Wilfrid Almendra – Adelaïde au Frac Paca et à la Friche


Jusqu’à la fin octobre 2022, Wilfrid Almendra présente « Adelaïde », une exposition magistrale qui se développe en même temps au deuxième plateau du Frac Paca et au Panorama de la Friche la Belle de Mai. C’est sans aucun doute un des projets les plus forts et sincères que l’on peut voir cet été à Marseille. « Adelaïde » marquera très probablement la rentrée de l’art contemporain avec l’ouverture d’Art-O-Rama.

« Adelaïde » prolonge d’une certaine manière « So Much Depends Upon a Red Wheel Barrow », événement majeur programme Les Parallèles du Sud de Manifesta à l’automne 2020. On retrouve en effet, notamment à la Friche, plusieurs œuvres que Wilfrid Almendra avait présentées pour cette dernière exposition chez Atlantis, rue du Chevalier Roze, à quelques pas de son ex-atelier. D’autres sculptures et installations d’« Adelaïde » font écho à des projets plus anciens. Parmi ces derniers, on peut citer « VLZ310, later », en 2019, au Vrana Park Museum de Sofia (Bulgarie), la pièce Because it dissolves in water montrée en 2017 à Chicago puis à Grenoble l’année suivante ou encore la série des Model Home, commencée en 2012.

Pour celles et ceux qui découvrent le travail de Wilfrid Almendra avec « Adelaïde » sont invités à déambuler dans deux « paysages » qui se répondent l’un l’autre dans les deux institutions marseillaises. L’imaginaire des jardins ouvriers, des sous-sols ou des friches en périphérie urbaine est convoqué à travers le regard très personnel que Wilfrid Almendra pose sur le monde. Elles/ils y constateront la place prépondérante dans ses œuvres des matériaux de récupération (bois aggloméré, grillage, tôle ondulée, fil de fer, tuyaux de cuivre, fers à béton, aluminium, vitrage, gravier…). La plupart sont issus du recyclage puis ont été glanés avant d’être échangés dans un processus de troc essentiel dans la pratique artistique de Wilfrid Almendra.

Elles/ils comprendront certainement que le travail a une place essentielle dans la pratique de l’artiste et plus largement dans son rapport au monde. Dans un entretien avec Guillaume Mensart en 2019, il expliquait :

« (…) dans mon esprit, un artiste était quelqu’un qui travaillait comme un ouvrier. Quelqu’un qui se lève, embauche et fait ses huit heures… Je n’avais pas cette relation romantique à l’objet d’art. Cette manière d’envisager ma pratique à travers le travail fait encore partie de ma culture aujourd’hui ».

On devine que les objets et les constructions qui ponctuent les deux paysages exposés à la Friche et au Frac sont liés à l’histoire intime de l’artiste. Mais, celle-ci reste secrète. Sans rien imposer, « Adelaïde » fait rapidement émerger des souvenirs, parfois un peu flous, aux regardeurs·euses qui ont côtoyé le monde ouvrier. Pour les autres, quelques efforts seront sans doute nécessaires pour percevoir ce qu’il y a de politique et de poétique dans ces sculptures singulières qui paraissent simultanément réelles, oniriques et conceptuelles.

Dans un échange avec Muriel Enjalran, directrice du Frac Paca et commissaire du volet qui y est exposé, Wilfrid Almendra explique l’origine du titre choisi pour cette proposition :

« Le titre de l’exposition, “Adelaïde”, est le nom de ma tante, qui vit dans le village familial, en zone rurale portugaise. Elle vit de ce qu’elle produit, troque, et regarde des télénovelas brésiliennes à la télé comme beaucoup de gens. L’esthétique glam ou queer de l’affiche par exemple, c’est pour des gens comme elle. Il n’y a pas de bon et de mauvais goût. Mon travail, j’ai commencé à le faire entouré de gens que j’aime ».

Cette figure familiale importante pour l’artiste a fondamentalement influencé la pratique de Wilfrid Almendra qui a utilisé son prénom pour plusieurs de ses projets, à commencer par le nom donné à ses ateliers. Rue du Chevalier Roze, il avait conçu Adelaïde comme un « espace d’échange et d’expérimentation ». Il y a multiplié les collaborations avec des artistes invités (Madison Bycroft puis Alberto García del Castillo & Steev Lemercier en 2017, Nick Devereux, Hanna Tuulikki, Rachel Maclean et Nick Oberthaler en 2018 et Mahalia Kohnke-jehl et Thomas Teurlai en 2019).

Adelaïde est toujours le nom de son atelier, installé depuis 2020 à La Rose, dans les quartiers Nord de Marseille où il a conçu et réalisé la plupart des pièces exposées au Frac et à la Friche. C’est toujours un lieu d’accueil pour les artistes et un espace d’exposition où l’on avait vu l’an dernier le poignant projet « Shout, Sister, Shout! » de Mégane Brauer invitée par Wilfrid Almendra et Céline Kopp.

