Jusqu’au 5 novembre 2023, le Musée Réattu présente « Portraits », une exposition construite à partir de la Collection de Florence et Damien Bachelot. Projet associé aux Rencontres, « Portraits » est sans aucun doute une des propositions les plus remarquables de cet été photographique à Arles.
En un peu plus de 20 ans, Florence et Damien Bachelot ont acquis près de 1000 tirages d’exception pour construire un ensemble souvent considéré comme une des plus importantes collections photographiques privées en France. Dès le début, ils décidèrent d’articuler leurs achats autour de « thèmes prenant en compte l’individu dans sa dimension humaine et sociale ».
Conseillé dès 2004 par Sam Stourdzé, le couple de collectionneurs privilégie la recherche de tirages rares, vintage ou originaux pour les épreuves anciennes, éditions limitées pour les photographies plus contemporaines.
La majorité de leurs acquisitions se sont faites en galeries, notamment dans celle d’Howard Greenberg avec lequel ils tissent des liens en 2006. Grâce à celui-ci, ils rencontrent Saul Leiter à plusieurs reprises à New York avant de l’inviter chez eux, à Ville-d’Avray. Aujourd’hui, la quarantaine de cibachromes qu’ils ont rassemblés constitue un des principaux ensembles en mains privées du photographe américain.
Florence et Damien Bachelot ont souvent prêté leurs œuvres pour des expositions thématiques ou monographiques. Ce fut notamment le cas lors des Rencontres d’Arles 2016 pour « Sid Grossman and his Legacy » puis en 2019 pour « Helen Levitt, Observatrice des rues de New-Yorkaises ». Cette année, plusieurs de leurs tirages sont accrochés dans « Assemblages », l’exposition Saul Leiter au Palais de l’Archevêché.
La collection elle-même a fait l’objet de plusieurs expositions. En 2014, François Cheval proposait une sélection sous le titre « La photographie sous tension » au musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône. En 2018, Françoise Docquiert et Ricardo Vazquez présentaient « Des villes et des hommes » à l’Hôtel des Arts de Toulon, et en 2022, Sam Stourdzé accueillait « 150 photographies de la collection Bachelot » à la Villa Médicis.
« Portraits » apparaît comme « le troisième volet d’un triptyque pensé autour de la Collection de Florence et Damien Bachelot, après l’Hôtel des Arts de Toulon et la Villa Médicis à Rome ».
Dans le catalogue, Françoise Docquiert qui partage le commissariat avec Andy Neyrotti s’interroge sur la manière dont la thématique du portrait a pu surgir dans la Collection de Florence et Damien Bachelot : « S’ils se défendent d’en avoir fait un sujet de recherche ou d’achat, les Bachelot cherchent-ils à mieux cerner l’énigme de l’identité ? Ou à retracer l’existence du monde à travers des visages ? ». Puis, elle rapporte cette explication des deux collectionneurs :
« Notre collection est une collection dont l’essence est l’humain. Ce n’est pas un choix délibéré, mais une constatation de nos choix au fil du temps. Dans cet esprit, il est logique que le portrait puisse en être une des pierres angulaires, avec des clichés de personnes seules ou de groupe, mais aussi, de façon plus large, des images qui illustrent des instants qui sont les reflets de situations humaines. Les portraits sont un instantané de l’image de la société.
Nous avons donc des portraits individuels et classiques, des portraits de groupe, des portraits de famille et aussi des portraits de la société. D’autre part, le portrait touche à l’essence même du mystère profond de la photo.
