Walid Raad à la Chapelle des Jésuites – Nîmes


Jusqu’au 5 septembre 2021, Carré d’Art accueille Walid Raad à la Chapelle des Jésuites de Nîmes.

L’artiste libanais présente une imposante installation construite à partit de caisses de transport d’œuvres d’art qui s’élance au centre de l’édifice religieux, à la croisée du transept et de la nef.

La mise en lumière dramatise la forte présence de I long to meet the masses once again, (2019-2020). Des contrastes violents jouent avec l’architecte du bâtiment plongé dans la pénombre. Les ombres que cette sculpture monumentale projette sur le pavement paraissent appartenir à l’installation. Ne sont-elles pas l’indice des œuvres qui s’échappent des caisses où elles sont enfermées ?

Walid RaadI long to meet the masses once again, 2019-2020 à la Chapelle des Jésuites – Nîmes

Vue de face, la silhouette d’un oiseau semble se découper sur les caisses de transport… La mise en scène donne à cet animal un aspect inquiétant qui pourrait évoquer le phénix, oiseau légendaire supposé renaître après s’être consumé dans les flammes. Originaire d’Arabie, on le retrouve dans les mythologies grecque, persane, chinoise, amérindienne et aborigène. Ne l’entend-on pas dans le toponyme « Phénicie » et l’ethnonyme « phénicien » ? Certains se souviendront peut-être qu’il fut aussi l’emblème terrifiant de la dictature des colonels en Grèce de 1967 à 1974…

Walid RaadI long to meet the masses once again, 2019-2020 à la Chapelle des Jésuites – Nîmes

Sur le côté droit, l’image s’efface et on voit sans ambiguïté un empilement de caisses… Sur la gauche, l’effet est moins évident, et le doute s’installe… S’agit-il vraiment de caisses ? Les étiquettes paraissent le prouver… En s’approchant, on comprend assez vite que la sculpture est constituée par un assemblage de morceaux de bois découpés, dont une des faces à l’aspect de caisses de transport… Le jeu avec la réalité, la fiction, est, on le sait, est un des outils privilégiés par Walid Raad.

Walid RaadI long to meet the masses once again (détails), 2019-2020 à la Chapelle des Jésuites – Nîmes

De part et d’autre de la nef, en entrant dans la Chapelle des Jésuites, on remarque deux tirages photographiques (Sweet Talk Commissions (Monuments), Plate I et II, 2017). Ces deux épreuves ont été réalisées à partir d’assemblages d’images, détourées et découpées, qui semblent reconstituer avec difficultés des monuments qui ont été présents dans l’espace public libanais…

Walid RaadSweet Talk Commissions (Monuments), Plate I et II, 2017 à la Chapelle des Jésuites – Nîmes

Le texte de salle reproduit celui qui est sur le site de Walid Raad. Il raconte l’histoire suivante à propos de cette installation :

« En 1975, au début des guerres, la plupart des monuments publics de Beyrouth ont été démontés à la hâte et stockés dans des caisses non marquées. Les caisses ont été dispersées dans divers sites de stockage sécurisés. Trente ans plus tard, les caisses sont rassemblées et ouvertes dans l’espoir de remonter les monuments. Cependant, l’absence de protocole de démontage et de remontage a entraîné la composition étrange d’œuvres publiques, dont un est exposé ici ».

Plus loin, Walid Raad ajoute :

« Deux photographies (…), ainsi que des sculptures en pierre, documentent également les diverses tentatives des fonctionnaires de l’État pour recomposer les sculptures sur papier, et en pierre à petite échelle ».

Avant d’être montrée Nîmes, cette installation a été présentée dans des configurations différentes dans « Let’s be honest, the weather helped », une exposition personnelle de Walid Raad au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 2019, puis au Moderna Museet de Stockholm en 2020.