Wilfrid Almendra - Azeite - Quinta De Adelaide (Édition d'artiste) - Adelaïde au Frac Paca
Wilfrid Almendra – Azeite – Quinta De Adelaide (Édition d’artiste) – Adelaïde au Frac Paca – Azeite – Quinta De Adelaide (Édition d’artiste) – Adelaïde au Frac Paca

Adélaïde c’est aussi le nom inscrit sur les étiquettes des bouteilles « millésimées » de l’huile d’olive (Quinta de Adelaide) collectée à Casario village au nord du Potugual d’où la famille de l’artiste est originaire. Utilisées par l’artiste comme monnaie d’échange, ces bouteilles sont aussi vendues en édition limitée proposant une réflexion sur la spéculation sur le marché de l’art qui fait contraste avec la pratique du troc dans laquelle nombres des œuvres de Wilfrid Almendra ont été générées… « Associé aux artistes Nick Devereux, Mathis Collins, Xavier Antin, Nick Oberthaler et enfin Richard Terrazzoni, Wilfrid Almendra produit son œuvre dans la bouteille, et eux dessus »… Naturellement, le produit de la vente revient intégralement à Casario pour soutenir la récolte à venir.

Dans la même conversation avec Muriel Enjalran, Wilfrid Almendra dit espérer « que chacun pourra trouver, à un moment donné, un ancrage dans une texture, une couleur, ou une forme pour échafauder ses propres fictions »…

À l’évidence, on peut lever tout doute à ce sujet. « Adelaïde » est une formidable machine à solliciter l’imagination de celui ou de celle qui pénètre dans ces espaces changeants, à lui permettre d’élaborer des récits et éventuellement à les partager avec d’autres…

Commissariat de Muriel Enjalran au Frac Paca et de Sofia Lemos à la Friche la Belle de Mai. Conception lumière remarquable de Serge Damon.

Production du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur et de Fraeme en partenariat avec la Friche la Belle de Mai. Avec le soutien au Frac du Camões, Centre culturel portugais à Paris, de la Chambre de Commerce et d’Industrie Franco-Portugaise Provence-Alpes-Côte d’Azur et du Domaine viticole Château Bonisson. À la Friche, le projet Fræme est soutenu par la Fondation Calouste Gulbenkian – Délégation en France, qui l’a cofinancé dans le cadre du programme Expositions Gulbenkian pour soutenir l’art portugais au sein des institutions artistiques françaises.

À lire, ci-dessous, des regards sur les expositions au Frac et à la Friche ainsi que les textes d’intention de Muriel Enjalran et de Sofia Lemos. L’entretien de Wilfrid Almendra avec la directrice du Frac est également reproduit.

En savoir plus :
Sur le site du Frac Paca
Sur le site de la Friche la Belle de Mai
Sur le site de Fraeme
Wilfrid Almendra sur documentsdartistes.org
Lire l’entretien de Wilfrid Almendra avec Guillaume Mensart dans le n°6 de Optical Sound
Lire le texte « Les paisibles, les idiots et les furieux » de Flora Katz

« Adelaïde » de Wilfrid Almendra au Frac Paca

L’exposition inaugure le nouveau projet artistique et culturel du Frac intitulé Faire société. Elle se développe au deuxième plateau, devenu dans ce contexte « Plateau perspectives ». Si toutes les œuvres ont été réalisées pour « Adelaïde », plusieurs évoquent des séries ou des pièces plus anciennes et la période qui précède l’installation de l’artiste à Marseille.

Le parcours commence avec Xavier – Sonata (2022) une sculpture qui s’inscrit dans le prolongement de la série des Model Home (Sonata), sur laquelle Wilfrid Almendra travaille depuis 2012. Si un élément de leur titre fait référence aux compositions instrumentales de musique classique à plusieurs mouvements, ces œuvres matérialisent son travail et sa réflexion sur l’architecture standardisée des pavillons de banlieue. Mais il n’y a ni mépris ni condescendance dans le regard de Wilfrid Almendra : « Il n’y a rien de cynique dans le regard que je porte sur ces zones pavillonnaires et sur les gens qui les habitent. Je ne porte pas de jugement, je dirais plutôt que j’ai de l’empathie ». Ici, des morceaux de verre, de miroir et de laiton sont montés dans ce qui semble être une grille anti-effraction pour fenêtre, transformant celle-ci en un énigmatique petit théâtre, ou un mystérieux autel…

Sur la droite, un chardon des champs est « emprisonnée » dans une vitre en verre martelé. Fréquemment considéré comme « mauvaise herbe » envahissante, cette plante est aussi un symbole d’austérité, de la douleur du Christ et de la Vierge et souvent présente dans l’histoire de l’art.

Sur la gauche, les plus curieux repéreront deux abeilles en bronze. Celles-ci sont également très représentées dans les arts depuis la piqure d’Éros par l’une d’entre elles. Elles ont aussi laissé quelques traces dans l’exposition à la Friche…

À l’opposé de ce nouvel opus des Sonata, devant les fenêtres qui ouvrent sur la terrasse intérieure du Frac, une magistrale installation se déploie sur 16 mètres de long. Mauves (2022) est composée de 36 plaques de verre cathédrale qui emprisonnent un herbier de mauves. Les transparences magiques de cette construction jouent avec les multiples variations de la lumière naturelle qui traverse les baies vitrées, avec les ombres floutées des usagers de la terrasse, mais aussi avec les mouvements des visiteurs·euses…

Souvent considérée avec mépris, la mauve est une plante aux multiples propriétés médicinales et culinaires qui fleurit dans les friches en été. Sa présence est semble-t-il indicatrice de la proximité d’une habitation présente ou passée. Celles-ci ont été ramassées par l’artiste aux abords des autoroutes et des terrains vagues de Marseille, « là où les gens vont faire pisser leurs chiens ».
Le verre récupéré à Aubagne provient de serres maraichères abandonnées. On y cultivait des tomates avant une concurrence devenue trop vive des producteurs espagnols.

