Jusqu’au 3 octobre 2020, le balcon de Pierresvives accueille « Cielo & Suelo » une proposition d’Agnès Fornells.
Pour ce projet initialement prévu pour la 20e édition des Boutographies en mai dernier, Agnès Fornells présente des photographies issues de deux séries réalisées lors de ses séjours à Mexico, De l’autre côté (dont 4 inédits) et Fondos ainsi qu’une vidéo intitulée Duracion 1.
On se souvient des quelques titrages de De l’autre côté qui avaient été sélectionnés en 2018 par le Frac Occitanie Montpellier pour « Escape », une exposition construite en collaboration avec le Rectorat. Les amateurs montpelliérains n’ont certainement pas manqué « Peinture entre guillemets » qu’Agnès Fornells a proposée à la fin du printemps à la Galerie AL/MA où elle avait montré des images de ses séries Fondos et Zone de réserve autour de Reconstitution, une installation singulière.
L’accrochage à Pierresvives utilise avec beaucoup de pertinence les espaces du Balcon et les perspectives qu’offrent les ouvertures du bâtiment de Zaha Hadid.
Les ambitions affirmées dans le communiqué de presse semblent parfaitement atteintes : celle d’offrir « un espace non cloisonné où le spectateur aura la liberté de déambuler à la manière d’un promeneur » et la volonté de « se libérer de la scénographie classique pour proposer une expérience inédite ».
Dans ce même document, Agnès Fornells confie ainsi le choix des œuvres exposées et les objectifs de son accrochage pour « Cielo & Suelo » :
« Le choix s’est porté sur des situations produites par divers faits et gestes de la vie courante, contenant l’idée d’un rapport au sol ou au ciel. Leur présentation est pensée ici en relation avec le hall du 1er étage, le balcon, dont le nom suggère à son tour l’amplitude d’un point de vue intermédiaire. Une courte séquence filmée sur une azotea* tourne en boucle et dialogue avec la vue ouverte derrière elle. Sur un module cubique, l’installation d’agrandissements photographiques de motifs urbains à taille réelle offre des possibilités d’interprétation et de jeu avec l’espace. Dans une série en plus petits formats, une percée céleste entre les murs de la ville se retrouve posée sur le trottoir par le biais d’un reflet renversé. »
* Une azotea est une terrasse sur le toit plat des immeubles dans les pays méditerranéens et sud-américains.
« Cielo & Suelo » est réalisé dans le cadre du Hors les Murs du festival Les Boutographies, avec le soutien du Conseil Départemental de l’Hérault et en partenariat avec le Labo Photon.
À lire, ci-dessous, un texte écrit par Joël-Claude Meffre pour l’exposition « Cielo & Suelo ».
Chronique éventuelle à suivre…
En savoir plus :
Sur le site d’Agnès Fornells
Sur le site de Pierresvives
Pendant le confinement, le Frac OM avait consacré une de ses capsules vidéo #CultureChezVous à la série De l’autre côté d’Agnès Fornells :
Agnès Fornells : Dériver vers l’imaginaire par Joël-Claude Meffre
L’exposition consacrée aux travaux photographiques d’Agnès Fornells a l’avantage de nous présenter une synthèse de son activité créatrice. Depuis plusieurs années en effet, elle effectue une sorte d’itinérance au cœur des quartiers populaires de Mexico. Celle-ci doit se comprendre comme une marche, une dérive urbaine, consistant à saisir, capter, emmagasiner des séries de signes qui sont ceux d’un milieu de vie, témoins d’une conscience sociale et communautaire: ce milieu est celui de la rue en tant qu’espace public.
«Dériver» (selon le propre mot de l’artiste) correspond bien à cette attitude consistant à se mettre à l’affût de situations visuelles susceptibles de retenir l’attention au gré de la marche (que l’artiste qualifie de «furtive», dans le sens où celle-ci progresse comme une «passe-muraille» ou bien «incognito»).
Elle réalise ainsi des images très cadrées sur des objets qualifiés de «troublants», revêtant des aspects divers, hétéroclites, insolites, qui se présentent en agencements variés, en accumulations, amoncellements, attestant d’usages, de pratiques sociales, de relations humaines commerçantes, privatives, inscrites au cœur de la vie quotidienne.
Ses cadrages isolent, en les décontextualisant d’une certaine manière, ces agencements d’objets qui, du coup, selon la perspective de l’artiste, se chargent d’une force, d’une coloration poétique. En quoi ces «situations d’objets», pour ne pas dire «ces objets situés», sont-ils dotés d’un pouvoir esthétique ? C’est que le parti pris d’Agnès Fornells consiste à percevoir ce monde d’objets comme des agencement sculpturaux et/ou picturaux. En cela, elle se réfère à la formule de Francis Alÿs selon laquelle il s’agit de se mettre en quête de «rencontres sociales qui provoquent des situations sculpturales».
