Du 31 mai au 20 juillet 2019, Art-cade, Galerie des grands bains douches de la plaine présente avec « Lumière habitée » une captivante proposition avec des œuvres de Delphine Wibaux, Ismaïl Bahri et du duo Todèl (Tom Rider & Delphine Wibaux).
Cette exposition s’inscrit dans le cadre du Printemps de l’art contemporain 2019.
Le projet a été conçu par Jean-Christophe Bailly, écrivain, poète, philosophe, et auteur de nombreux essais et écrits sur l’art. Dans son texte de présentation, il énonce dès les premières lignes ses intentions pour « Lumière habitée » :
« Deux artistes se partagent les lieux, pas vraiment avec des œuvres, mais plutôt avec des actions. Des actions qui ne sont pas des “performances”, mais des gestes tentés en direction de la lumière, pour la faire venir, advenir, et montrer qu’elle nous traverse et qu’on l’habite. L’idée c’est de la capter telle qu’elle se manifeste, venant du dehors et faisant entrer ce dehors dans l’espace de la galerie… »
L’exposition reprend très largement la disposition qui était en place pour « La Relève » dans le cadre du festival Parallèle. En effet, les ouvertures sur le patio des deux premières galeries sont occultées et de ce fait plongées dans la pénombre. Le parcours débute par une sorte de sas et il se termine en cul-de-sac, obligeant le visiteur à revenir sur ces pas.
La salle, à droite, au fond du couloir d’entrée des anciens bains douche, apparaît comme une annexe de cet aménagement. On y découvre Nebbia (2019), une installation produite par le duo Todèl qui réunit Tom Rider et Delphine Wibaux.
Cette « projection d’un objet perturbé par un courant d’air » met en œuvre un dispositif expérimenté et présenté l’an dernier lors de l’ouverture des ateliers de la ville, place de Lorette, où les deux artistes étaient résidents entre 2016 et 2018. Le titre renvoie à une expérience forte vécue par le duo en Corse au-dessus d’une nebbia, le développement soudain d’une intense brume d’altitude…
Il faut accorder à Nebbia un peu de temps et d’attention pour s’acclimater à la pénombre, percevoir un léger mouvement, un frémissement. Les éléments projetés gardent leur mystère et ne sont pas explicités par le duo « pour rester dans un état de suspension laissant place à l’imaginaire, entre immobile et mouvement, entre réel et fiction, entre image fixe et film potentiel ». Il ne s’agit pas d’un film, mais d’une « sculpture » agrandie et projetée, un morceau de réel sans négatif et sans filtre. Pour Todèl, le caractère circulaire de l’objet choisi s’inscrit dans les correspondances à découvrir dans la suite de l’exposition.
Dans les galeries, le parcours débute avec une mystérieuse vidéo d’Ismaïl Bahri (Sans titre, 2018), présentée lors de l’exposition « Des gestes à peine déposés dans un paysage agité » à La Verrière (Bruxelles). Les tracés circulaires dans le sable font formellement écho à la Nebbia de Todèl. Toutefois, les correspondances ne sont peut-être pas que formelles…
Dans un dialogue éclairant avec Loïc Blairon, Ismaïl Bahri expliquait à propos de cette pièce :
« Le mystère, selon moi, est plus un mouvement qu’un état. Il renvoie au développement, à l’apparition lente, à ce qui ne se dévoile pas d’emblée alors que tous les termes sont posés visiblement, devant nous et en nous. C’est une façon de laisser deviner des causes par l’observation attentive des effets. C’est notamment ce qui guide les essais filmiques que j’ai produits sur une plage de Tunis pour l’exposition de La Verrière. C’est paradoxalement de la visibilité que naît la sensation de mystère »…
Le ton est ainsi donné. Pour pénétrer cette « Lumière habitée », il faut faire preuve d’observation attentive…
Après cette énigmatique entrée en matière, le visiteur pénètre dans la première galerie.
L’accrochage s’articule autour d’une importante installation de Delphine Wibaux produite pour l’exposition.
Mémoire intermédiaire pour 8 lucarnes apparaît comme l’épine dorsale de « Lumière habitée »… Souvent chez Delphine Wibaux les choses ont l’air simples, un peu bricolées, mais très intrigantes. Elles engendrent ainsi une incroyable attraction sur le regard.
