Pour célébrer son trentième anniversaire, le [mac] invite Anita Molinero à investir les salles d’exposition temporaire du musée, fraîchement rénové, et à engager un dialogue avec certaines œuvres de sa collection. Sa présence s’impose comme une évidence : figure majeure de la sculpture contemporaine, Anita Molinero entretient depuis toujours un lien fort et singulier avec Marseille. Ancienne étudiante à l’École supérieure des Beaux-Arts de Luminy dans les années 1970, elle y enseigne de 1999 à 2014, marquant de son empreinte de nombreux artistes ayant vécu à Marseille durant cette période.
En 2000, alors qu’elle réside dans le quartier de la Belle de Mai, un groupe de jeunes met le feu à des poubelles lors d’une manifestation. De cette scène naît un réel « choc esthétique » : le couvercle de poubelle, façonné « par les humeurs et les colères de la rue », devient pour elle une source d’inspiration majeure.
Malgré son influence et sa relation particulière avec Marseille, Anita Molinero n’a jamais bénéficié d’une grande exposition personnelle dans la ville, à l’exception de cinq œuvres – toutes disparues, sauf une – présentées aux Ateliers d’artistes de Marseille au printemps 2005, et d’une invitation par Patrick Raynaud à #7 clous en 2018. Il était donc plus que temps que les musées de Marseille rendent hommage à cette artiste exceptionnelle en lui accordant enfin la place qu’elle mérite !
Qualifier la sculpture de Molinero est un impossible défi. Pour éviter de paraphraser les propos des critiques et commissaires, on citera ces quelques lignes de Xavier Douroux, rédigées en 2014 à l’occasion d’une exposition au Consortium à Dijon : « L’œuvre d’Anita Molinero est un “cataclysme” lié aux moments de sa production. Les objets, les matières ou matériaux, dont elle use, échappent au principe d’identité de la cause et de l’effet. On serait plutôt là en présence d’une manifestation de la théorie des catastrophes… Si aujourd’hui, encore plus qu’hier, elle participe intelligemment de la scène de l’art, c’est qu’elle maîtrise ce que Julius Mayer, pourtant inventeur de la thermodynamique, découvre presque a contrario, dans un article publié en 1878, deux ans avant sa mort… à savoir, l’importance des phénomènes de déclenchement. Que nous dit le “renégat” Mayer : la vie n’est pas explicable par un jeu de forces mécaniques, pas plus qu’elle n’est animée par un effort de conservation, elle cherche au contraire l’extension, voire l’explosion, parfois à ses propres dépens. Et c’est bien cette mise en danger que cette artiste, chez qui la singularité est le moyen de participer au concert commun de ses contemporains, s’emploie à rejouer dans chacune de ses pièces ».
On ajoutera ces propos d’Anita Molinero reproduits par la Galerie Christophe Gaillard qui la représente : « C’est par élimination que j’ai fini par appeler ce que je fais sculpture. Il n’y avait pas d’autre choix. Je ne voulais pas l’appeler “art” ou “installation”. Je trouve génial que Boris Groys ait dit dans son livre “Le Post-scriptum communiste” que l’art qui ressemble à de l’art ne peut pas être de l’art. Pour moi, tout l’art du commentaire dans lequel nous sommes en ce moment m’ennuie. Beaucoup d’artistes ne font qu’interpréter et revisiter avec de petites nuances. C’est de l’art qui ressemble à de l’art, et comme c’était de l’art à un moment donné, ça ne peut que s’en éloigner. Quelle est donc la partie non artistique de ce que je fais ? Pour les poubelles par exemple, les gens me disent qu’elles ressemblent trop à des poubelles. Non. Ce sont des poubelles, elles ne peuvent que ressembler à ce qu’elles sont, c’est ma garantie. Je veux qu’elles soient reconnues, c’est significatif de quelque chose qui est une poubelle et non de l’art.
