Career Girls – Mécènes du Sud Montpellier-Sète

Oreet Ashery • Fabienne Audéoud • Camille Azaïs • Kevin Desbouis • Jacob Eisenmann • Sylvie Fanchon • Juliette George • Clara Pacotte • Christophe de Rohan Chabot • Davide-Christelle Sanvee


Jusqu’au 18 juin 2022, les Mécènes du Sud Montpellier-Sète présentent « Career Girls », une proposition imaginée par Margaux Bonopera et Elsa Vettier, lauréates 2021 de l’appel à projets à destination des commissaires d’exposition.

Pour Margaux Bonopera et Elsa Vettier, « Career Girls » s’est construit autour de deux idées principales. La première est d’expérimenter la comédie comme méthodologie curatoriale. La seconde est d’interroger les collaborations et les questions de compétitivité entre femmes au travers de leurs pratiques artistiques.

Pour y répondre, elles ont sélectionné des œuvres de dix artistes, dont quatre hommes qui abordent les problématiques de succès, de notoriété, de représentations qui organisent les carrières féminines…

Dès l’École du Louvre, où elles ont étudié ensemble, les deux jeunes femmes s’aperçoivent qu’elles sont très régulièrement mises en concurrence. Pour Margaux Bonopera, « Deux options s’offraient alors à nous : être sans arrêt dans la méfiance et la suspicion, ou en faire un sujet de réflexion sur comment on pouvait en faire une force et s’allier sur ces territoires de l’art ».

L’humour, la dérision et la parodie sont souvent convoqués « pour mieux exorciser les formes d’impuissance, d’invisibilisation ou d’aliénation générées par des clichés ou des réalités sur la compétition et le succès » soulignent les deux commissaires dans leur note d’intention.

L’accrochage utilise avec discernement les espaces de la rue des Balances pour articuler l’argumentaire et valoriser les œuvres, les installations et les vidéos sur lesquelles il s’appuie.

Après avoir reproduit le texte de présentation des deux commissaires, une feuille de salle offre les repères nécessaires pour comprendre la démarche de chaque artiste et le sens des pièces qui sont exposées dans « Career Girls »…

Avant de pénétrer dans l’espace d’exposition des Mécènes du Sud, le visiteur est confronté à une lettre manuscrite affichée sur la porte.

Livrée le jour du vernissage, cette missive de Davide-Christelle Sanvee informe le public et les commissaires que sa performance Waiting for something to happen ne pourra avoir lieu comme prévu. « Face à la difficulté de la réussite, et avec l’enchaînement des sollicitations », elle ne peut, écrit-elle, « assumer un trop plein de création »…

Davide-Christelle SanveeWaiting for something to happen, 2022 – Career Girls – Mécènes du Sud Montpellier-Sète. Photo En revenant de l’expo !

Intitulé « Veuillez m’en excuser n° 12 », on peut supposer que l’artiste est coutumière de ce type de courrier… Sa performance est en effet programmée pour le 30 avril.

Avec ce message, le ton de « Career Girls » est immédiatement donné. L’entrée en matière dans cette comédie est particulièrement réussie. Dès le pas de la porte, humour et dérision sont bien, comme annoncé, au rendez-vous…

Dans la première salle, on remarque immédiatement sur la droite une œuvre signature de Sylvie Fanchon (Sans titre (the purpose of art), 2019) à la couleur chair qui nous rappelle son exposition au Crac Occtitanie en 2015 avec Enna Chaton et Nina Childress à l’invitation de Noëlle Tissier.

Avec les figures des Looney Tunes (Sans titre (the purpose of art), 2019) cette toile appartient à une série « the purpose of art » inspirée d’une citation de Broodthaers : « Le but de l’art est commercial / Mon but est également commercial / Le but (la fin) de la critique est tout aussi commercial ».

Dérision et ironie sont toujours bien des clefs de voûte pour nos « Deux Filles d’aujourd’hui (Career Girls) »…

Sur la droite, un long ticket de caisse s’échappe d’une trappe qui masque probablement un compteur quelconque. D’autres bandes de papiers sont éparpillées au sol. Après en avoir récupéré un, on découvre qu’il s’agit du premier épisode de l’histoire de Maboule, une trobairitz imaginée par Clara Pacotte… Inspirée par la figure de la femme troubadour, mais aussi par le personnage de Pomme dans le film L’une chante l’autre pas d’Agnès Varda, elle nous raconte l’histoire d’amours lesbiennes.