Walid Raad« Let’s be honest, the weather helped » au Moderna Museet de Stockholm en 2020 et au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 2019. © Walid Raad

La sculpture monumentale de l’oiseau était alors accompagnée par celle d’un personnage indécis construite également à partir de caisses de transport. Pour Sweet Talks à la Sfeir-Semler gallery de Hambourg fin 2020, ces deux sculptures étaient complétées par une troisième dont la silhouette semble associer deux figures dont une pourrait être armée.

Walid Raad - I feel a great desire to meet the masses once again XVII, 2019 - Photo Sfeir-Semler gallery
Walid Raad – I feel a great desire to meet the masses once again XVII, 2019 – Photo Sfeir-Semler gallery

Le titre générique de ces œuvres était devenu Preface to the seventeenth edition… Celles et ceux qui connaissent le travail de Walid Raad ne seront pas surpris par ce changement de nom…

De décembre 2020 à mars 2021, la Kunst-Station Sankt Peter de Cologne accueillait, après Gerhard Richter, Walid Raad avec deux sculptures de I long to meet the masses once again dans le cadre de son programme mis en place pendant l’absence pour restauration de la Crucifixion de Pierre (1638-1640) de Peter Paul Rubens.
Dans les textes et les vidéos qui accompagnait cette exposition, on en apprend un peu plus sur un des protagonistes de I long to meet the masses once again. Un fonctionnaire du gouvernement libanais du nom de Hilwé aurait réassemblé des morceaux de sculptures démontées pendant les guerres au Liban, leur donnant une nouvelle vie ici à Cologne…

Walid Raad – I long to meet the masses once again – Kunststation Sankt Peter 20.11.2020 – Photo : Christopher Clem Franken

L’éclairage à Sankt Peter produisait de grandes ombres qui ont attiré l’attention d’Almut Sh. Bruckstein dont on peut lire les interprétations qu’elle en fait dans son essai How (not) to speak shadows sur le site House of Taswir… Elle y cite une histoire racontée par Walid Raad, légèrement différente de celle qui est reproduite sur le texte de salle à Nîmes :

« 1975, au début des guerres libanaises, la plupart des monuments publics de Beyrouth
ont été démontés à la hâte et mis en caisse pour les protéger. En 1978, et alors que la guerre fait rage, les caisses ont été envoyées à Sankt Peter à Cologne pour les mettre en sécurité. Les caisses étaient accompagnées d’un gardien, un employé du gouvernement nommé Hilwé. Pendant 42 ans à Cologne, Hilwé a essayé de réassembler les monuments à de nombreuses reprises. Cependant, l’absence de protocole de démontage et de remontage a donné lieu à des compositions étranges qu’Hilwé trouvait plus attrayantes que les monuments originaux. Au fil du temps, Hilwé a “composé” des dizaines de nouveaux monuments, dont deux sont exposés ici. 
»…

L’apparition à Cologne de ce personnage fantaisiste n’est pas vraiment une surprise. On se souvient du Docteur Fadl Fakhouri, « le plus renommé des historiens au Liban », personnage principal et inventé de The Atlas Group, centre de recherche imaginaire qui a pour ambition d’identifier, d’étudier et de préserver des archives visuelles, sonores et littéraires réelles ou fictives liées aux conflits libanais…

En consultant le site de Walid Raad, on peut constater que I long to meet the masses once again s’inscrit comme un des éléments récents du projet Scratching on things I could disavow que l’artiste décrit ainsi :

« En 2007, j’ai lancé un projet artistique sur l’histoire de l’art dans le “monde arabe” intitulé Scratching on things I could disavow.

J’ai commencé ce projet a une période ou l’on voyait s’accélérer les projets de nouvelles fondations culturelles, galeries, écoles d’art, revues, prix, foires et de grands musées de marque ou de style occidental dans des villes comme Abu Dhabi, Beyrouth, Le Caire, Dubaï, Doha, Manama, Ramallah, Sharjah et d’autres. Ces développements matériels ont été accompagnés par des efforts tout aussi laborieux pour définir, trier et structurer un nouvel “art arabe” selon trois axes aux contours flous : “islamique”, “moderne” et “contemporain”. Si l’on considère les conflits politiques, économiques, sociaux et militaires qui ont ravagé et qui continuent de ronger le “monde arabe” au cours des dernières décennies, ces développements forment un terrain riche, mais épineux pour le travail créatif.