En entrant dans ce couloir, on discerne une pierre suspendue à un fil de cuivre… Les frémissements qui semblent l’agiter sont-ils réels ou le fruit de notre imagination ? À quoi est-elle accrochée ?
Plus loin, on aperçoit un miroir lui aussi fixé au plafond de la galerie. Il reflète l’image d’un paysage aux contours incertains qui baigne dans une lumière bleutée…
Naturellement, ces deux objets conduisent le regard vers le haut. On découvre alors l’existence de huit lucarnes exceptionnellement ouvertes le temps de l’exposition. Delphine Wibaux y a installé des impressions sur un papier translucide et légèrement plastifié.
On y discerne des paysages étranges difficiles à identifier. Un olivier agite parfois ses branches au-dessus de l’image réfléchie par le miroir. Des reflets changeants tapissent les puits de lumière de nuances douces.
Le soleil, le vent et la pluie jouent discrètement avec ces images qui se transformeront au fil du temps.
Vers 14 heures, la lumière qui tombe de la lucarne du fond prend des teintes flamboyantes. Elles s’accordent de manière fascinante avec Source (2016), une vidéo d’Ismaïl Bahri projetée juste en dessous…
Delphine Wibaux raconte que « le soir dans chaque lucarne, au moment du coucher du soleil, si on se déplace, un côté de l’image est bleu, l’autre est rosé ». Un étonnant phénomène sensoriel et visuel souligne-t-elle…
On perçoit alors que chaque image, chaque objet est à sa juste place, que tout est construit avec un soin, une précision et une minutie prodigieuse presque diabolique.
À l’occasion de quelques échanges, Delphine Wibaux nous a donné certaines informations sur son installation et sur ses intentions :
« Avec des impressions sur un papier translucide et légèrement plastifié, j’ai testé un nouveau système. Il résiste à la pluie, mais se rétracte sous son effet, transformant dans le temps les images plates en volumes. Le passage de l’un à l’autre est important pour moi. Il s’agit finalement de matière que travaillera la lumière au fil du temps.
La relation au lieu est totale, car j’ai conçu cette série pour cette architecture et pour ses conditions climatiques (vent, luminosité, pluie, saison, position du soleil).
La série d’images est celle d’un incendie aux portes de Marseille qui a eu lieu il y a quelques années. J’étais sur les lieux le lendemain pour prendre ces images argentiques dans ces paysages extrêmement étranges, dont il émanait une forme de douceur.
J’ai testé toutes les images pour finalement en choisir celles-ci. J’ai eu la chance de pouvoir prendre le temps, de voir comment cette série émergeait dans le lieu et changeait selon les lumières et la météo.
La pierre et le miroir sont conçus comme des appels visuels pour prendre conscience d’une verticalité, lever les yeux, tourner autour, saisir un équilibre suspendu, s’interroger, percevoir… »
Mémoire intermédiaire pour 8 lucarnes offre un rare moment de contemplation et de poésie qui se renouvelle sans cesse, à chaque instant, à chaque visite…
Si on accepte de lui donner du temps et de lâcher prise, il est alors très difficile de lutter contre à l’absorption du regard et la fascination étrange qu’exerce ce dispositif apparemment simple et rudimentaire, mais néanmoins ensorcelant…
Dans son prolongement, l’accrochage a opportunément mis en place la projection de Source (2016), une vidéo d’Ismaïl Bahri.
À son propos, Jean-Christophe Bailly écrivait ces lignes pour le catalogue de l’exposition Instruments au Jeu de Paume, en 2017 :
« Source […] montre intégralement le processus de disparition d’une surface qui se consume, simple feuille de papier dévorée par le trou qui s’agrandit à partir de son centre. Ici le caractère expérimental n’implique aucune espèce de matériel ou de ruse technique, il s’agit simplement du phénomène de la combustion, observé un peu comme chacun d’entre nous l’a fait, fasciné, dans l’enfance. Au commencement la feuille, blanche, est intacte, puis un tout petit trou brun apparaît qui tout de suite s’élargit, formant un cercle presque parfait qui finit par s’étendre à la totalité de la feuille. En un sens, si la feuille est le champ, c’est le champ lui-même qui finit par disparaître. Si elle n’est pas sentimentale, l’émotion qui vient avec cet effacement inexorable, agit comme une allégorie du disparaissant – du vivant – en général, et il est important de noter que dans ce cas ce n’est pas seulement la feuille (le champ) qui disparaît : ce qui l’affecte, soit ce petit trou qui s’élargit et qu’entoure un fin liseré rouge, existe comme une forme qui ne cesse d’évoluer et qui elle-même, dès lors qu’elle s’est mise à exister, est en voie de disparition ».