Fil rouge dans le parcours de « Career Girls », les cinq épisodes peuvent être lus sur place ou emportés, mais attention, Maboule prévient au début de ses récits : « Mes histoires sont faites pour disparaître »… En effet, l’impression sur papier thermosensible condamne ses textes à un inexorable effacement…

Face à la porte, une boîte dorée attire l’attention… À son sommet, la photographie d’un visage étrangement recadré rappelle un personnage public. Untitled (Free BRITNEY Elon Musk’s tweet) est une œuvre récente (2022) d’un ensemble que Christophe de Rohan Chabot consacre à Britney Spears… Il voit son image comme une valeur en soi, « presque comme un “asset” financier » précise Margaux Bonopera.

Christophe de Rohan ChabotUntitled (Free Britney Elon Musk’s tweet), 2022 – Career Girls – Mécènes du Sud – Photo Elise Ortiou Campion

Placée un peu plus haut que le regard du visiteur, elle le domine légèrement, comme une icône… L’œuvre interroge sur ce qui fait passer l’image d’une personnalité publique à une valeur commerciale… Le titre évoque un tweet d’Elon Musk dont le « Free BRITNEY » demandait-il seulement la levée de la tutelle juridique exercée sur la chanteuse ? La feuille de salle évoque une énigmatique référence à une potentielle tokenisation de la marque « Britney »…

Au centre de la salle, un porte-revue un peu kitch, présente le premier numéro de Suckcess, une édition publiée par Kevin Desbouis.

Kevin DesbouisSuckcess, 2022 – Career Girls – Mécènes du Sud – Photo Elise Ortiou Campion

On appréciera éventuellement l’ambiguïté de son titre (Succès/Sucette). Il rassemble des « contributions autour des notions de carrière, de drama, de sabotage et de compromission » de Camille Aleña, Won Jin Choi, Estelle Hoy, Miriam Laura Leonardi, David Lieske, Gabi Losoncy, Rene Ricard et Bunny Rogers ainsi que de Fabienne Audéoud et Sylvie Fanchonn deux artistes présentes dans « Career Girls ». (Non lu).

Dans la petite salle sur la droite, outre la seconde partie de Maboule dont les rouleaux sont répandus au sol, un moniteur vidéo diffuse Costards (2022), une série en quatre épisodes de 15 minutes imaginée par Jacob Einsenmann.

Son titre est inspiré par la série américaine Suits : Avocats sur mesure (2011-2019). Le « pitch » attire l’attention : « Dans une veine parodique, Jacob Eisenmann filme ses ami·e·s issu·e·s de la jeune scène artistique française dans le rôle d’avocat·e·s impliqué·e·s dans une sombre histoire de fusion de sociétés de producteurs de noix… »
On n’a malheureusement pas eu le temps de regarder cette mini série dans l’exposition. Comme Costards n’est pas disponible en ligne, on reviendra éventuellement sur cette proposition après un autre passage par l’espace d’exposition des Mécènes du Sud…

Fabienne Audéoud occupe avec Rétrospective 1/15 e (2019-2022) toute la grande salle qui ouvre sur la rue des Balances. Son installation est sans doute une des propositions les plus fortes de « Career Girls ».

En entrant dans la cinquantaine, Fabienne Audéoud a décidé d’interroger son parcours en reproduisant, à l’échelle 1/15 e, la totalité de ses œuvres et en les exposant dans la maquette d’un musée imaginaire…

Fabienne AudéoudRétrospective 1/15e, 2019-2022 – Career Girls – Mécènes du Sud – Photo Elise Ortiou Campion

L’accrochage de cette Rétrospective est souvent teinté d’humour et de dérision. C’est aussi une manière d’interpeller institutions et galeries sur le peu de place faite à sa « pratique féministe, humoristique et hétéroclite »…

Fabienne AudéoudRétrospective 1/15e, 2019-2022 – Career Girls – Mécènes du Sud Montpellier-Sète. Photo : En revenant de l’expo

Il faut accorder du temps et de l’attention à la découverte de Rétrospective 1/15 e… Après avoir « déambuler » dans les salles, on se relève avec l’envie irrépressible d’en savoir plus sur l’œuvre singulière de Fabienne Audéoud et la certitude qu’elle mérite une meilleure place sur les cimaises des institutions. En 2002, elle sera exposée dans « Les Trois Mouseketeers — Tout pour rien » en compagnie de John Russell et Dan Mitchell à la Synagogue de Delme et dans « Paradoxales » au FRAC Poitou-Charentes à Angoulême. Certain·e·s se souviennent peut-être de son duo avec Anne-Lise Coste dans « Cancer de la gorge », une proposition de Oriane Durand au Berceau à Marseille, en septembre 2020.