Et c’est en regardant des films de science-fiction comme Terminator que j’ai vu la sculpture que je faisais. (…) C’est du morphing fait à la maison ! En faisant les poubelles, j’ai pensé aux Aliens. Pour moi, la science-fiction se situe dans les poubelles, c’est une science-fiction organique, pas technologique. »
« Plastic Butcher » emprunte son titre à une œuvre issue de la série des Yodock, exposée dans le jardin du musée comme véritable un manifeste sculptural. Sous le commissariat de Stéphanie Airaud, assistée de Camille Gouget, l’exposition réunit une cinquantaine d’œuvres couvrant une période allant de 1998 à 2024.
Plutôt que de suivre une approche rétrospective ou thématique qui proposerait un regard analytique sur le travail de la sculptrice, « Plastic Butcher » a été imaginé comme une exposition-manifeste « où l’on découvre sans détours l’humour, les jubilations, les colères, les verbes et les silences d’Anita Molinero ».
Malgré les contraintes architecturales du bâtiment, le parcours d’exposition ne suit aucun ordre logique ou imposé. Les visiteurs et visiteuses sont libres de déambuler à leur guise, de revenir en arrière, de redécouvrir les sculptures sous différents angles et de tisser leurs propres liens visuels et narratifs entre les œuvres.
Pour enrichir l’expérience, des cartels spécialement conçus pour le jeune public accompagnent des QR codes renvoyant vers le catalogue raisonné numérique de l’artiste. Consultable en ligne et dans l’espace de médiation au cœur de l’exposition, il constitue une ressource exceptionnelle. Initié par Camille Gouget avec l’accord d’Anita Molinero, il regroupe une documentation riche et détaillée retraçant plus de 40 ans de création artistique.
À l’accueil, on peut également trouver un livret de visite qui documente une dizaine d’œuvres et la bande dessinée Sur le pouce qui raconte par l’entremise de Louloute toute l’admiration et le respect d’Anita Molinero envers César…
Au-delà des trois travées dédiées à « Plastic Butcher », Anita Molinero a sélectionné avec humour et malice quelques œuvres pour les mettre en dialogue avec celles de Martial Raysse, Robert Rauschenberg, Robert Filliou, César, Bob Wilson et Gaetano Pesce.
La récente installation d’une des Lemurenköpfe de Franz West n’est sans doute pas fortuite : peut-être un clin d’œil à la sculptrice, ou même une suggestion de sa part…
Au ciné[mac], il ne faut pas manquer la projection de la version 2D du film Extrudia réalisé à l’occasion de l’exposition au Musée d’Art Moderne de Paris en 2022. Ce film propose une réflexion magistrale sur « ce que deviennent les œuvres après leur présentation dans les musées et centres d’art ». C’est aussi une évocation humoristique et ironique sur la place du cinéma – en particulier de la science-fiction – dans le travail d’Anita Molinero.
S’il est difficile de trouver un qualificatif pour cette puissante et indispensable exposition, une chose est certaine : Plastic Butcher est une réussite exceptionnelle…
Cette expérience, à la fois jubilatoire et parfois dérangeante, témoigne de l’énergie créative d’Anita Molinero et de son aptitude à faire résonner le bruit sourd de notre époque dans la matière plastique qu’elle traite avec rudesse. À voir et à revoir jusqu’au 30 mars 2025 !
Le texte d’introduction des commissaires est présenté ci-dessous. Les lignes qui suivent rendent compte d’une visite qui aurait sans doute pu être différente… Celles et ceux qui n’ont pas encore vu « Plastic Butcher » et qui ont l’intention de passer au [mac] pourront éviter cette lecture avant leur visite…
En savoir plus :
Sur le site du [mac]
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Sur le Catalogue raisonné numérique d’Anita Molinero
Anita Molinero sur documentsdartistes.org
Anita Molinero sur le site de la Galerie Christophe Gaillard
Anita Molinero – « Plastic Butcher » au [mac] – Regards sur l’exposition
Dans l’allée qui conduit au hall d’accueil du [mac], il faut un peu d’attention pour remarquer sur la gauche, à proximité du moulage en bronze d’une expansion de César, une des 20 cabines téléphoniques Rendez-vous exposées pour la première fois à la Biennale du Havre, en 2008. La Cabine Rendez-vous ! n° 6 (Le Consortium) installée ici, est occupée par la forme larvaire noire d’un alien en mutation, issue d’un container à poubelles « fondu, liquéfié, léché, troué par l’effet du chalumeau ». À l’occasion d’une exposition à la Galerie Christophe Gaillard en 2023, Géraldine Gourbe a produit un texte à propos de ces cabines qui impose une lecture.