Pourquoi un portrait photo nous interroge plus qu’un autre ? Il n’y a pas, ou peu, d’artifices possibles. Ce n’est pas la ressemblance avec le sujet, ce n’est pas plus son caractère ou sa beauté, c’est autre chose qui est si difficile à expliquer. Pour nous, un grand portrait n’a pas d’égal dans son essence artistique, humaine, et même philosophique. C’est ce que nous recherchons certainement inconsciemment. »
Édouard, Lella, 1948 © Boubat/Gamma-Rapho – Gilles Caron, Soldat américain, guerre du Vietnam, novembre 1967 – Thomas Boivin, République (série), 2020 – Susan Meiselas, Masque de danse traditionnelle Monimbo, Masaya, Nicaragua, 1978 – Danielle van Zadelhoff, Precious silence, 2015 © Collection Florence et Damien Bachelot
Les 120 portraits rassemblés pour l’exposition du musée Réattu racontent sans doute l’histoire de leur collection. Mais pour Andy Neyrotti, c’est aussi une expérience inédite pour le musée, « celle de la greffe » d’une collection privée sur ses cimaises… Ainsi, écrit-il dans le catalogue « pour que la prise de la collection de Florence et Damien Bachelot au musée Réattu soit totale, il était indispensable qu’elle puisse entrer en parfaite résonance avec l’esprit des lieux ». Il ajoute ensuite :
« C’est pourquoi l’exposition pensée avec Françoise Docquiert sur le thème du portrait traverse le musée de part en part. Dialoguant ainsi avec les collections d’art ancien et contemporain avant de s’épanouir dans les salles d’expositions temporaires, les photographies transplantées mettent en abyme, avec un naturel désarmant, les liens qui unissent photographie et beaux-arts au sein du musée ».
L’accrochage s’articule donc en deux grandes séquences.
La première, « Des portraits dans une collection », est de toute évidence une réussite hors de pair où s’enchainent des conversations passionnantes, parfois inattendues, toujours d’une étonnante justesse entre les photographies de la collection Bachelot et les œuvres conservées par le musée.
La seconde « Une collection de portraits », moins audacieuse, présente les chefs d’œuvres de la Collection. Aux grands noms de la photographie succèdent les tirages d’artistes plus contemporains, que les Bachelot ont choisi de soutenir. Le final, dans la Chapelle des chevaliers de l’ordre de Malte, est exceptionnel et mérite à lui seul un passage par le Réattu.
Des portraits dans une collection
Tout commence avec le regard déterminé du Young Boy de Paul Strand que l’Autoportrait de Jacques Réattu dévisage avec intérêt et curiosité de l’autre côté de la porte.
Au-delà de la puissance du portrait de Strand, la présence d’un tirage du photographe s’imposait. En effet, il fut le premier à offrir au musée six épreuves pour la création du département photographique par Lucien Clergue et Jean-Maurice Rouquette en 1965.
À côté, dans l’ancien atelier du peintre, les danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, Nicolas Le Riche et Stéphane Bullion, photographiés par Ann Ray, semblent s’être échappés des grandes compositions mythologiques de Réattu.
Plus loin, la lumière écarlate du portrait de Jennifer Jason Leigh (1997) par Nan Goldin fait écho au rouge du drapé de La Toilette de Vénus de Réattu et à celui de la robe d’une Madeleine pénitente peinte par Louis Galloche. Comme souvent dans le travail de Nan Goldin, faut-il y voir une image provocante ou celle de la solitude ?
En face, sur une cimaise jaune, deux nus de Saul Leiter (Lanesville et Lanesville (variation), 1958) voisinent une Bethsabée à sa toilette de 1948 par Joseph Léon de Lestang-Parade.
Avec élégance, Andy Neyrotti nous invite « à nous interroger sur le concept contemporain de “male gaze” ou, plus simplement, sur le caractère “prédateur” que peut revêtir l’acte photographique »…
L’Homme au tableau (1950) de Robert Doisneau est-il en train de dérober un des portraits d’Arlésiennes d’Antoine Raspal ?
Les petites sculptures modelées pour le film Everything Will Be OK (2021) de Rithy Panh, pas plus grandes qu’un pouce, photographiées par Laurence Leblanc pour sa série D’argile construisent des échanges à la fois subtils et terrifiants avec Le Christ de Mas-Thibert et Le Griffu de Germaine Richier.
Entre les deux fenêtres de cette salle, un petit portrait repeint à la gouache à la caséine et à l’aquarelle sur une épreuve argentique par Saul Leiter (Sans titre (Barbara), vers 1970-1990) s’impose avec une force incroyable devant l’Odalisque (1932) de Zadkine, allongée à ses pieds…
Dos au Rhône, Le Picasso que photographie Brian Brake avec les siens à l’occasion d’une corrida à Vallauris semble ici, comme le souligne Andy Neyrotti, « contempler, entre étonnement et satisfaction (…) ce qu’on appelle ici, non sans fierté, les Picasso d’Arles ».