La montée de l’escalier est l’occasion de découvrir d’autres séquences de Maboule.

Dans la grande salle à l’étage sont projetés trois épisodes de la web série Revisiting Genesis (2016) disponible en ligne. Dans cette fiction documentaire, Oreet Ashery suit deux infirmières, toutes deux nommées Jackie, qui aident les personnes se préparant activement à la mort à créer des diaporamas biographiques.

Dans les épisodes présentés dans l’exposition, une infirmière suggère que Genesis est une résurrection de la sculptrice anglaise Dora Gordine et de la chanteuse Amy Winehouse, et que sa disparition est due à un cycle de réincarnation incomplet…

Cela explique les sentiments de Genesis d’être une femme en partie invisible dans le monde de l’art…

Dans le petit espace au dessus de l’escalier, Juliette George a installé une des œuvres les plus intéressante de « Career Girls ». Banque (croyance, transaction, valeur) rapporte en neuf feuillets ses échanges avec des voyantes et avec sa banquière… Sur son site, elle en fait la présentation suivante :

« L’art, comme l’argent, est une fiction. Nous passons avec l’art et l’argent le même contrat qui repose, entre autres, sur la croyance, la transaction et l’attribution d’une valeur. Le projet Banque joue, de manière réflexive, sur ces liens : ici non plus, la vérité n’existe pas. La seule qui compte est celle écrite et reçue comme telle ».

Ces micro-récits sur la chance, la littérature et l’argent sont habilement ciselés. Ils sont affichés sur des murs peint en « vert BNP » où se répète un motif qui rappelle le sigle inversé des finances publiques…

Juliette GeorgeBanque (croyance, transaction, valeur), 2021 – Career Girls – Mécènes du Sud – Photo Elise Ortiou Campion

On a récemment pu voir (jusqu’au 15 avril) une autre installation très réussie de Juliette George au Château de Servières pour « La Relève 4, Veiller » dans le cadre de la douzième édition du Festival Parallèle. Autour d’un pupitre « Jupiter », ses Soixante-deux vœux français (2022) s’imposait à la « veille » de l’élection présidentielle !

Le travail de Juliette George, diplômée de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles en 2021, mérite sans aucun doute d’être suivi…

Merci à Margaux Bonopera, Marine Lang et Victoria Bathelot pour leur accueil.

A lire, ci-dessous , la note d’intention de Margaux Bonopera et Elsa Vettier.

En savoir plus :
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« Career Girls » : note d’intention de Margaux Bonopera et Elsa Vettier

Dans le long-métrage Career Girls (1997), Mike Leigh met en scène sur le ton de la comédie, les retrouvailles de deux amies dix ans après leur rencontre à l’université. Le scénario, ponctué de flash-backs, mesure l’écart entre les chemins parcourus par les deux anciennes étudiantes. Elles comparent leurs trajectoires respectives et les modèles de réussite (professionnelle, amoureuse, financière) qu’elles et leurs anciennes connaissances ont suivis. Au regard de l’expression anglo-saxonne « career girls » – qui désigne des femmes focalisées sur leur carrière et leur succès – leur amitié étonne. D’autant plus que le genre de la comédie a plutôt l’habitude de fantasmer les rapports de compétition, d’animosité et de jalousie qui pourraient les opposer.

Librement inspirée du film et de notre propre situation – deux amies évoluant dans le même milieu professionnel – Career Girls explore, sous l’angle de la comédie, les questions de réussite, de notoriété et d’ambition qui organisent les carrières féminines. L’exposition met en avant des narrations humoristiques ou parodiques qui s’emparent des clichés ou des réalités sur la compétition et le succès pour mieux exorciser les formes d’impuissance, d’invisibilisation ou d’aliénation qu’ils génèrent. Career Girls est ainsi peuplée d’icônes pop sous tutelle masculine, d’artistes en quête de cash et de gloire, de « looseuses » revendiquées, d’agents doubles désabusés et de personnages à couteaux tirés.

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