Jusqu’au 2 juin 2024, Aline Bouvy présente « Le prix du ticket », une des propositions les plus singulières et déstabilisantes de ce début d’année 2024.
On attendait avec une certaine curiosité de découvrir ce que réserverait « Le prix du ticket », mais aussi la manière avec laquelle Aline Bouvy se serait emparée du volume imposant et immaculé du Panorama…
Dans sa note d’intention, l’artiste luxembourgeoise qui vit à Bruxelles s’interrogeait sur cette « structure blanche déposée sur le bâtiment de la Friche la Belle de Mai » qui lui évoquait « les architectures des parcs d’attractions et parcs à thèmes ainsi que les constructions éphémères des grandes expositions internationales ». Dans son texte d’introduction pour la fiche de salle, Victorine Grataloup, co-curatrice de l’exposition, souligne que ces parcs d’attractions sont « les héritiers des traditionnelles fêtes foraines ainsi que des expositions universelles et coloniales (dont deux ont eu lieu à Marseille, en 1906 et 1922) nées du XIX° siècle ».
La grande boite du Panorama, posée en en porte-à-faux en 2013 sur les bâtiments industriels de l’ancienne Manufacture des Tabacs de la Belle de Mai en est pour Aline Bouvy un lointain parent :
« Son immense baie vitrée fonctionne comme un panoptique, le point de vue surélevé sur la ville confère un sentiment de grandeur et de puissance comme dans une tour de contrôle dans laquelle on devient l’observateur·rice distanciée d’un monde devant soi ».
Pour l’artiste, aux frayeurs provoquées à dessein par certaines attractions « se superpose une autre forme d’angoisse psychologique, celle d’un monde distordu dans l’interprétation de son histoire, suscitant la mélancolie générale d’un passé qui n’a jamais été ».
Aline Bouvy a donc conçu, spécifiquement pour ce lieu, « un environnement dans lequel l’angoisse serait provoquée par un excès de blanc (couleur de la boîte même, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur) reprenant les codes du “white cube” aussi bien que ceux des intérieurs chics minimalistes et chromophobes ».
L’exposition commence par une première partie que l’artiste définit comme le « vestibule ». Accrochés à des hameçons démesurés et suspendus par des cordes, un peu moins d’une dizaine de costumes représentent des crustacés, des mollusques et des poissons méditerranéens. Dans cette faune sous-marine fantomatique, on reconnaît une crevette, un homard, une moule, une baudroie, une raie, un saint-pierre, une rascasse, un merlan et une méduse…
L’ensemble évoque à la fois la salle des pendus, le vestiaire des mineurs, mais aussi comme le souligne Marie de Gaulejac, co-curatrice de l’exposition, « le pompon que les enfants tentent d’attraper dans les manèges ».
Aline Bouvy – Shrouds of grief, 2024. Tissus divers, mercerie, cintres en métal, corde synthétique – Le prix du ticket, à La Friche la Belle de Mai. Photo Aurélien Mole
Intitulé Shrouds of grief (Linceuls de chagrin), ces costumes ont été conçus et réalisés avec la collaboration Carmel Peritore qui a travaillé pendant 20 ans à l’opéra de La Monnaie à Bruxelles.
Ils attendent d’être endossés par les visiteur·euses qui le souhaitent…
Sur la gauche, Portal-Darkness calls your name barre toute la largeur du Panorama. Déguisé ou non, il faut franchir ce vaste portail en acier blanc à peine entrouvert pour commencer la visite.