Un peu plus loin, on découvre Plastic Butcher, l’œuvre qui donne son titre à l’exposition. L’installation est composée de 6 barrières Yodock. Ces séparateurs de voies routières en plastique avaient fasciné Molinero lors d’un séjour new-yorkais où elle avait présenté une première version de ces plots de circulations fondus en 2016.
Au cœur des branches charpentières du platane qui traversent l’ombrière à l’entrée du musée, Anita Molinero a installé Onduline, une œuvre spécialement conçue pour l’exposition. Elle dérive de la série des Ondulox, construites à partir de panneaux de polycarbonate transparent. À la manière des sacs en plastique qui ont longtemps décoré les arbres à l’issue du marché de la Plaine, ces plaques d’onduline forment un nid qui renferment divers objets et emballages. Parmi ces derniers, une boîte d’aliments pour chien est adroitement placée pour être remarquée…
Anita Molinero – Onduline, 2024. Plaques de polycarbonate (objets divers). Courtesy de l’artiste. Production [mac] musée d’art contemporain – Ville de Marseille – Plastic Butcher au [mac], Marseille
On en comprendra la raison à la lecture de « Sur le pouce », la bande dessinée produite spécialement pour l’exposition dans laquelle Anita Molinero imagine une conversation hilarante et « vulgaire » au paradis entre Louloute et César…
Le hall du [mac] est occupé par Sans titre (2005), une imposante œuvre composée de vingt-deux poubelles rouges déformées par chaleur. Suspendues, elles forment une pyramide inversée éclairée depuis le sol. La lumière changeante du jour joue de manière fascinante avec les étirements et les excroissances du plastique en multipliant les nuances variant de l’écarlate au groseille en passant par le grenat, le pourpre, l’incarnat ou l’amarante…
Anita Molinero – Sans titre, 2005. Suspension de vingt-deux poubelles rouges en PVC, déformées par chaleur, pour former une pyramide inversée avec des excroissances, éclairée par le bas. Env. 375 x 360 x 400 cm. Collection Fond National Art Contemporain, en dépôt au Musée d’art contemporain de Marseille – Plastic Butcher au [mac], Marseille
Présentée en 2005 aux Ateliers de la Ville de Marseille, cette sculpture avait particulièrement attiré l’attention en 2006 à l’église Sainte-Anne pour Chauffe, Marcel !, une importante et inoubliable manifestation dans une vingtaine de lieux à Montpellier et sur l’ensemble du territoire régional, autour de Marcel Duchamp…
Acquise par le Centre national des arts plastiques (Cnap) et mise en dépôt au [mac], c’est aujourd’hui la seule œuvre d’Anita Molinero dans les collections des musées de Marseille…
Dans les espaces d’exposition du [mac], l’accrochage débute comme une évidence avec Sans titre (2000), la première poubelle d’Anita Molinero, récupérée dans le quartier de la Belle de Mai où elle habitait en 2000.