Au début de la section Art contemporain, au côté des œuvres d’Arman et de César, trois visages (Sans Titre, 1959) de Roger Catherineau semblent avoir été sculptés dans la matière argentique pour créer des masques qui, pour le cartel, révèlent « la vie intérieure et le monde mystérieux des pensées »…
Un peu plus loin, entre les Bois deux éléments (1979) de Toni Grand et Les pousses vertes (1988) de Bernard Pagès, Nicolas Henry nous propose le portrait d’un Kurde allongé sur un lit de registres d’actes notariés dans la cage d’un escalier à Istanbul (Moussa et les livres de la Loi, Istanbul, 2013).
Le cercle formé par les livres évoquera sans doute, à quelques habitués historiques du Réattu, les estampages de plaques d’égout d’Alechinsky (Soleil tournant, 1987) ou encore l’installation « Réattu » que Gorges Rousse avait réalisée en 2006 dans la cour, avec les haricots du févier d’Amérique (Gleditschia triachanthos), arbre totem du musée.
Après la volée de marches qui relient les bâtiments de la Commanderie de Saliers et ceux du Grand Prieuré, à l’endroit où commence l’art contemporain, s’ouvre une étroite chapelle aux voûtes gothiques où les premiers dons constituant le département photo du musée ont été exposés en 1965. Elle accueille une vingtaine de portraits qui offrent un aperçu de la photographie américaine des années 1960 à 1980 dans la collection Bachelot. Si le lien avec l’histoire du lieu est évident, cet ensemble ne construit aucun dialogue avec les œuvres du musée. On peut considérer qu’il annonce en quelque sorte la deuxième séquence du parcours…
C’est aussi une manière de montrer l’importance pour le couple Bachelot de leur rencontre avec Howard Greenberg. Elle aura sans doute marqué un tournant dans l’évolution de leur collection.
Au fond, en majesté, trois superbes tirages de Saul Leiter rappellent la relation privilégiée des collectionneurs avec le photographe new-yorkais. Au centre, on retrouve Harlem, New York (1960) qui est aussi présent au Palais de l’Archevêché. Il est encadré par deux superbes cibachromes (Ouvrier, 1956 et Sans titre (poster d’Élizabeth Taylor), 1998).
Parmi les œuvres de cet ensemble, on peut citer l’exceptionnel Coney Island (1955) de Leon Levinstein, l’enfant assis sur les marches de Lewis Hine (Sans titre, Géorgie, 1910) qui n’ose regarder le Garçon avec un pistolet (1942) d’Helen Levitt. On peut mentionner également Chelsea (1938) de Sid Grossman, les photos de la série Prince Street Girls (1976) de Susan Meiselas, l’étonnant Midnight avec de la lumière sur un œil (1984) d’Arlene Gottfried, les deux tirages de Louis Faurer ou encore quelques épreuves de Bruce Davidson, certaines extraites de la série East 100th Street, (1966-1968).
Une collection de portraits
La seconde partie du parcours se développe dans les espaces consacrés aux expositions temporaires. Plus conventionnel, l’accrochage multiplie toutefois les ambitions. Le premier objectif est de montrer la richesse de la collection Bachelot et d’illustrer comment « s’y révèle les infinies manières d’appréhender l’art du portrait ». Il est aussi question d’en raconter en partie l’histoire et de mettre en lumière que l’acte de collectionner ne se limite pas à l’achat de tirages historiques. C’est également une démarche en faveur des photographes vivants, par l’acquisition, la diffusion (prêts, expositions) et la publication d’ouvrages.
Cette séquence s’ouvre avec un magnifique tirage d’Ann Ray intitulé Mystères (1998). Le cartel reproduit un émouvant message que la photographe adresse à Damien Bachelot peu avant l’accrochage de l’exposition :
« La jeune femme était une des mannequins en vue des années 90, Olga Pantushenkova. Nous nous entendions bien, une jolie connexion. Elle était fragile, discrète. Et forte. Pleine de grâce. Elle me touchait. Elle était dans la “mode” sans y être. C’est la jeune femme qui m’intéressait. Lilian Bassman, Paolo Roversi, Karl Lagerfeld… Beaucoup l’ont photographiée.