Autour de cet ensemble très cohérent, deux œuvres de Delphine Wibaux et une d’Ismaïl Bahri complètent l’accrochage.
Sur la gauche, en entrant dans la galerie, une vitrine a été aménagée dans la cimaise. On y découvre un Témoin souple de 2013. On avait vu cette pièce posée au sol à l’occasion de « Solargraphes pour un printemps docile » que l’artiste avait présenté dans le cadre d’« Inventeurs d’aventures » à la Friche la Belle de Mai sous le commissariat de Gaël Charbau.
Ici, isolée et placée verticalement, elle évoque un fragment de sculpture antique, un morceau de corps indéfini, tatoué d’un étrange motif circulaire… même si l’on sait par ailleurs qu’il s’agit de l’imprégnation d’une image pigmentaire dans une feuille de grès représentant le déplacement des taches à la surface du soleil…
Certains remarqueront que c’est au moins la quatrième référence au cercle que l’on rencontre dans le parcours de l’exposition… et que l’on retrouve dans les deux pièces suivantes !
Un peu plus loin, une mystérieuse et étroite fenêtre horizontale dans le mur diffuse une lumière assez intense. En s’approchant, on découvre un ruban de sable de papier adhésif enroulé… Cette pièce d’Ismaïl Bahri (Sans titre, 2018) était exposée à La Verrière largement déroulée et collée verticalement sur une haute cimaise…
Protégées par une feuille de plexiglas, Dephine Wibaux présente Trois absorptions, 2014. On retrouve dans ces images de la lune sur une solution végétale photosensible, la forme circulaire qui rythme le parcours de l’exposition.
À propos de ces absorptions, on peut lire, dans le portfolio de l’artiste, cet extrait d’un texte de Christiane Armand, « Delphine Wibaux : Ce n’est pas la lune pour la lune que j’attends. » :
« Toutes les Absorptions, révélées, vont indéniablement subir l’érosion de la lumière avec des temporalités différentes variant en fonction de la longueur d’onde et de l’intensité de la lumière, de la durée d’exposition aux sources lumineuses, de la durée de l’insolation, de la nature des jus utilisés, des contrastes plus ou moins marqués de la photographie transposée sur le calque. Au fil du temps, les détails de l’Absorption s’estompent, les contours deviennent moins précis, les formes moins nettes, les teintes s’éclaircissent, les contrastes s’atténuent.
Dans notre rapport à ces images – concernant le regard que nous portons sur elles – plusieurs niveaux d’opposition entrent en jeu : une fois sorties de la nuit – lorsqu’une lumière naturelle ou artificielle les éclaire ou lorsque l’artiste les extrait de l’enveloppe qui les protège des rayons lumineux – les Absorptions de Delphine Wibaux deviennent à la fois visibles et insaisissables. En effet, la lumière commence alors son œuvre d’érosion : c’est une nouvelle image – autre que la précédente – qui se présente au regard. Différentes phases animent l’œuvre : ne restent que des signes indiciels. Un autre paradoxe, non moins intéressant, émerge : l’image, révélée par la lumière solaire lors de l’insolation, est usée par ces mêmes rayons. Elle est ainsi prise au sein d’un processus où opèrent révélation et érosion. »
Pour la deuxième galerie, celle qui se termine en cul-de-sac, on dira peu de choses sur Main, 2018 une aquarelle d’Ismaïl Bahri terriblement mal éclairée. Les reflets et les effets de miroirs la rendent presque invisible. Il faut aussi souligner que le regard est puissamment attiré par la présence forte de Percées, une installation vidéo qu’Ismaïl Bahri recrée pour l’espace d’exposition.