Anita Molinero – Sans titre, 2000. Plastique (polypropylène). Musée d’Art Moderne, Paris, France – Plastic Butcher au [mac], Marseille
Dans une interview réalisée à l’occasion de son exposition au Musée d’Art Moderne de Paris en 2022, elle raconte : « À ce moment-là je récupérais, je faisais des petites sculptures évoquant la précarité, la fragilité, enfin bref, tout ce cortège de valeurs, et naturellement je me suis intéressée au contenant. Donc à la poubelle elle-même. Naturellement, car j’ai déplacé mon centre d’intérêt conceptuel de l’individu au collectif, et donc la poubelle et tous les équipements urbains que j’ai traités par la suite, sont des équipements collectifs. Cette poubelle qui est au musée (Sans titre, 2000) – qui est en fait un bas-relief -, celle-là était déjà faite. Ce n’était pas un ready-made, elle avait été façonnée par les humeurs et les colères de la rue. Tout ce style ornemental que l’on voit a été fait par des racailles qui y ont foutu le feu. J’ai trouvé ça magnifique. Je récupérerai le terme de « style » comme il est employé par les jeunes. Elle a encore du style. C’est aussi un style ornemental presque des années 1930. Je l’ai déboulonnée, je l’ai récupérée, et j’y ai ajouté ce trou central, qui est un trou extrêmement expressionniste et qui est presque la représentation de la colère, du cri. Cette sculpture a éveillé en moi le sentiment qu’il fallait quelque chose d’incontrôlé, ou qu’une part d’invisible pouvait façonner le travail. »
Avec les trois œuvres suivantes, les deux commissaires semblent rebondir sur une conversation entre Anita Molinero et Olivia Gaultier-Jeanroy reproduite dans le catalogue de « Extrudia » au Musée d’Art Moderne de Paris en 2022. Les deux femmes échangent à partir d’un inépuisable débat sur les mérites respectifs de la peinture et de la sculpture qui a commencé pendant la Renaissance italienne…
Pour Molinero, « le principe de réalité est souvent plus fort et distingue les peintres et les sculpteurs. Déjà, je ne vais jamais dans un magasin spécialisé pour l’art. Je passe mon temps dans les magasins de bricolage, dans la rue ou dans les décharges. Quand je vais chez Rougier & Plé, c’est pour acheter des choses pour mes petits-enfants ! Il y a une vraie distinction ; nos itinéraires ne sont pas identiques. La peinture te donne un itinéraire spécifique : tu es obligée d’être dans la représentation du monde, même si c’est une forme abstraite. Tandis que j’ai l’impression que, pour la sculpture, il y a une fulgurance artistique à la fin, mais tout le reste passe par un itinéraire ordinaire du (mauvais) bricoleur. Les sculpteurs ont beaucoup de petits obstacles que les peintres n’ont pas. Chercher les fers à béton, le polystyrène… »
Une petite sculpture murale de 2014 – Sans titre (Les petits bétons de la Petite Ceinture) – paraît avoir été choisie pour illustrer ce propos…
Anita Molinero – Sans titre (Les petits bétons de la Petite Ceinture), 2014. Béton, fer à béton, polystyrène extrudé. 60 x 30 x 50 cm – Plastic Butcher au [mac], Marseille
Elle est réalisée à partir d’un morceau de traverse en béton récupérée sur l’ancienne voie ferrée de la Petite Ceinture, à deux pas de l’atelier d’Antita Molinero dans le 20e arrondissement de Paris. Sur les fers à béton qui en émergent, elle a embroché un bout de polystyrène dont les deux faces sont peintes des enfants d’une école maternelle…
En écho, on découvre en vis-à-vis une seconde œuvre murale de 2018. Elle appartient à la série des « croûûûtes criardes » dont le titre évoque la croûte terrestre, une mauvaise peinture, mais aussi le bruit que fait le médium (polypropylène extrudé) quand on le touche ou quand il brûle… Ces « croûûûtes » apparaissent dès 2002 sous la forme de murs, de sols ou d’énormes blocs avant de devenir autonomes et « tableaux »… Une citation de l’artiste, reproduite dans le catalogue raisonné, précise : « (…) C’est [fait] au chalumeau, parfois avec un petit coup de décapeur pour unifier. Il y a peut-être de l’acétone en plus. Je balance l’acétone et puis je rince. Il y a plusieurs outils de fonte pour créer différentes formes ». Dans sa conversation avec Olivia Gaultier-Jeanroy, Anita Molinero ajoute : « Je voulais faire un bas-relief ironique sur la peinture. C’est pour ça que je les ai appelées “croûûûtes criardes”, parce que je voulais que ça contienne l’expressionnisme de la matière ; et après je les ai customisées pour les rendre un peu jolies »…
Entre ces deux pièces murales, les commissaires ont installé Le Filet, une œuvre produite en 2003 pour une exposition au Grand Café à Saint-Nazaire. Le communiqué de presse précisait qu’elle était alors « suspendue au plafond et composée de filets de pêche au travers desquels dégoulinaient des containers-poubelles en plastique fondus ». Pour « Plastic Butcher », elle est accrochée verticalement sur trois cadres en bois à la manière d’un paravent qui rappelle les filets en train de sécher dans les ports de Méditerranée. On peut aussi penser à certaines installations historiques de toiles libres à l’époque de Supports/Surfaces dont le [mac] conserve et expose quelques œuvres majeures. Certains ne manqueront pas de faire quelques rapprochements avec les châssis de la Cabane éclatée de Buren.
Le livret d’accompagnement à la visite évoque à juste titre Le Filet ainsi : « Paysage suspendu, écorchés vifs, ces formes sont des embrayeurs de récits, ici subaquatiques, souterrains, volcaniques peut-être, mais toujours sous-tendus par la vision d’une société post-industrielle ou post-Tchernobyl, comme aime à le souligner l’artiste ».
Balise ! (2019) tel un totem phallique trône au fond de cette première travée. Comment ne pas voir une bite posée sur sa paire de couilles dans cette bouée maritime déshabillée et repeinte en rose !
Toute autour s’égaille une famille de sacs de ciment (Simen se la coule douce, 2021) qui paraissent profiter de la plage, ignorant, se moquant ou protégeant cette grande bouée solitaire…
Anita Molinero – Simen se la coule douce, 2021. Série composée de 12 œuvres. Sac de ciment, béton et peinture acrylique – Plastic Butcher au [mac], Marseille
Le cul-de-sac de la travée suivante propose une mise en scène assez similaire. Ici c’est une version de Sans titre (L’irremplaçable expérience de l’explosion de Smobby) (2011-2024) qui est installée en majesté, telle une icône du Christ en gloire.
La cabane en plastique et ses pots d’échappement sont flanqués à droite par un Fond de cuve de 2014 et à gauche par Handy (2009), un fauteuil roulant couvert de plaques d’inox qui ressemble diablement à celui avec lequel Anita Molinero entre en scène dans le film Extrudia qu’il faut impérativement voir au ciné[mac]…
Le catalogue raisonné de l’artiste rapporte ce propos de l’artiste à propos de L’irremplaçable expérience de l’explosion de Smobby, extrait de cette vidéo publiée en 2011 : « En revenant de la Biennale de Venise, je m’arrête sur l’autoroute pour boire un coup et sur le parking il y avait des maisons pour enfants. Et là, je me suis dit : « C’est génial. J’ai là un objet 1 : 1. » C’est un objet industriel, très froid, très irréel, avec aucune texture, aucune épaisseur. Un objet pour les enfants, à qui on fournit de l’imaginaire bon marché. J’ai donc envie de travailler avec. Je regarde, Smoby en produit. En même temps, je me dis c’est un objet qui est en plastique, un objet qui est le monde présent et futur qu’on offre à nos enfants. C’est-à-dire cette fameuse énergie qui va disparaître et que l’on préserve le plus longtemps possible dans une imagerie enfantine qui est une projection purement stupide et niaise des parents sur les enfants et qui, à mon avis, forme des psychopathes [rires]. J’ai alors commencé à travailler avec ces objets et, quand j’ai commencé à les déformer, tout en pensant évidemment à cette industrie stupide, à cet imaginaire floué, à cette projection sur l’enfant, à la fois innocent avec un objet inoffensif, je me suis dit que peut-être, je matérialisais leurs cauchemars. Soit qu’ils en aient avec ces maisons, soit que je leur donne l’opportunité de laisser aller leur sentiment perfide. L’école de la vie. [rires] Mais, en premier lieu,c’est cette imagerie industrielle qui m’a attiré, ce n’est pas du tout le lien à l’enfance en tant que tel. J’ai beaucoup aimé des artistes comme Mike Kelley qui se réfèrent au mauvais enfant qu’ils ont été. Quelqu’un est venu me voir en me demandant si je m’intéressais aux enfants. J’ai répondu que non, que je m’intéressais à la vision innocente, un peu enfantine, que transposent les parents sur les enfants et la vision que les industriels transposent à travers les parents. »
Devant ce « chœur », après la « croisée du transept », un podium installé au centre de la « nef » présente le défilé de « montres » qui rappelle celui des Freaks shows… Il est conduit par Borne de chantier à deux mandibules (2007) et s’achève par l’envolée du voile en polypropylène d’une œuvre sans titre et sans date…