Dans ce projet, je me concentre sur certaines des histoires, des économies, des formes, des lignes, des volumes, des gestes et des couleurs que je rencontre lorsque je navigue dans et hors de ces infrastructures émergentes ».

On se souvient de la présentation de ce projet dans le cadre de « Préface », la magistrale exposition que Walid Raad avait montré à Carré d’Art en 2014. Le parcours débutait alors avec Scratching on things I could disavow : A History of Modern and Contemporary Arab Art Preface to the fourth edition (2013), une pièce entrée dans les collections du musée en 2015.

Walid Raad – Scratching on things I could disavow; A History of Modern and Contemporary Arab Art Preface to the fourth edition, 2013 – Collection Carré d’Art Nîmes. Photo : David Huguenin/Carré d’Art

Le texte qui accompagne l’installation à la Chapelle des Jésuites, reprend en partie la notice de cette installation vidéo où l’on peut lire :

« L’installation vidéo Scratching on things I could disavow: A History of Modern and Contemporary Arab Art Preface to the fourth edition rend compte des métamorphoses, les transmutations d’objets faisant partie de la collection d’art islamique du Louvre et plus précisément les objets qui rejoindront pour plusieurs années les collections du Louvre d’Abu Dhabi. Dans les images, nous assistons à leur dématérialisation en un spectre de couleurs, leurs métamorphoses successives, puis leur réapparition sous forme d’objets résultant de l’hybridation de deux œuvres l’une dans l’autre. A bien y regarder ces objets réalisés sont des images, simples chimères et apparitions. C’est comme si pour se protéger de l’instrumentalisation qui en est faite ils se réfugiaient dans d’autres formes qu’il nous est difficile de saisir ».

Ce texte de Sophie Gauthier pourrait sans doute s’appliquer en partie à I long to meet the masses once again…

Walid RaadPreface to the second edition_Plates I-V, 2012 et Preface to the seventh edition_Plates I-VI, 2012 – Exposition à Carré d’Art Nîmes 2014

On se rappelle également de la place importante prise par les ombres dans plusieurs pièces de son exposition nîmoise en 2014 et notamment pour Preface to the second edition_Plates I-V, 2012 et Preface to the seventh edition_Plates I-VI, 2012… Faut-il être surpris des grandes ombres qui s’échappent des caisses dans I long to meet the masses once again ? N’est il pas curieux que pour l’exposition Sweet Talks à la Sfeir-Semler gallery, l’installation se soit nommée Preface to the seventeenth edition, 2020 ?

Si l’installation présentée à la Chapelles des Jésuites s’inscrit dans le prolongement de Scratching on things I could disavow, ne pourrait-elle pas avoir aussi quelques proximités avec les archives de The Atlas Group ?

Attention, l’exposition s’achève le 5 septembre. Inutile de repousser sa découverte à la rentrée.

Celles et ceux qui apprécient la richesse et la complexité du travail de Walid Raad ne doivent pas manquer le face à face avec I long to meet the masses once again.

L’exposition présentée à Cologne était accompagné par la publication en Anglais et en Allemand d’un ouvrage de 48 pages avec de nombreuses illustrations édité par Roma Publications.

En savoir plus :

Sur le site de Carré d’art
Sur le site de Walid Raad
Sur le site de la Sfeir-Semler gallery

À voir pour les germanophones, la présentation de I long to meet the masses once again à Cologne par Friederike Schuler commissaire de l’exposition et Guido Schlimbach directeur de Kunst-Station Sankt Peter Köln :

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer