Jusqu’au 22 juillet, Valentin Martre présente « Bourdonnement », une superbe exposition qui exige impérativement un passage par la galerie de la Scep.
Après la remarquable restitution de son travail en sortie de résidence au chantier naval Borg, pour l’ouverture de la 15e édition du Printemps de l’Art Contemporain (PAC 2023), Valentin Martre propose une dizaine d’œuvres souvent très récentes dans une mise en espace très réussie. « Bourdonnement » illustre parfaitement la diversité et la forte cohérence de sa démarche artistique.
Dans le texte qui accompagne l’exposition, Diego Bustamante souligne avec pertinence que cet ensemble de pièces « semble vouloir mettre à distance le réel avec des gestes de voilage, de dévoilement, d’imitation et de multiplication ». Poursuivant son analyse, il ajoute :
« L’artiste divise et multiplie. Il use de la déconstruction et du démontage (division) et du moulage/tirage (multiplication) comme autant de boutures du réel. Valentin Martre part de l’objet manufacturé, industriel ou naturel pour obtenir ses sculptures et installations. Cependant, il n’envisage son activité artistique ni comme un miroir, ni comme un écho du monde qui nous entoure, mais bien comme une partie intégrante, inhérente à celui-ci. Son travail ne souhaite pas s’abstraire [d’une] telle une utopie, il pourrait être au contraire une endoscopie réalisée dans les entrailles du monde des objets, des matériaux, de la flore et de la faune ».
La moitié des pièces présentes dans « Bourdonnement » utilisent le plâtre comme matériau principal. Plaque de gypse (2023) est sans doute une des œuvres essentielles de l’exposition. Elle prolonge d’une certaine manière, mais avec plus de force, son étonnante Ouverture (2022) pour le deuxième volet de « Murmuration » à la Friche la Belle de Mai, l’an dernier. Valentin Martre y interroge à la fois l’origine de la matière qu’il met en œuvre, sa fragilité, mais aussi la place de celle-ci prend dans notre environnement. Initialement posée contre le mur de la galerie, en équilibre sur un bloc de gypse, la plaque s’est brisée et affaissée… Comment ne pas penser aux multiples questionnements qu’Arnaud Vasseux a conduits sur ce matériau et à sa série des « cassables », surtout quand on sait que l’un fut l’élève de l’autre à L’ésban, École supérieure des beaux-arts de Nîmes ?
La récupération de déchets électroniques et industriels est une des autres sources de matériaux et de réflexion pour Valentin Martre. On retrouve ici des pièces vues au Frac Occitanie Montpellier dans « Bilan Plasma » début 2022 (Écume, 2020 et Formation verticale, 2021) et une nouvelle interprétation de Tissu de réflexion (2023) dont une première version avait été exposée en 2019 à Vidéochroniques pour « Sud magnétique ». Attraction (2023) est probablement l’aboutissement d’expériences qui remontent à plusieurs années où l’artiste ausculte les « organes » de communications d’un smartphone avec de la limaille de fer.
L’installation Écosystème (2023) présente une vue éclatée des composants d’un ordinateur dont l’alimentation électrique est assurée par des Conducteurs hémiptères auxquels se sont joints une sauterelle, un lézard, un œillet et deux brins de lavande galvanisés en or et en cuivre… Seule expression du programme en cours d’exécution, on perçoit entre deux petits haut-parleurs le « Bourdonnement » de conversations enregistrées à l’atelier…
On avait récemment écrit, à l’issue de la présentation de son travail de recherche au Chantier naval Borg, que Valentin Martre est sans aucun doute un des artistes parmi les plus passionnants de la jeune scène contemporaine à Marseille. « Bourdonnement » confirme qu’il s’y impose comme une figure incontournable. Un passage par la galerie de la Scep est naturellement indispensable.
« Bourdonnement » est malheureusement l’avant-dernière exposition présentée par la Galerie de la Scep avant sa fermeture à l’automne. À l’image de Noëlle Tissier qui avait quitté le Crac Occitanie à Sète avec un programme intitulé « les premiers seront les derniers » en convoquant Yann Pei-Ming, Johan Creten et Jean-Michel Othoniel, Diego Bustamante tire sa révérence en réinvitant les deux artistes avec lesquels il avait inauguré sa galerie dans « Tangible is the nouveau IRL ». On retrouvera donc en septembre Maxime Sanchez pour un solo show à la Galerie de la Scep.
On peut légitimement s’interroger sur l’existence d’un marché de l’art contemporain à Marseille et dans la région. Pourquoi les collectionneurs, qui de toute évidence sont présents sur le territoire, ignorent-ils la richesse et l’inventivité de la jeune scène artistique locale et de ceux qui essayent de leur offrir une visibilité ? Sont-ils devenus à ce point prudents et frileux pour être effrayés par la radicalité de ces artistes ?
On souhaite remercier ici Diego Bustamante pour son accueil toujours chaleureux et pour son engagement et pour son soutien attentif et généreux aux artistes qu’il a présentés depuis 2018…
À lire, ci-dessous, quelques regards photographiques sur les œuvres exposées dans « Bourdonnement ». Ils sont accompagnés de commentaires de Diego Bustamante et de textes extraits du portfolio de Valentin Martre.
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Valentin Martre – « Bourdonnement » : Regards sur l’exposition
« Bourdonnement » commence par Chat (2023), une pièce en plâtre, posée au sol. Son caractère intime et autobiographique qui fait un écho étrange avec celle qui ouvre le parcours de « Langues sèches » d’Adrien Menu actuellement présenté par Vidéochroniques…
Sur la droite, Plaque de gypse (2023), posée en équilibre sur un bloc de gypse, s’est effondrée sur le sol de la galerie.
Dans le texte qui accompagne l’exposition, Diego Bustamante souligne :
« Pour Plaque de gypse, il réalise des recherches sur le procédé de fabrication de ce type de plaque en plâtre, puis décide de reproduire chacune des étapes par le prisme de l’artisanat. Il part en quête du gypse (la roche qui sert de matière première à la fabrication du plâtre) qu’ensuite il concasse et cuit. Il ajoute ensuite de l’eau et obtient alors tout ce qui est nécessaire pour couler une plaque de plâtre. Ce qui relevait du procédé industriel et à grande échelle redevient alors un objet fait à la main. C’est aussi une manière de déconstruire le réel de l’architecture, de retirer l’épiderme de ce qui constitue une très grande part de nos parois et se réapproprier quelque chose de déshumanisé et normatif. »
Un peu plus loin, accroché à côté du bureau du galeriste, on retrouve Écume (2020) que Valentin Martre avait exposée dans « Bilan Plasma » au Frac Occitanie Montpellier. Cette œuvre accompagnait alors Globe écumeux (2020) dont elle est issue.
Dans son portfolio, il en explique les « tenants et les aboutissants » :
« Globe écumeux est un travail qui a débuté par la récupération d’un filtre de piscine usagé sur lequel j’ai décidé de percer des trous. J’ai beaucoup réfléchi devant cette sphère, jusqu’à y voir une bulle, j’ai alors ajouté d’autres cercles à cette rondeur en y formant des trous à l’aide d’une perceuse : une façon de convoquer plusieurs dimensions pour une seule et même forme.
Cette intervention inverse le caractère hermétique du filtre en le saturant de brèches et en le fragilisant, il devient alors complètement inutilisable. Après des milliers de trous, la sphère n’avait toujours pas éclaté et c’était même allégé de la moitié de sa masse, se délaissant de centaines de copeaux de PVC. À l’aide d’un décapeur thermique, j’ai donc travaillé les rebuts de mon action. La chaleur a permis d’amalgamer cette sciure plastique en créant une étendue souple semblable à une écume blanchâtre. Ainsi d’un ensemble solide est née une multitude, et cette multitude fit éclore un ensemble souple ».
Puis il ajoute : «Cette sculpture est comme une représentation de certaines théorie physique », citant une formulation du paradoxe de Russel : « l’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? »
En face, une fragile étagère présente Cactus (2023), quatre délicats moulages en plâtre réalisés sur des morceaux de cactées où les épines ont été replacées avec minutie et précision à l’endroit exact où elles ont été prélevées…
Valentin Martre – Cactus, 2023. Plâtre et épines de cactus, dimensions multiples – « Bourdonnement » à la Galerie de la Scep
Avant de descendre l’escalier, on découvre, posé contre le mur, Transfert, une pièce de 2021 moulage en plâtre d’une branche d’arbre au cœur duquel, une âme en cuivre a été glissée.
Valentin Martre – Transfert, 2021. Plâtre, graphite, cuivre, résidus d’écorce. 32 x 8,5 x 8 cm – « Bourdonnement » à la Galerie de la Scep
À son propos, Diego Bustamante explique :
« Dans l’œuvre Transfert un tirage en plâtre d’une branche se voit octroyer la capacité de conduire l’électricité grâce à l’insertion d’un câble de cuivre, l’artiste teint ce même plâtre dans la masse pour lui prêter un caractère minéral. Cela vient, entre autres, de l’étude des communications entre les arbres qui sont capables d’envoyer des impulsions électriques servant de signaux. Une fois de plus, l’artiste propose des œuvres issues de quêtes physiques et théoriques, mettant en lumière des phénomènes matériels où toute entité est capable de se lier à une autre ».
Au sous-sol, au débouché de l’escalier, le centre de la première salle est occupé par une imposante nouvelle interprétation de Tissu de réflexion (2023).
Sur près de cinq mètres sur trois, un tapis assemble à l’aide de fils de cuivre 196 filtres polarisants d’écran récupérés en déchèterie. Ils ont comme propriétés la diffraction et la réfraction de la lumière selon le point de vue du regardeur. Sous cette couverture, Valentin Martre a installé un ensemble hétéroclite d’objets dont la nature et les couleurs semblent apparaître ou se dissoudre. À propos d’une version antérieure, exposée en 2019 dans « Sud Magnétique », l’artiste écrivait dans son portfolio : « Ce tissage s’inspire des techniques de fabrication des costumes funéraires de jade chinois de la dynastie Han. Ces plaques s’articulent pour devenir une structure fluide, qui se mue aux formes qu’elle recouvre ».
Écosystème (2023) présente sur deux murs de cet espace les éléments d’un ordinateur démonté : alimentation, carte mère, ventilateur, disque dur, ports USB, enceintes audio, écran… Les câbles électriques qui les alimentent sont reliés par des animaux et des plantes galvanisés en or et en cuivre…
Pour Diego Bustamante, « (…) faune et flore se dorent et servent à conduire l’électricité. Ce qui n’était plus vivant redevient vecteur d’une énergie électrique, la même qui inonde notre monde technologique ».
Au milieu du passage vers la deuxième salle, on retrouve Formation verticale (2021) qui était suspendue à une poutre au Frac à Montpellier.
Valentin Martre – Formation verticale, 2021. Aimants en ferrite broyés, aimant en néodyme et tube en acier. 248 x 11 x 11 cm « Bourdonnement » à la Galerie de la Scep
Cette sorte de stalactite est composée d’un tube métallique sur lequel sont agglutinés des aimants en ferrite broyée, récupérés en partie dans des déchets électroniques. Ces céramiques ferromagnétiques (obtenues par moulage à forte pression et à haute température d’oxyde de fer, de manganèse, de zinc, de cobalt, de nickel, etc.) retrouvent leur forme première de minéraux.
Au centre de ce deuxième espace, les trois éléments d’Écorce (2021) ont été moulés en plâtre sur des filets de chantier en polyéthylène posés sur des troncs d’arbre.
Pour Attraction (2023), Valentin Martre fixe un smartphone sur un serre-joint. De la limaille de fer est venue « étoiler » microphone et haut-parleur de l’appareil.
Valentin Martre – Attraction, 2023. Smartphone, limaille de fer, serre joint en métal. 7 x 14 x 1,5 cm – « Bourdonnement » à la Galerie de la Scep
Des images sur les réseaux sociaux témoignent que l’artiste semble rejouer ici des expériences passées où il auscultait les « organes » de communications de cette « prothèse » devenue indispensable…
Au sol, dans un coin, on découvre avec Pavage (2023) un impressionnant amas de dés multifaces, utilisés pour les jeux de rôle sur table. En plâtre teinté, les valeurs sur certaines faces semblent s’éroder. Au milieu, de jeunes plantules se sont invitées pour une incertaine partie de JDR.
Dans son texte, Diego Bustamante commente :
« La métaphore du dé, déjà bien présente dans l’histoire de l’art, est ici rejouée dans Pavage avec des moulages de dés dont les chiffres et les nombres perdent leur lisibilité. Ils ne sont alors plus que des formes géométriques qui ne s’organisent que par le hasard de leur placement en tas, évoquant une sorte d’organisation d’un ensemble de molécules. Ainsi, Valentin Martre retire les notions de scores et de résultats, notions si chères à nos sociétés et à nos organisations. »