Cette haute grille, ornée d’un œil et de larmes, dessine clairement le profil d’une lèvre. Sans doute, doit-on y voir une évocation des Luna Parks ou de certaines attractions foraines où l’on entre par la bouche. Victorine Grataloup laisse entendre que son titre (l’obscurité vous appelle) pourrait aussi sonner comme un mauvais présage…
On circule ensuite au travers d’un dédale de pilules, de gélules et de jetons immaculés qui jonchent le sol. Le titre de cette installation – Oh, won’t you lay down with me? (Oh, ne veux-tu pas t’allonger avec moi ?) – résonne comme une invitation peu équivoque…
Ces comprimés n’évoquent sans doute pas que de simples médicaments… Il faudrait être particulièrement naïf pour ne pas y voir aussi quelques allusions à des substances hallucinogènes…
Mais ici, impossible de distinguer la « pilule rouge » et la « pilule bleue » ! Comment répondre à la question de Morpheus : « Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au Pays des Merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre » ?
Dans cette situation ambiguë, il ne reste plus qu’à rejoindre en zigzaguant les trois sculptures qu’Aline Bouvy a installées dans le Panorama.
Au milieu du mur de droite, Omphaloskepsis est accroché un peu plus haut que les yeux des visiteur·euses, les obligeant à lever la tête ou à se mettre sur la pointe des pieds. Au centre d’un bugger évidé, on découvre la maquette d’un diner américain et son local poubelles. Cette sculpture reste assez mystérieuse…
Quelques inconditionnels de David Lynch y verront certainement un écho avec la scène du Winkie’s dans Mulholland Drive. Dans la fiche de salle, Marie de Gaulejac propose cette explication : « Cette microarchitecture énigmatique nous lie, tel le nombril dans la partie centrale de l’abdomen, aux implications politiques et sociales d’une fast food indissociable des parcs d’attractions. Par la différence d’échelle, l’artiste fait appel à l’inconscient voire aux limbes de l’industrie du divertissement ».
Pour Wikipédia, Omphaloskepsis « dérive des mots grecs anciens ὀμφᾰλός (omphalós, lit. “nombril”) et σκέψῐς (sképsis, lit. « vision, examen, spéculation ») ». Pour la version américaine de l’encyclopédie, « L’utilisation réelle de cette pratique comme aide à la contemplation des principes de base du cosmos et de la nature humaine se retrouve dans la pratique du yoga ou de l’hindouisme et parfois dans l’Église orthodoxe orientale »… La version française évoque ce nombrilisme comme une façon de penser égocentrique, mais ajoute que « c’est aussi une théorie qui fait référence à soi ou indirectement à soi (par exemple en la centrant sur le milieu social, culturel, ethnique, etc. auquel on se sent lié) en ne restant pas objectif »…
Aline Bouvy nous suggèrerait-elle qu’à travers ses expositions, le monde de l’art contemporain contemplerait son nombril ?
De l’autre côté du Panorama, Negative hallucination est à première vue moins hermétique. Devant sculpture couverte de miroirs, on pense immédiatement aux labyrinthes des palais des glaces qui font perdre orientations et repères dans les fêtes foraines… Les choses se brouillent un peu lorsqu’on entre dans cette cabine construite avec des miroirs sans tain. Une fois la porte refermée, on se retrouve dans la position de voyeur·euse qui peut à loisir observer ce qui se passe sans être vu. La présence d’une boite de mouchoir en papier accrochée au niveau du sol laisse dubitatif et peut conduire à de multiples et surprenantes interprétations.
Aline Bouvy – Negative hallucination, 2024. Acier inoxydable, verre trempé, film miroir sans tain – Le prix du ticket, à La Friche la Belle de Mai. Photo Aurélien Mole
Pour Thomas Conchou, co-curateur de l’exposition, Negative hallucination propose de « faire l’expérience du rôle endossé par le public dans les parcs d’attractions, tout aussi en représentation que les acteur·ices qui y travaillent : l’économie de l’attraction est aussi celle de la représentation »…
Devant la grande baie vitrée, Aline Bouvy a installé une imposante figure en polystyrène de trois mètres de haut. Le regard tourné vers l’horizon, son visage grotesque pourrait évoquer les entrées d’attractions foraines, mais il nous montre son arrière-train. En inversant les codes des Luna Parks, l’artiste nous invite donc à pénétrer entre les jambes de Krypt. Dans cette cavité, sans doute difficile d’accès aux crustacés, baudroies et autres raies, on entend Il Circo Oscuro, une pièce sonore commanditée par Aline Bouvy à Aldo Platteau. Elle est composée de soupirs, de chuchotements, d’onomatopées, de cris de jouissance et d’effroi interprétés par le chœur coryphée et le chœur lyrique du Conservatoire Pierre Barbizet – INSEAMM et enregistré au GMEM.