Cette pièce magique mérite à elle seule un passage par le Frac. Elle rappelle Jean (2014), une œuvre plus modeste exposée en 2020 dans « So much depends upon a red wheelbarrow » chez Atlantis. Par ses dimensions et sa construction, Mauves (2022) évoque également L’intranquillité (2013) que Wilfrid Almendra avait installé au centre d’art passerelle à Brest, Between the Tree and Seeing It (2014) présenté au centre d’art contemporain de la Ville de Chelles ou encore Because it dissolves in water (2017), montré à Chicago puis à Grenoble accompagné d’une installation sonore. À propos de cette dernière, on peut lire sur documentsdartistes.org ces lignes qui peuvent faire écho à ce que l’on voit ici :

« C’est un jeu autour de l’espace. Un espace théâtralisé, avec des lumières qui accentuent les couleurs. Différentes surfaces cachées qui se révèlent les unes aux autres. Au final, ce n’est qu’une histoire de points de vue. »

L’imaginaire des jardins ouvriers est naturellement très présent dans cette imposante construction. Dans la conclusion d’un article passionnant et très documenté (Les paisibles, les idiots et les furieux, 2015), Flora Katz évoquait l’aspect politique de ces installations. Elle soulignait en particulier la référence importante dans sa démarche du livre de George McKay (Radical Gardenning, Politics, Idealism and Rebellion in the Garden, 2011) et bien entendu les actions des guerrilla gardeners…

Devant, derrière et sur les plaques de verre cathédrale de Mauve, plusieurs vêtements ou chaussures paraissent avoir été abandonnés. Il faut beaucoup d’attention (ou regarder le cartel) pour découvrir qu’il s’agit de sculptures en fonte d’aluminium. À l’exception du maillot de corps (Marcel, 2022) – pièce emblématique du vestiaire de l’artiste – toutes évoquent par leurs titres des personnes (Cyril [Cap], Sandra [Socks Burlington], Vitorino & Simao [Boots], Carlos [Hat]). On peut supposer qu’elles sont liées à des amis de Wilfrid Almendra et/ou à des glaneurs avec lesquels il collabore…

Sur la droite, quelques limaces bleues (Slugs, 2022) s’éloignent furtivement

Au centre du « Plateau perspectives », Wilfrid Almendra a construit deux imposantes colonnes de 5 mètres de haut et de 60 centimètres de diamètre, réalisées par flocage sur une structure d’acier et de grillage à poule.

Wilfrid AlmendraUntitled, 2022. Acier, grillage à poule, flocage 500 cm x 60 cm diamètre chaque – Adelaïde au Frac Paca

Untitled (2022) rejoue la troublante modification de l’espace l’on avait vue chez Atlantis en 2020… Plantée en hauteur dans un de ces piliers, une étrange sculpture en bronze interroge. On pourrait penser à ces champignons parasites qui s’installent sur le tronc des arbres, mais leur titre (Asches, 2022) laisse songeur…

Au fond du plateau, un grand paon en fonte d’aluminium est perché sur une imposante cuve à fioul en plastique. Sing and Cry Little Bird (2022) renvoie à la période où l’artiste vendait des produits pétroliers dans l’entreprise de son père, avant de s’inscrire en école d’art.

Le paon dont on retrouve les plumes à la Friche est un animal récurrent dans l’œuvre de Wilfrid Almendra et dans l’histoire de l’art. On se souvient de son mystérieux portrait aux yeux de paon (12 Years Later, 2020) exposé chez Atlantis en 2020. On s’interrogeait alors sur ce qu’il masquait derrière les minutieux traits de crayon sans laisser paraître aucun trait de son visage.

Plusieurs des œuvres exposées au Frac paraissent évoquer les origines et l’histoire de l’artiste avant son installation à Marseille…

Les matériaux qui composent les œuvres et donc le paysage de « Adelaïde » au Frac sont remplis de mémoire, confie-t-il à Muriel Enjalran.

À Guillaume Mensart, il précisait en 2019 : « Ces matériaux, si je les choisis, c’est d’abord parce qu’ils sont imprégnés de mémoire et de l’histoire ouvrière dont je suis issu ». Puis il ajoutait : « Les compositions de mes œuvres sont parfois très formelles, colorées, mais il y a toujours dans ces compositions un tas de réseaux souterrains. Tout cela est très poreux. Ce n’est pas explicite, mais ces œuvres sont tendues par ces histoires ».

Wilfrid Almendra - Adelaïde au Frac Paca
Wilfrid AlmendraAdelaïde au Frac Paca

La conversation avec la directrice du Frac se terminait par ces propos :

« Les histoires de déclassement sont importantes pour moi, que ce soit les matériaux, les gens, les plantes… Je suis sensible à cela. Le paon, par exemple, est un animal dont l’histoire de domestication est liée de façon incroyable à l’apparat, et à la représentation du pouvoir. Aujourd’hui il est essentiellement élevé pour ses plumes, qu’il perd, à destination de l’industrie des carnavals ».

« Adelaïde » de Wilfrid Almendra à la Friche

Des que l’on pénètre dans le Panorama à la Friche le Belle de Mai, la première sensation est kinesthésique et elle vient de nos pieds. En effet, le piétinement de la couche de gravats qui recouvre le sol surprend. Elle trouble imperceptiblement notre équilibre, et le crissement des graviers écrasés par nos chaussures produit une étrange « musique »… En quittant le lieu, on emportera un souvenir poudreux de cette visite…

Ensuite, ce qui saute aux yeux, c’est l’étonnante continuité qui existe entre le paysage construit par Wilfrid Almendra et celui qui le prolonge au-delà de la vaste ouverture sur le toit-terrasse et sur la ville. Sur les déblais issus d’un chantier de démolition, l’artiste a installé de larges pierres plates empruntées aux territoires marseillais. Ils peuvent évoquer le bord de mer après les Goudes ou l’Estaque. À lire le texte de Sofia Lemos, ils pourraient aussi faire référence aux blocs utilisés initialement pour limiter les mouvements autour de la Porte d’Aix à Marseille… Pour « Adelaïde », dans le vaste espace du Panorama, ils participent à la construction d’un paysage imaginaire et servent de socles aux sculptures qui y sont rassemblées.

Face à l’entrée, on retrouve Ginette (2020) que l’on avait découverte dans « So much depends upon a red wheelbarrow » chez Atlantis. Cette fragile architecture rappelle à l’évidence un abri de jardin bâti avec de la tôle ondulée et des matériaux de récupération.

Wilfrid AlmendraGinette, 2020. Tôle ondulée galvanisée, fonte d’aluminium, silicone, cuivre, plumes de Paon. 172 x 110 x 90 cm – Adelaïde au Panorama de la Friche la Belle de Mai

Une conduite d’arrivée d’eau est étrangement protégée par un gel visqueux de silicone. Toujours élégante, Ginette est coiffée de plumes de paon, habilement serties dans des tubes de cuivre…

Ces plumes de paon sont partout présentes. À proximité de Ginette, insérées dans un tuyau en inox, elles semblent évoquer le jet d’une douche.

Au centre du Panorama, deux grands éventails carnavalesques réunis par une tige métallique paraissent avoir été abandonnés après la fête sur une dalle calcaire.

Au plafond, le même dispositif fait penser à un large ventilateur en panne…

Sur le mur de droite, une plume, sans ocelle, est fichée au bout d’un long tube de cuivre posé en équilibre sur un morceau de verre… À côté, c’est une tubulure extrait du compresseur d’un réfrigérateur qui est en suspension au sommet d’une autre feuille de verre.

Cette sculpture appartient à une série (Ensemble Verre, 2021) qui joue avec la lumière naturelle en créant des ombres colorées et changeantes au fil de la journée.

Wilfrid Almendra - Adelaïde au Panorama de la Friche la Belle de Mai
Wilfrid AlmendraAdelaïde au Panorama de la Friche la Belle de Mai

À leur pied, une étrange araignée en cuivre paraît attendre une proie…

Le cuivre est ici plus présent qu’au Frac. Dans son texte, Sofia Lemos explique comment dans un processus d’échange ce matériau est « collecté par Amara, Anton, Antoine, Ismaël et Momo, glaneurs avec lesquels Almendra collabore régulièrement. Celui-ci est ensuite soudé dans son atelier dans un processus alchimique qui relève autant de la fabrication que d’un mode de travail fondé sur l’économie alternative, l’amitié et le soutien mutuel ».

Dans son entretien avec Guillaume Mensart, Almendra précisait : « J’ai beaucoup travaillé avec le cuivre pour reprendre cette notion de flux, d’émission, de choses qui permettent de connecter ».

Wilfrid Almendra - Adelaïde au Panorama de la Friche la Belle de Mai
Wilfrid Almendra – Adelaïde au Panorama de la Friche la Belle de Mai

Un peu plus loin, posées sur une dalle calcaire, deux vitres sont appuyées contre le mur. L’une d’elles enferme une fleur de chardon. Sur le rocher, entre les deux, une rigole est emplie d’un gel visqueux.

Sur la gauche, plusieurs figues en fonte d’aluminium paraissent être « tombées » de l’arbre.

Une autre est isolée à proximité des éventails. À cet endroit, les plus observateurs auront remarqué un nid d’abeille en terre… A-t-il été abandonné par celles qui sont installées dans la grille anti-effraction du Frac ?

Au fond du Panorama, face au toit-terrasse et au paysage marseillais, on retrouve Martyr (2020) que l’on avait également découvert en 2020 dans « So much depends upon a red wheelbarrow ». Depuis, cette pièce est entrée dans les collections du Frac. Le fait qu’elle soit exposée à la Friche témoigne de la collaboration étroite entre le Frac et Fraeme dans l’organisation du projet…

Cette captivante façade de cabanon est éclairée en continu par la lumière du jour et par des néons la nuit.