Nous avons fait de portrait “Mystères” en 10 secondes, juste avant le défilé Galliano de 1998. Je voulais lui donner un beau portrait, à sa mesure. Ensuite, j’ai fait ce tirage “lith” pour la mettre hors du temps, hors tout, et parce que ce procédé complexe sublime les portraits. Il y en avait deux réussis […] je lui en ai donné un, l’autre est celui de ta collection cher Damien. Il n’en existe pas d’autre.
Je viens de découvrir qu’elle est décédée en 2019. ça me fait de la peine (44 ans…), en même temps… Nous lui rendons un bel hommage, à travers l’art de la photographie. Tout est bien. » Message d’Ann Ray à Damien Bachelot, juin 2023
On comprend devant la puissance de cette image que ce portrait ait été choisi pour la communication de l’exposition et pour la couverture du catalogue qui l’accompagne.
On mesure aussi tout la subtilité de la construction du parcours. Ce portrait fait écho aux danseurs étoiles de l’Opéra de Paris photographiés par Ann Ray qu’on a vus au début de l’exposition, juste après le Young Man de Paul Strand. On retrouve ce dernier en quatrième de couverture du catalogue comme un pendant au profil du mannequin…
Les nuances « bronze » du tirage « lith » d’Ann Ray s’accordent habilement avec les teintes sépia d’Un garçon Navajo de Carl Moon (1905), un magnifique tirage d’époque qui ouvre la première section de cette « Collection de portraits ».
Icônes de la photographie
Une première salle rassemble un peu plus d’une dizaine de tirages, chefs-d’œuvre de la collection Bachelot, dont le catalogue souligne que ces icônes sont :
« Toutes sont immédiatement reconnaissables. Toutes figurent dans des anthologies de la photographie. Elles sont des totems indispensables pour se repérer dans le flux gigantesque de la production photographique mondiale, des signatures pour leurs auteurs. »
Sur la gauche, s’enchainent Lella (1948) d’Edouard Boubat, des Funérailles japonaises (1965) d’Henri Cartier-Bresson, Mademoiselle Anita (1951) de Robert Doisneau qui voisine avec Claude le docker (1952) et le Travailleur endormi (1932) de Brassaï.
En face, le Jeune homme au canotier (1967) de Diane Arbus est encadré par un Autoportrait (vers 1950-1960) de Vivian Maier et un Camp de migrants en Californie (1935) de Dorothea Lange.
À droite, le double portrait d’un Soldat américain (Vietnam, novembre 1967) de Gilles Caron accompagne un émouvant Enfant palestinien (1958) de Dorothea Lange. Seul tirage couleur de cet ensemble, un des Masque de danse traditionnelle, photographié au Nicaragua en 1978 par Susan Meiselas.
La surprise parmi ces Icônes de la photographie est sans aucun doute la découverte du triptyque Laurent Lafolie (ili. 02 Capture, 2022). Environ 150 visages provenant des archives du photographe sont superposés dans d’étonnants tirages sur porcelaine émaillée qui ont demandé 30 à 40 cuissons à 1220°…
Avec cette œuvre, Laurent Lafolie a choisi comme lauréat du Prix du tirage Collection Florence & Damien Bachelot, décerné à la BNF en 2022.
L’importance du tirage dans leur collection a conduit le couple Bachelot à créer en 2020 un Prix du Tirage de collection pour « valoriser le travail d’un tireur ou d’une tireuse par une nomination » et « récompenser le travail de photographes particulièrement investi. e. s dans la mise en œuvre de leurs images, candidatures présentées seules ou en duo avec un tireur ou une tireuse ». Ce prix est organisé par le Collège international de photographie du Grand Paris (CIPGP), en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France (BNF) et la Société française de photographie (SFP).
Portraits d’artistes
Une petite salle sombre, souvent utilisée par le Musée Réattu pour des propositions spectaculaires, est présentée par les commissaires comme un écho aux « chambres de développement, lieu par excellence de la création et de l’expérimentation photographique »…
On y découvre des portraits d’artistes de Dennis Stock (Alfred Hitchcock, vers 1960 et Louis Armstrong, 1958) et de Keiichi Tahara (Joseph Beuys, 1980).
