouvoir de séduction mais aussi les sentiments de nostalgie liés au temps qui passe.

Peter Fischli & David Weiss, La belle endormie, 1983 - La complainte du progrès au MRAC - Vue de l'exposition
Peter Fischli & David Weiss, La belle endormie, 1983 – La complainte du progrès au MRAC – Vue de l’exposition

Peter Fischli et David Weiss questionnent avec poésie et humour la banalité du quotidien et bousculent ainsi notre rapport aux images, aux objets et à la société de consommation. Le côté artisanal des techniques employées par les artistes participe à l’effet souvent comique et décalé de leurs œuvres. Entre nature morte et objet décoratif aux couleurs criardes, La belle endormie prend la forme d’une composition, association inattendue d’éléments figuratifs divers : fleurs, objets, ou figures animalières grossièrement taillés dans de la mousse polyuréthane. Ici, les artistes libèrent les objets de leur utilité en façonnant des imitations kitsch. Ils donnent ainsi à l’ensemble des airs de décor de pacotille, sorte de représentation archétypale, entre simulation artificielle et artisanat authentique.

En face, une accumulation de Peter Fischli & David Weiss (« La belle endormie », 1983) précède trois téléphones de Camille Henrot : Tests psychologiques, conversation « Skype » ou hotline pour savoir si votre partenaire vous trompe…

Les œuvres de Camille Henrot explorent nos désirs, frustrations et dépendances. Les trois téléphones présentés au Mrac proviennent d’une série de pièces interactives, sorte de hotlines qui répondent à divers problèmes de notre vie quotidienne. Les voix-off préenregistrées nous renvoient à notre dépendance aux outils numériques et à la domination implicite et impersonnelle que cette dépendance engendre. Le design enfantin des récepteurs surdimensionnés contraste avec les questions déroutantes, parfois perverses, qui nous confrontent à nos angoisses existentielles. Dans Splendid Isolation, une voix enveloppante (la voix de la radio Fip) égrène des questions évoquant les tests psychologiques sur internet. Skypesnail stigmatise les lenteurs de connexion d’une conversation « Skype » entre un père et son fils qui tourne à l’incompréhension. Quant à Is He Cheating ?, la hotline propose de vous aider à savoir si votre partenaire vous trompe.

Dernière salle…

Il ne faut pas oublier la troisième salle qui ouvre discrètement au fond à gauche.
Le collectif d’artistes danois Superflex vous invite au McDo avec son film « Flooded McDonald’s » (2008)

La complainte du progrès – Texte d’intention

L’exposition La Complainte du progrès explore les liens que les artistes entretiennent avec notre société de consommation et de communication, dans un dialogue entre des œuvres historiques du Pop Art et des Nouveaux Realistes, et des œuvres de la génération actuelle. Notre espace commun, sature de signes publicitaires, avec ses codes, ses icônes, ses stratégies marketing, ses matériaux issus de l’industrie et ses technologies de pointe, mais également ses déchets et rebuts, est un terrain de jeu que les artistes s’approprient et détournent, entre fascination, humour et regard critique.

Autrefois pour faire sa cour
On parlait d’amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son coeur
Maintenant c’est plus pareil, Ca change, ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse a l’oreille
— Ah, Gudule ! Viens m’embrasser
Et je te donnerai / Un frigidaire / Un joli scooter / Un atomixaire
Et du Dunlopillo / Une cuisinière / Avec un four en verre
Des tas de couverts et des pelles a gâteau !
Une tourniquette pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet a gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux !

Boris Vian, La complainte du progrès, 1956

Le titre de l’exposition est emprunté à la chanson du même nom de Boris Vian composée en 1956 au sortir de la seconde guerre mondiale. Avec cette chanson, s’augure pour le monde occidental la période des Trente Glorieuses, période de prospérité inédite marquée par une forte croissance économique et l’apparition de nouveaux produits de grande consommation qui révolutionnent les modes de vie.

Dans les années soixante, les artistes du Pop Art puis les Nouveaux Réalistes posent un regard critique sur notre société de consommation triomphante, où s’affiche l’idéologie d’un progrès économique et social à coups de spots publicitaires. Investissant le champ de notre quotidien, ces oeuvres dévoilent, avec sérieux ou malice, la création d’une société individualiste qui érige la consommation – voire la surconsommation – en projet de société. Elles révèlent également, chez les artistes, une forme de jubilation dans l’emploi des matériaux issus de la production de masse, et un goût de l’appropriation d’images issues du monde médiatique.

Dès les années 1980, des artistes s’emparent de ces problématiques dans un contexte renouvelé où la marchandisation s’amplifie sous les effets conjugués d’une domination des mass media et d’un développement technologique qui rend les échanges commerciaux toujours plus rapides. Ce sera le début de ce que nous appelons désormais le monde globalisé. Les artistes s’inspirent et détournent les mass media pour opérer une critique d’une société du spectacle devenue omnipotente.

Une génération actuelle renouvelle l’approche dans un monde complexe et ambigu, un monde digitalement modifié qui ne cesse de prôner la dématérialisation des flux de production et qui dans un même temps, crée des continents de déchets qui engorgent les abords de nos villes occidentales ou ceux des villes tentaculaires d’Inde ou de Chine. Ces artistes nous interrogent sur la façon dont cette réalité mouvante génère de nouveaux rapports physiques et psychologiques à la production/consommation de biens matériels et modifie en profondeur notre pensée sur le monde. À l’image de la ritournelle de Boris Vian, ces artistes nous parlent de ce supplément d’âme qu’on accorde à nos objets connectés, et de la façon dont ces affects sont utilisés dans le champ économique. Explorant les nouveaux usages de production, et de diffusion virtuelle des images, ils nous interrogent sur la façon dont nos sociétés glissent doucement mais sûrement de la société de consommation de masse à la société du contrôle généralisé de nos désirs.

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