Parmi ces freaks, on croit identifier une des « rocailles » en polystyrène extrudé qui occupait le patio de art-cade galerie des grands bains-douches de la Plaine dans « Identité de Genre 22+1 » pour le 7e Printemps de l’art contemporain en 2015. Le lance-flamme d’Anita Molinero avait alors « habillé » un des murs de la Friche pour le Zénith de « FOMO » avec un paysage de polystyrène spectaculaire et fascinant.
Sans titre (Oyonnax) de 2021 évoque naturellement les séparateurs de voies routières travaillés à la sortie du moule avec un compresseur d’air, gonflant certaines parties et en déformant d’autres… Plusieurs de ces pièces dialoguaient à la rentrée 2020 avec les fragiles et délicates sculptures d’Arnaud Vasseux et le Dead Park démembré de Samir Laghouati-Rashwan dans « Hijack City » à la galerie de la Scep…
Au milieu de ce cortège, on reconnaît les deux chaises (Sans titre, 1998) dont la photographie est utilisée comme visuel de l’exposition…
À l’entrée de cette « nef », telle une volée de cloches, les pots de fleurs en plastique thermo-déformés, suspendus par une corde, semblent annoncer un prêche étrange et mystérieux… probablement enflammé ou incendiaire.
Au cœur de l’exposition, l’espace de médiation et de documentation s’organise entre trois barrières Yodock qui n’ont sans doute pas trouvé leur place à l’extérieur et des éléments métalliques de carrosserie automobile compressés par César (coque Vallelunga n°2, 1986).
La troisième travée débute avec douze plaques en béton – Série des bétons (T3 la Villette), 2013 – réalisées pendant la conception de la station T3 Porte de la Villette à Paris, en 2013. L’ensemble est accompagné par une vue nocturne d’un des neuf abris de la station.
Anita Molinero a imaginé l’ensemble de la station de tram et de bus « Porte de la Villette, Cité des Sciences et de l’Industrie » en utilisant le béton comme élément de son projet, en référence à l’immeuble qui domine le site.
« La matérialité rugueuse, les textures, les ornements viennent de l’asphalte, du ciel des déplacements de ce qui la traverse : personnes, véhicules et pigeons », écrit-elle, avant d’ajouter : « J’ai imaginé chaque abri comme un petit théâtre de l’attente à travers les trajectoires scénarisées, des empreintes d’oiseaux dans les parois, les rosaces de feux lumineux, les pâtes d’oiseaux installés en “cariatides”, les pneus moulés sortant des parois ».
Cachés derrière une courte cimaise, deux fauteuils roulants de la série Sans titre (El cochecito) de 2009 sont coincés dans un parking à vélo…
Cette série de chaises roulantes a été réalisée en pensant à un personnage du film La petite voiture (El Cochecito, 1960) de Marco Ferreri. Dans cette comédie féroce sur la vieillesse et la famille, un octogénaire vit chez ses enfants dans un fauteuil roulant. Son seul ami, un invalide, possède une petite voiture de handicapé motorisée. Il décide que lui aussi aura le même genre de véhicule et d’être libre d’aller où il veut…
À propos de ces fauteuils roulants immobilisés et dont l’assise et le dossier ont été remplacés par des plaques de métal déformées, le livret de visite rapporte ce curieux propos de l’artiste en 2009 dans la revue Particules : « Ils nous sidèrent et nous obligent à nous fixer. Ils s’opposent à la fluidité, à la rapidité. Par rapport à l’unité de la sculpture, leurs mesures ergonomiques sont justes. Et puis la vieillesse, c’est probablement le prochain âge créatif et obscène ».