Six études annotées par Arnold Newman illustrent les interrogations du photographe avant d’arriver au portrait définitif du chef d’orchestre et pianiste Igor Stravinsky… Le cartel souligne que ces images montrent aussi « le goût des Bachelot pour les tirages uniques, sur lesquels la main du photographe est perceptible autant que son œil ».
En face, deux séries de cibachromes de Pierre Molinier qualifiées comme étant de « l’ordre de l’étude » montre le travail de ce photographe singulier connu par ses photomontages, mises en scène de son corps, autoportraits travestis qui expriment son culte du fétichisme, de l’androgynie et un certain goût de l’indécence.
Dans les années 1970, son travail n’a pas été sans influence sur les artistes du body art et des photographes comme Michel Journiac et peut-être Robert Mapplethorpe…
Histoire(s) de portraits
Cette section est sans doute la plus « faible » du parcours. Ne cherche-t-elle pas trop à en dire ? De plus, elle est desservie par un éclairage naturel qui, malgré les verres antireflet, multiplie ici et là des effets de miroir où se réfléchissent les petits bois des fenêtres et les lumières du Rhône ou du ciel… Des regroupements thématiques autour de la maternité, de l’enfance, de la jeunesse et de la famille structurent l’accrochage.
On retient une belle séquence qui débute avec Maryann et Jack-Jack extrait la série Outremonde de Laura Henno que l’on avait vue il y a quelques années à la Commanderie de Sainte-Luce pour les Rencontres. Ce grand tirage est accompagné par des Bohémiennes (1945) de Willy Ronis, par Dos maneas de vetirse (1955) de Bernice Kolko et par le superbe portrait d’Amalia et sa fille (1993) d’Adriana Lestido. Cet ensemble fait face à Bibi et Dani photographiés en 1922 par Jacques Henri Lartigue.
Bien qu’on l’ait vu plusieurs fois à Arles, on retrouve toujours avec émotion La main d’Antonio, de série Les Invisibles (2011) de Véronique Ellena. Elle voisine ici avec un grand tirage de Mohamed Bourouissa (R.I.P, 2011) malheureusement mal éclairé.
Dans cette séquence qui témoigne de l’engagement des Bachelot en direction des photographes contemporains, l’accrochage présente plusieurs images de Thomas Boivin dont quatre portraits de sa série République (2020).
Il faut un peu d’attention pour remarquer le dialogue à distance autour de leur fille de Thomas Klotz (Sans titre (Ève), 2018) et William Eugene Smith (Ma fille Juanita, 1953).
Parmi les Histoire(s) de portraits qui nous sont proposées, on trouve deux épreuves de James Barnor dans les rues d’Accra des années 1970, trois images de Joseph Koudelka sur la vie des Tziganes à la même époque en Europe de l’Est et un ensemble autour de « la jeunesse » d’Édouard Boubat, Ivo Saglietti, Jacques-Henri Lartigue et Saul Leiter…
Le portrait, entre photographie et peinture
La dernière section dans la Chapelle des chevaliers de l’ordre de Malte est particulièrement réussie. Andy Neyrotti évoque « un ultime retournement de situation : les photographies accrochées sur les murs en pierre nue de la nef convoquent l’univers de la peinture »…
Tout commence sur la tribune qui domine la chapelle avec un portrait de Pierre-Élie de Pibrac qui interroge les conséquences des illusions castristes sur les habitants dans les villages construits autour des centrales sucrières aujourd’hui désaffectées.
Le Pantin (2003) de Paul Pouvreau fonctionne, à lire le cartel, « comme un anti-portrait, presque comme une nature morte, où le corps s’incarne à travers l’accumulation des objets et où le visage est à reconstituer par le regardeur »…
Deux grandes compositions se font face. D’un côté, Nan Goldin montre le portrait terrifiant du jeune Leonardo et son grand-père dans le Palais Papadopoli à Venise. Dans cette série de 2010 (Hold Together With Water), Nan Goldin pose, selon Françoise Docquiert, « la question du personnage dans le tableau, dans le miroir, et celle du photographe ».