On y retrouve les matériaux de récupération habituels dans le travail du sculpteur. Ils sont assemblés autour d’un grand panneau d’aggloméré utilisé comme « martyr ». Sa surface porte les traces du travail réalisé dans un atelier de fabrication de meuble à la Rose, devenu l’atelier de Wilfrid depuis 2020. Le titre de cette œuvre emblématique est emprunté à un terme technique utilisé dans les ateliers pour désigner un élément placé entre un outil et le matériau à travailler. Cette surface est littéralement sacrifiée.

À droite, sur autre dalle rocheuse, on remarque un énigmatique ballon de foot dont le moulage montre l’intérieur du « cuir ». Sur certains de ses hexagones on distingue le mot « Must »… Il est accompagné d’une chaussette oubliée…

Plusieurs vêtements sont abandonnés çà et là : un bonnet de laine, un teeshirt mauve, des chaussures de sport couvertes de traces de peinture où l’on croit reconnaître Shoes (2019) vus dans So much depends upon a red wheelbarrow ».

À proximité d’un short en jean, on remarque une paire de sandales en plastique. À lire le texte de la commissaire, elle «  porte le poids des heures de travail et des distances parcourues par Teresa, l’une des nombreux·ses travailleur·euse·s sociaux·ales inconnu·e·s dont le travail est, d’une manière ou d’une autre, essentiel à notre vie quotidienne »…

Texte d’intention de Muriel Enjalran

Organisée en partenariat avec l’association Fraeme, l’exposition Adelaïde se déploie entre le plateau perspectives au Frac et le Panorama à la Friche la Belle de Mai. L’oeuvre Martyr acquise par le Frac à cette occasion est présentée dans l’exposition Adelaïde au Panorama de la Friche.

Pour l’exposition, Wilfrid Almendra dessine un paysage mental peuplé de formes singulières, d’hybridations d’images et de motifs empruntés au monde du travail, à l’architecture et à la nature en fabriquant des structures qui incorporent l’élément organique sous forme de végétation séchée. Les sculptures et les installations sont réalisées à partir de matériaux de récupération : cuivre, verre de serre…, assemblés dans des espaces qui incorporent l’imaginaire des jardins ouvriers. Herbiers sauvages des bords des routes, cuve de fuel, limaces en bronze, composent un univers hétéroclite à la fois minéral et végétal, à l’image de ces jardins ouvriers souvent situés aux périphéries des villes, investis et modelés par les rêves de verdure et de vie partagée des familles modestes dans les années 50. Des objets (bonnet, marcel, chaussettes, short, usagés et figés par un moulage en aluminium) portent une histoire personnelle et familiale, traces mémorielles semées çà et là.

L’espace est conçu pour être appréhendé selon diverses perspectives et inviter à une libre déambulation parmi des objets à sens multiples (réminiscences organiques et corporelles, esthétiques, sociales…). De très hauts troncs floqués formés de fer à béton, tracent de grandes verticales superposées à des structures en arc ou faites de tubes de frigo détournés, selon une géométrie complexe. Des formes suspendues mobiles, les jeux de lumière et de transparence des structures en verre construisent un monde de métamorphoses d’où surgit la beauté à l’image de ce paon, élément récurrent dans l’univers de l’artiste.

Toutes ces formes sont ouvertes et fonctionnent comme des amorces de récits que le spectateur-promeneur est invité à prolonger. Brouillant les repères perceptifs habituels, ces compositions singulières incitent à prêter attention à des objets délaissés et des plantes sauvages comme la mauve, fleur comestible et médicinale qui pousse dans les friches. Choses de peu, sans prestige, dont le potentiel poétique et l’aura cachée sont soudain révélés par un geste artistique qui accomplit une sorte d’épiphanie du banal. Cette ode à l’infra ordinaire s’inscrit dans un projet de vie annoncé par le titre Adelaïde, prénom d’une figure familiale importante pour l’artiste qui agit au sein de la communauté d’un petit village du nord du Portugal. Adelaïde est aussi le nom donné à ses projets d’artiste-paysan.

Muriel Enjalran, mars 2022.

Adelaïde – Wilfrid Almendra – Texte de Sofia Lemos

Sculpteur utilisant un savoir-faire souvent empirique, Wilfrid Almendra (1972, Cholet, France), artiste franco-portugais basé à Marseille, use d’associations inattendues à travers le récit et la narration pour repenser nos liens et une forme de communion avec le quotidien. À travers un processus d’interprétation créative, il met en oeuvre une esthétique de la classe ouvrière qu’il estime indissociable d’une profonde conscience écologique, avec la volonté de réenvisager les structures économiques et les cycles de production qui divisent, à tort, la nature et la culture. Pour Adelaïde, fruit d’une collaboration entre Fræme – La Friche la Belle de Mai et le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, Almendra propose un paysage global, déployant des éléments variés comme des séquences de radio transmission, des décombres et une série d’éléments sculpturaux faits de pierres, cuivres, aluminium, verre et plumes de paons. Ces éléments glanés, ces matériaux réaffectés, dessinent une réflexion plus large d’être au sein d’un monde fait de flux, de circulations et de transformations et d’y appartenir.

Adelaïde, titre choisi pour les deux espaces, pourrait résonner tel un prénom ordinaire. C’est à la fois cela mais aussi un espace transitoire entre deux scènes : des toits terrasses et arrière-cours de la ville au coeur de l’espace d’exposition. C’est aussi un entre-deux d’institutions marseillaises, l’une en son centre, l’autre au commencement de sa périphérie. Mais également entre son projet d’habitation à Casario, village de vingt habitants d’où la famille de l’artiste est originaire, situé dans les terres du nord du Portugal, et son atelier à Marseille où l’artiste invite depuis ces cinq dernières années la scène émergente de la ville à produire et à exposer, certain·e·s pour la première fois, et à y partager leurs oeuvres auprès d’un public plus large. Toutes ces géographies portent le même nom, Adélaïde.

Adélaïde, ce nom choisit par l’artiste pour relier ces mondes apparemment disparates, chante l’absence des corps qui les habitent, évoquant l’expérience de vies vécues entre deux pays, le Portugal et la France. Adélaïde est également un terme vernaculaire pour désigner la métamorphose, renvoyant autant à l’expérience humaine qu’aux vestiges industriels (tissu, plumes, pierre, aluminium, plastique, cuivre), reliés ensemble par des récits d’utilisation, d’échange et de transformation.

Adélaïde se manifeste dans les fragments bruts de pierre, de brique, de béton, de verre – les débris d’une ville en pleine expansion aux couches béantes d’histoires passées et présentes, dans les compresseurs couverts de cuivre des réfrigérateurs, dans un produit ménager banal soudé à un tube fin contenant des plumes de paon comme s’il s’agissait de canaux permettant de s’exprimer, mais aussi dans les vêtements jetés au sols de travailleurs dont l’apparent sommeil ne saurait occulter l’abondance des récits sous-jacents. Une sandale en plastique délaissée, sans vie, sur un tas de gravats, rappelle une scène familière d’abandon. Pourtant, elle porte le poids des heures de travail et des distances parcourues par Teresa, l’une des nombreux·ses travailleur·euse·s sociaux·ales inconnu·e·s dont le travail est, d’une manière ou d’une autre, essentiel à notre vie quotidienne.

Dans le travail d’Almendra, « abandon » et « anonymat » deviennent des homonymes à travers l’expérience personnelle qui rend les objets banals et délaissés perceptibles à notre regard et notre coeur. À rebours d’une tendance moderne à vouloir nommer et catégoriser, ces homonymes favorisent l’ouverture et l’empathie chez celui ou celle qui les perçoit, une prise de conscience de notre besoin caché et partagé d’abri, de confort et d’aisance. Pour Almendra, les vêtements de travail viennent défier le regard stéréotypé qui identifie un short ou un débardeur à une culture du genre, de la beauté et de la sensualité, les explorant comme signes de labeur, comme les ouvriers du bâtiment ou les travailleur·euse·s du sexe, et nonchalamment, les pratiques sexuelles telles que le cruising, qui ont lieu loin des regards. En les moulant dans de l’aluminium, l’artiste renforce leur présence et met en avant une sorte de conscience ouvrière qui vient bousculer le statut attendu des objets du quotidien ainsi que les valeurs culturelles et économiques qui leur sont attribuées.

Quinta de Adelaide est le nom inscrit sur les bouteilles « millésimées » qui contiennent l’huile d’olive collectée par les villageois·es de Casario, utilisée par l’artiste comme monnaie d’échange contre le cuivre collecté par Amara, Anton, Antoine, Ismaël et Momo, glaneurs avec lesquels Almendra collabore régulièrement. Celui-ci est ensuite soudé dans son atelier dans un processus alchimique qui relève autant de la fabrication que d’un mode de travail fondé sur l’économie alternative, l’amitié et le soutien mutuel. Au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, Quinta de Adelaide est également une bouteille d’huile d’olive vendue en édition limitée, la devise en tant que spéculation sur le marché de l’art contrastant avec l’économie d’échange dans laquelle l’oeuvre a été générée. Le produit de la vente revient intégralement à Casario pour soutenir la récolte à venir.

Depuis Casario, Almendra a invité Georges Sousa, ouvrier du bâtiment, agriculteur et poète, à syncoper les ondes radio de Marseille par des intermèdes poétiques d’une minute. Sa poésie entre en résonance avec des oeuvres telles que Ginette (2020), une sculpture interstitielle située quelque part entre un abri de jardin incomplet et une architecture industrielle faite de cuivre, d’acier galvanisé et de silicone récupérés dans l’atelier de l’artiste, une ancienne usine de meubles, rappelant celles que l’on trouve dans les quartiers déshérités de Marseille, sur laquelle repose une plume de paon et sa structure en cuivre. En résonnance également avec Martyr (2020), une façade de cabanon composée également de matériaux provenant de l’atelier de l’artiste, bois et plaques de polyester ondulé, éclairée en continu par la lumière du jour et des néons la nuit. Elle entre en dialogue avec la monumentalité du lieu, ses fenêtres vitrées de plusieurs mètres de haut et l’étendue des toits visibles à perte de vue.

Martyr consiste en un grand panneau d’aggloméré placé entre un outil et une pièce qui reste à façonner, trouvés de nouveau dans l’atelier de l’artiste. Par sa translucidité et ses effets de miroir, Martyr questionne l’apparente transparence de la vie qui gît au-delà du verre abritant. Une série de feuilles de verre plus petites (Ensemble Verre, 2021) placées de côté, bleutées ou de vitrocéramique, jouent avec la lumière du jour inondant l’espace, créant ainsi des ombres colorées évoluant au fil des heures. Dans l’installation Adelaide , tout semble instable, le sol, les murs, jusqu’aux identités. Ginette et Martyr partagent des matériaux similaires, des éléments organiques en silicone et en cuir qui donnent l’apparence d’une peau, comme si les abris sécrétaient la vie de leur piquage en cuivre pour inonder de présence l’espace d’exposition.

Au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, une grande installation faite de verre de serre enveloppe des mauves (Green, Yellow, Purple, Ladybird, 2022), herbes envahissantes et fleurs sauvages que l’artiste a ramassées aux abords des autoroutes et des terrains vagues de Marseille. Elle prolonge les deux espaces d’exposition dans un paysage continu qui dissout toutes les divisions et séparations : une expansion totale par laquelle l’institution culturelle devient un des personnages dans le jeu réciproque d’Adelaïde entre le Portugal rural et la vie urbaine de Marseille. Un grand paon en fonte d’aluminium dont on peut trouver les plumes au Panorama prône, posé sur une grande cuve à fioul en plastique renvoyant à la période où l’artiste vendait des produits pétroliers domestiques dans l’entreprise de son père, avant de s’inscrire en école d’art. Le paon, que l’on trouve couramment dans les parcs publics de la ville, est curieusement détourné de son statut original d’oiseau royal, pour donner à voir une scène nouvelle qui relie le jardin paysager d’Adélaïde au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur à l’imaginaire urbain de La Friche. La séquence mêle les deux espaces et, de fait, la perception dualiste qui sépare depuis longtemps la nature de la culture et le soi de l’autre.

Au sein du Panorama, des mets estivaux délicats à la fois royaux et ruraux, une série de figues en fonte d’aluminium tombées à maturité sur deux croûtes de roche, viennent compléter cette scène interconnectée. Ces roches font référence aux blocs de pierre utilisés initialement pour limiter les mouvements autour de la Porte d’Aix à Marseille, reconvertis par l’usage en bancs publics. Dans l’espace d’exposition, ils deviennent des formes hybrides entre un socle, utilisé pour les expositions muséales, et un fauteuil de confort inspiré d’une peinture de paysage romantique. Ils contiennent cette potentialité d’une invitation à se reposer et à contempler le paysage continu qui s’étend sous nos pieds et qui, par là-même, nous relie au monde. Une des figues révèle la forme d’une ruche sur la pierre, probablement celle de l’animal de bronze que l’on peut trouver au Frac.

La poétique du dialogue à l’oeuvre dans la pratique d’Almendra consiste à rendre les divisions apparentes perceptibles à l’oeil, par la création des paysages continus faits de connexions matérielles et narratives qui viennent capter l’imagination du·de la visiteur·euse. Installation fragile et totale qui remet en question la monumentalité de sa propre échelle, Adelaïde aborde les questions d’empathie, d’humanité et de porosité des récits, des objets et des structures, tout en élevant de manière élégante les arts de la classe ouvrière et ses économies alternatives basées sur la générosité et l’échange vers un espace de pensée, de perception, de sensation et de connaissance de la vie sans séparation, différenciation, discrimination ou division. Consciente des défis sociaux et environnementaux de notre époque, Adelaïde continuera de se transformer au gré de la lumière du jour, de l’érosion causée par le poids des corps qui marchent sur les déblais et, enfin, de la lente oxydation et de la décomposition des matériaux organiques de ses éléments sculpturaux. Toujours changeante, la proposition d’Almendra est en flux, circulation et transformation – elle est Adelaïde.

Sofia Lemos

Wilfrid Almendra, entretien avec Muriel Enjalran

Muriel Enjalran : L’exposition Adélaïde se déploie sur deux sites entre le Frac et la Friche-Panorama, peux-tu revenir sur la généalogie de cette exposition et nous dire comment tu as appréhendé cette invitation sur deux espaces très différents d’un point de vue architectural mais aussi institutionnel ?

Wilfrid Almendra : Je vis à Marseille depuis 10 ans et je suis heureux d’y partager mon travail pour la première fois à cette échelle, dans deux quartiers de la ville. Cette exposition fait suite à un premier projet, en 2020 pendant Manifesta 13, à Atlantis, un lieu tenu par des passionnés d’art. Les oeuvres ont été conçues dans mon atelier, à la Rose. Elles résultent d’une manière de regarder le monde qui m’est personnelle, et de questions que je me pose depuis des décennies, mais aussi des matières, couleurs, personnes et ami.e.s que j’ai pu rencontrer dans les rues de Marseille.