En revenant vers le « vestiaire », il faut prendre soin de ne pas écraser quelques comprimés ou trébucher sur quelques pilules blanches… Victorine Grataloup rappelle que cette première exposition personnelle dans une institution française d’Aline Bouvy a été conçue et produite par Triangle-Astérides avec le centre d’art de la Ferme du Buisson, où elle sera présentée à l’automne prochain. Avec un peu de malice, elle ajoute que la Ferme du Buisson est située à proximité de Disneyland Paris et que jusque dans les années 1960, elle appartenait à la famille Meunier. Ces célèbres chocolatiers auraient été, confie-t-elle, les inventeurs d’un enrobage pour les médicaments susceptibles de faire « passer la pilule »…
Aline Bouvy démontre une nouvelle fois son étonnante et singulière capacité à s’approprier les espaces comme on avait pu le constater en 2022 au MACS (Musée des Arts Contemporains du Grand-Hornu) avec « Cruising Bye ».
On reste un peu interloqué et désarçonné par cette exposition où elle entremêle avec une précision machiavélique, installations, sculptures, costumes, créations sonores, multipliant les collaborations avec les ateliers de l’opéra de La Monnaie à Bruxelles, le Conservatoire Pierre Barbizet et le centre national de création musicale de Marseille.
Si le sens de son projet est assez manifeste, Aline Bouvy paraît jouer avec délices sur les ambiguïtés sémantiques de nombreux éléments de son parc d’attractions qui évoquent « l’inquiétude suscitée par la prétendue neutralité d’un blanc presque trop blanc impliquant un certain ordonnancement du monde »…
Rappelant que The Price of the Ticket est aussi le nom d’un recueil d’essais de James Baldwin, évoquant les travaux universitaires de Judith Ezekiel sur le genre et la race, Victorine Grataloup revient ainsi sur le titre de l’exposition :
« Le prix du ticket, joue sur le double sens du mot prix : il s’agit tout à la fois de ce dont le public doit matériellement s’acquitter pour entrer dans un parc d’attractions, pour en franchir les grilles ; mais aussi sur un plan symbolique de ce qu’il en coûte, de ce que l’on doit sacrifier. Car la monochromie des œuvres invite elle aussi à un glissement de sens : de la blancheur à la blanchité, impliquant dans un cas comme dans l’autre une prétendue neutralité, un certain ordonnancement du monde – une cruelle fiction blanche ».
« Le prix du ticket » ne nous invite-t-il pas ainsi à réinterroger l’espace d’exposition, à reconsidérer le rôle qu’il joue depuis la galerie jusqu’aux foires internationales en passant par les institutions telles que la Friche ? Ne faudrait-il pas sortir de la bibliothèque les quatre essais de Brian O’Doherty ? Peut-être pourrait-on trouver quelques pistes de réflexion dans « Des grains de poussière sur la mer » et « Astèr Atèrla », les deux autres expositions actuellement présentées à la Friche ?
« Le prix du ticket » d’Aline Bouvy est une coproduction de la Friche la Belle de Mai avec le partenariat du Conservatoire Pierre Barbizet – INSEAMM et de KulturLux, Ministère de la Culture du Grand-Duché de Luxembourg. Thomas Conchou, Marie de Gaulejac et Victorine Grataloup en sont les curateur·rices.
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Aline Bouvy sur le site de la galerie Baronian à Bruxelles
À voir les interviews sur YouTube d’Aline Bouvy par le Centre Wallonie-Bruxelles, Paris et par KANAL-Centre Pompidou