En vis à vis, Le bruit du monde (2010) de Louis Bachelot et Marjolaine Caron présente un de leurs « tableaux photographiques », mis en scène et retravaillés numériquement. Pour la commissaire de l’exposition, ce portrait de famille peut être vu comme le « pendant photographique des portraits classiques où le commanditaire se faisait représenter en se mettant en valeur ».
Dans la maison des Bachelot à Ville-d’Avray, l’image nous montre un double portrait : celui de trois jeunes gens de la famille Bachelot avec leurs chiens et celui de la famille Caron à laquelle ils sont liés. Cette dernière est représentée par le reflet de la mère du photojournaliste dans un miroir et par une photo encadrée de Gilles Caron, enfant. À l’extérieur, une scène invraisemblable représente les événements du 11 septembre 2001…
Dans la nef, Les Témoins (2016) de Luc Delahaye rassemble, sous la forme d’un polyptyque, 18 images extraites des 35 000 photogrammes du film qu’il a réalisées sur la toilette mortuaire de trois jeunes Palestiniens auteurs d’un attentat.
Le cartel rapporte ce commentaire du photographe :
« Cette composition n’était possible que par l’utilisation de fragments. Si j’avais choisi de montrer des visages, ce serait devenu un montage – car le visage est un tout et le propos eut été différent. Alors, dans le film, j’ai cherché les mains. Voilà aussi ce qui semble donner à la composition son caractère pictural : la main parle moins de son époque que le visage, sur notre visage s’inscrit la condition qui nous est fait. Puis j’ai joué avec les multiples possibilités offertes par ces mains. Il y avait de la gravité bien sûr dans les gestes de ceux qui étaient là, le sacrifice des martyrs était reçu par la communauté. Les correspondances avec la peinture religieuse étaient évidentes. »
À gauche de ce « retable », on découvre un magistral portrait de Danielle van Zadelhoff (Precious Silence, 2015), évocation de la peinture du Siècle d’or hollandais, du clair-obscur caravagesque et qui s’inspire du Portrait d’homme au turban de Jan van Eyck.
Avec Chère Annie, Flore propose un magnifique tirage pigmentaire sur papier japonais Gampi, marouflé sur feuille d’or 24 carats. Pour cette série « L’odeur de la nuit était celle du jasmin » (2020-2021), l’artiste est partie sur les traces d’une Indochine mythifiée, pour retrouver les lieux où ses grands-parents ont vécu… et sans doute ceux où Marguerite Duras, à la même époque, avait passé son adolescence qu’elle raconte dans L’Amant.
À droite des Témoins, l’exposition se termine avec XIII Pale blue eyes, II (portrait d’Alexander McQueen), un des cyanotypes de 1998 qu’Ann Rey avait exposés dans l’inoubliable « Les Inachevés – Lee McQueen » lors des Rencontres en 2018. Elle en parlait alors ainsi :
« Lee m’avait mise au défi : faire autant de versions possibles en “blue prints” – c’est ainsi qu’il nommait mes cyanotypes – à partir de ce portrait qu’il aimait. J’ai passé la journée et la nuit à faire ces cyanotypes, presque 30 au total. En variant tout, en essayant tout, “by the book” et différemment : les concentrations de produit, l’exposition, le contraste, le lavage, etc. Je suis arrivée le lendemain avec tout ça. Il était surpris, et amusé, et jubilait. Lee a choisi un cyanotype, qui a été imprimé en grand format sur Velin d’Arches. Je crois qu’il est resté 10 ans dans le studio McQueen. J’aime ces “portraits bleus” parce qu’ils symbolisent ces années de création, sans limites — la fin des années 90 à Londres —, où nous étions en ébullition permanente. Quand il était enfant, Lee McQueen était surnommé ainsi par sa mère : “Blue”, à cause de ses yeux clairs ».
Catalogue publié par le Musée Réattu et la Maison CF – Clémentine de la Frerronière.
Les deux essais sont signés par les commissaires Françoise Docquiert et Andy Neyrotti.
Excellentes reproductions des œuvres.
En savoir plus :
Sur le site du Musée Réattu
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