Ainsi, la quête d’images donne lieu à des séries de signes sociaux qui, par des cadrages appropriés, sont retournés sur eux-mêmes, détournés de leur fonction primaire, utilitaire, pour les introduire dans la sphère esthétique, sphère où sont sollicitées les puissances de l’imaginaire.
Notons que cette préoccupation artistique répond à cette affirmation de Charles Sanders Peirce selon laquelle le signe est action; action de créer des voies nouvelles de signification, action de déplacer sinon de dépasser les valeurs acquises et leurs modes perceptifs, action d’ouvrir de nouvelles perspectives; et, de façon essentielle: action de signifier. Si donc, à la base, la prise de vue est l’acte initial fondamental, le signe qui est produit porte bien sur le monde ambiant, saisi dans cette dérive au gré des rues et sur la conscience que nous en élaborons.
Action de signifier, donc. Cela implique qu’au-delà de la volonté courante de produire des images documentaires, il s’agit bien d’extraire les objets de leur position instrumentale pour les élever jusqu’à leur ipséité, c’est-à-dire les envisager selon une autre vérité d’eux-mêmes. Ce qui alors peut conduire à une autre intelligibilité du monde, fondée sur l’état de surprise, de perplexité, de trouble, provoquant la sensation esthétique.
Par ailleurs, avec la collecte des situations d’objets, Agnès Fornells rejoint les préoccupations de la «série» contemporaine, qui déplace l’accent sur la syntaxe plastique, les composantes picturales, affirmant une prédilection permettant la mise en œuvre d’un processus créatif. Ainsi, l’artiste organise-t-elle ses séries selon des «motivos» (motifs) où les images sont ordonnées en séquences rassemblant des formes apparentées: parmi elles, citons la série «apilamientos» présentant des accumulations d’objets (sacs en tas, agencements de matériaux de construction, bidons, pneus colorés, etc…; ou des signalétiques improvisées sur des obstacles de rue («precaución»); enfin celle où l’on découvre des dormeurs placés dans des situations singulières («descanso»). Par ailleurs, il y ces «fondos», ces vues frontales en cadrage serré de pans de murs extérieurs recouverts de traces diverses, qu’on peut voir comme des palimpsestes du temps… Le moindre détail de ces traces y fait sens, suggérant une approche proprement picturale.
On notera aussi la prégnance de la lettre, du graphe, du mot, du logo, comme thème iconographique (sous la forme de tags, plaques de rues, enseignes diverses). La lettre est un des marqueurs sociaux parmi les plus visibles et les plus pertinents. Mais entre le graffito fugace, invasif, la plaque de rue et l’enseigne géante, il y a une gradation de signaux qui révèlent des usages différenciés. Tous animent, accrochent, à des degrés divers, les mouvements du regard, sollicitant les ressources de l’imagination. Parmi les images proposées par l’artiste, la lettre y a donc une place privilégiée, car elle souligne, démarque les objets sculpturaux de la rue et les «fondos», témoins de la vie des surfaces murales. La lettre ainsi contribue plus que tout autre figure à la poétisation de l’espace. À ce titre, le cas du logo géant «Pan Pan Pan» est remarquable: tel que l’image nous le montre en un plan resserré, il nous interroge sur la nature de l’objet commercial à quoi il renvoie, en même temps qu’il relève du gag et de l’humour. Toujours est-il qu’un tel signal illustre ce que peut être l’étincellement de l’inventivité humaine, parmi tous les «motivos» rassemblés par l’artiste.
L’exposition montre enfin une série de photographies évoquant le procédé du collage. On a là affaire à une toute autre approche, où le lecteur d’image est dérouté par une sorte d’étrangeté visuelle, de trouble, dans la mesure où le sujet reconnaissable (objet, rue, ciel, arbre, flaque) chavire, porté qu’il est jusqu’à une dimension de renversement spéculaire. L’image produite nous introduit dans une sorte de rêverie où le procédé (l’art) du reflet est alors prégnant. L’artiste explique que les vues ont été prises en fixant le reflet du monde ambiant dans des flaques d’eau de la rue, renvoyant à l’idée que l’eau est rare à Mexico et qu’elle rationnée. Ainsi donc, «De l’autre côté de la flaque» est un titre tout à fait approprié pour viser l’intention de l’artiste composant des images où le sujet et confronté à sa réflexion dans le miroir d’eau, toujours dans le contexte de la rue.
De par leur cohérence thématique, les images photographiques d’Agnès Fornells témoignent d’une fidélité à un monde urbain dont elle a exploré et explore les ressources humaines, sociales, esthétiques. Elle élabore ainsi progressivement une œuvre où le lieu du sens n’est pas seulement celui d’un terrain ferme et balisé, mais plutôt celui des interstices entre les multiples facettes du réel qui s’offre au regard, dans le parcours dynamique entre l’image photographique et le monde.