J’ai grandi dans le Maine et Loire, au sein de la diaspora portugaise. Mon père est arrivé en France à la fin des années 1960 pendant la dictature de Salazar. Au Frac, l’environnement sculptural peut, par exemple, rappeler celui des jardins ouvriers ou des sous-sol, avec la cuve à fioul. À la Friche on retrouve les codes des zones industrielles ou de terrain vague. J’ai appréhendé les deux lieux comme un paysage commun, en composant avec des objets qui se répondent. Ils sont traversés par la même narration, non linéaire, comme autant d’ouvertures. La figure du paon, par exemple, est présent au Frac, et même s’il n’est pas visible à la Friche on sait qu’il est là. Quel que soit l’environnement institutionnel, on sent que les choses qui y sont montrées renvoient vers l’extérieur. Elles parlent beaucoup de vie, de valeur des choses, de liberté. Comme par exemple ces fleurs qui poussent au bord des 4 voies, qui s’installent où elles peuvent s’installer, et trouvent leur mode d’existence. Elles migrent, se déplacent. Ce sont des plantes qui s’adaptent au monde qu’on leur propose.

Muriel Enjalran : Tu convoques à travers des matériaux divers issus du champ industriel un univers que tu connais bien, celui du jardin ouvrier, de ses architectures composées faites de matériaux de récupération, peux tu nous expliciter ton rapport à ces matériaux et à cette histoire, qui est aussi une histoire de la périphérie avec un monde qui repose sur un autre contrat social, et réinvente ses propres modes de consommation ?

Wilfrid Almendra : J’ai passé beaucoup de temps dans des jardins ouvriers étant enfant. Ces espaces portent beaucoup de possibilités de liberté et d’invention… Ici, j’ai utilisé des éléments qui ont une place modeste dans nos systèmes de valeur – comme du bois aggloméré, du grillage, de la tôle ondulée, du flocage, du fil de fer, des fers à béton. Ils sont peu associés à une expérience artistique, mais ils nous entourent. Il y a aussi des processus de recyclage et de récupération. Les graviers à la Friche sont issus de démolition d’habitation, et s’agissant du métal et du verre, je travaille depuis mon arrivée à Marseille avec des personnes issues de diverses communautés – des amis souvent – pour qui glaner des matériaux dans la ville est une activité principale. Les objets en fonte d’aluminium sont autant de vieilles casseroles que j’ai fait fondre dans mon atelier. Pour le cuivre, il provient de vieux frigos qui sont démontés car ce qu’il y a l’intérieur a de la valeur. Je m’intéresse aux économies informelles et alternatives car elles reflètent nos problèmes de société. Il y a aussi une histoire humaine, la personne qui a passé des mois à démonter des frigos me donne le fruit de son labeur. Je ne rachète pas simplement des matériaux. Il y a aussi du troc, des rencontres, de la confiance. Ensuite je les transforme. J’ai passé des mois à souder tous les jours des petits bouts de cuivre et à couper du verre de façon répétitive. Je n’ai pas vraiment de vision romantique sur tout cela. Les personnes qui glanent le font par précarité et par nécessité. Elles n’inventent pas un autre contrat social et ne pensent pas en terme écologique. Tout cela existe dans le contrat qui est celui en place. De mon côté je n’invente rien, j’essaie de donner des formes à ces questions… avec fragilité, et de faire surgir de la beauté ou de la poésie là où on ne la regarde pas.

Muriel Enjalran : Que souhaites-tu provoquer auprès des visiteurs ? Comment envisages-tu la réception de ce travail ?

Wilfrid Almendra : Le titre de l’exposition, “Adelaïde”, est le nom de ma tante, qui vit dans le village familial, en zone rurale portugaise. Elle vit de ce qu’elle produit, troque, et regarde des télénovelas brésiliennes à la télé comme beaucoup de gens. L’esthétique glam ou queer de l’affiche par exemple, c’est pour des gens comme elle. Il n’y a pas de bon et de mauvais goût. Mon travail, j’ai commencé à le faire entouré de gens que j’aime. En ce qui concerne les visiteurs, j’espère que chacun pourra trouver, à un moment donné, un ancrage dans une texture, une couleur, ou une forme pour échafauder ses propres fictions. Pour moi, tout cela relève aussi du plaisir et de la sensualité du monde. Le verre cathédrale par exemple, on en a tous vu, peut-être chez des grands parents. Le visiteur qui s’attarde à regarder un maillot de corps de travailleur, ou bien une paire de basket, va peut être découvrir que c’est un objet en fonte de métal. La transformation est importante dans mon travail, que ce soit celle des matériaux ou des regards.

La cuve à fioul, le carrelage, le verre de récup, sont remplis de mémoire. Les histoires de déclassement sont importantes pour moi, que ce soit les matériaux, les gens, les plantes…Je suis sensible à cela. Le paon, par exemple, est un animal dont l’histoire de domestication est liée de façon incroyable à l’apparat, et à la représentation du pouvoir. Aujourd’hui il est essentiellement élevé pour ses plumes, qu’il perd, à destination de l’industrie des carnavals. J’espère que les visiteurs prendront du plaisir dans les détails et y trouveront des choses connues.

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