Sur son site et dans son portfolio, il décrit ainsi le dispositif mis en place :
« Une salle à l’obscurité douce semble, à première vue, totalement vide. De temps à autre, une légère lumière parait émaner du mur. Cette lumière prend la forme d’une ébrasure, d’une subtile fêlure lumineuse qui, aussitôt apparue, replonge dans l’ombre. Ces lumières résultent d’une projection vidéo qui donne à voir les tremblements et le soulèvement d’un cache obscur placé devant la caméra. Ce cache, de la même teinte que la salle, se confond avec les murs. L’obturateur se soulève et se ferme au gré des vents et des courants d’air. Les images ne cessent ainsi de nous parvenir pour aussitôt s’évanouir. Elles se font intermittentes et rétives à toute capture. »
On pouvait être surpris par la réunion de ces artistes de générations et d’origine différentes par Jean-Christophe Bailly.
Certes, on savait qu’il avait écrit pour l’une et pour l’autre. En effet pour Delphine Wibaux, il a produit un texte critique qui introduit la monographie publiée aux éditions Art+ qui accompagnait son prix du Show Room à Art-O-Rama 2017. Pour le catalogue de l’exposition Instruments d’Ismaïl Bahri, au Jeu de Paume en 2017, il a rédigé « Une simplicité éblouie ».
« Lumière habitée » démontre avec subtilité que la cohabitation de ces deux artistes fonctionne parfaitement… Ce qui semble les réunir relève peut-être du développement d’expérimentations à la fois précises et sensibles et dont les résultats prennent souvent la forme d’hybridations entre différents supports.
Chacun à sa manière joue habilement avec la lumière et le lieu. Rien d’impératif ou de démonstratif dans ce qui nous est donné à voir ici. Au contraire, il y a une exigence pour le regardeur « d’être aux aguets »…
Alors il pourra percevoir « avec l’entrée de la lumière et de ce qui l’habite, le passage du temps : une poussière qu’on recueille avec soin dans une sorte d’observatoire en prise sur le vivant ».
En savoir plus :
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Sur le site de Delphine Wibaux
L’introduction de Jean-Christophe Bailly pour sa monographie est reproduite à la fin de son portfolio.
Le texte de Christiane Armand, « Delphine Wibaux : Ce n’est pas la lune pour la lune que j’attends » est disponible sur son site.
Sur le site d’Ismaïl Bahri
Le texte de Jean-Christophe Bailly « Une simplicité éblouie » pour le catalogue de l’exposition Instruments, au Jeu de Paume en 2017 est disponible sur le site de l’artiste.
« Lumière habitée » : une présentation par Jean-Christophe Bailly
Deux artistes se partagent les lieux, pas vraiment avec des œuvres, mais plutôt avec des actions. Des actions qui ne sont pas des « performances », mais des gestes tentés en direction de la lumière, pour la faire venir, advenir, et montrer qu’elle nous traverse et qu’on l’habite. L’idée c’est de la capter telle qu’elle se manifeste, venant du dehors et faisant entrer ce dehors dans l’espace de la galerie. Il ne s’agit pas d’une opération abstraite, mais d’une sorte de déposition matérielle continue : via des trouées, des images, des objets. Et le dehors c’est tout ce qui commence dès qu’on franchit une porte ou qu’on ouvre une fenêtre : à la limite il n’y a pas de dedans, ou du moins n’a-t-il de sens qu’à être pénétré. A la limite il n’y a pas de limite. Il suffit de capter pour le comprendre. Fabriquer de bons capteurs et parfaire avec eux l’écoute, tel serait le propos.
« La somme de ce qui nous touche on l’appelle la nature » disait Novalis. C’est donc la « nature » qu’on écoute, mais aussi, comme un filtre, la ville, oublieuse, oubliée. Et là, tout près, la ville c’est la Plaine, avec ce qui s’y passe, avec ceux qu’on empêche de passer. Là aussi des grains, des grains d’existence dispersés.
Et toujours avec l’entrée de la lumière et de ce qui l’habite, le passage du temps : une poussière qu’on recueille avec soin dans une sorte d’observatoire en prise sur le vivant.