Sur la droite, une étrange colonne parallélépipédique interpelle. À première vue, on ne perçoit pas qu’elle est la matière bleutée et feuilletée à laquelle s’est attaquée Anita Molinéro…
Il faut aller lire le cartel destiné au jeune public pour comprendre que cette colonne est composée de 36 000 plaques d’emballage de poire en polystyrène alvéolé.
Anita Molinero – Isapsurinfia, 2007. Assemblage de plaques d’emballages alvéolées en polypropylène (36000 plaques de polypropylène alvéolé). 350 x 150 x 110 cm (environ) – Plastic Butcher au [mac], Marseille
Récupérés sur les marchés, ces plateaux ont été assemblés avant de subir les caresses conjuguées du chalumeau et de la perceuse. On apprend également que le titre de l’œuvre (Isapsurinfia, 2007) est le collage superposé de Isap et Infia, les noms de deux entreprises d’emballage…
C’est dans la présentation des collections du [mac] que l’on voit réellement l’architecture de Isapsurinfia. Un morceau de cette œuvre y entretient un curieux échange avec cinq des pièces en verre massif travaillé à chaud à la canne imaginées par Bob Wilson au Cirva (Concept 7, 1994/2004).
À gauche, une étagère Kallax vient enfin embellir et aménager un des murs du [mac]… L’institution était sans une des rares a ne pas être dotée de cet indispensable meuble de rangement. Pour l’exposition, Anita Molinéro a donc remédié à ce manque en accrochant un module de cette célèbre série. Elle y présente quatre de ses « sculptures de cheminée un peu venimeuses » construites à partir d’éléments trouvés dans la rue.
Un peu plus loin, on découvre un ensemble de trois émouvantes sculptures présentées au printemps 2023 dans « Les Larmes de Louise » à la Galerie Christophe Gaillard. C’est un hommage évident à Louise Bourgeois et à ses célèbres « araignées » qui – à lire le texte du galeriste – « jouent chez Anita Molinero le rôle de figures tutélaires et avec lesquelles l’artiste a noué un rapport affectif fort ».
La Louise (2022) assemble autour d’un morceau de béton trouvé dans la rue, cinq pots d’échappement qui forment les pattes de l’animal. En approchant de son corps, on aperçoit des larmes de bronze doré qui coulent de ses yeux creux…
Si la Maman de Louise Bourgeois porte sous son abdomen un sac contenant vingt-six œufs, on ne lui connaît pas d’enfant. On sait que la maternité a été un sujet compliqué pour la sculptrice comme en témoignent entre autres des multiples dessins et aquarelles et le célèbre The reticent child…
Anita Molinero choisit de donner à La Louise deux petites Ouisette…
À gauche de ce groupe, deux étagères présentent de curieuses et dérangeantes sculptures. La première (Sans titre, 2022) montre des prothèses mammaires contraintes par un énigmatique assemblage métallique. La seconde (Sans titre, 2017) est beaucoup plus insaisissable. Les tissus en polypropylène comprimés par le métal peuvent évoquer de la matière cérébrale comme des fragments d’intestins…
Anita Molinero – Sans titre, 2022. Prothèses mammaires, métal. 14 x 27 x 13 cm et Sans titre, 2017. Polypropylène, métal. 55 x 30 x 30 cm – Plastic Butcher au [mac], Marseille
Oréo (2014) semble garder le passage entre la deuxième et la troisième travée du [mac]. C’est une des citernes en polypropylène qui avaient été présentées en 2014 au Consortium par Xavier Duroux dans une exposition éponyme…
Anita Molinero – Oréo, 2014. Citerne en polypropylène, acier galvanisé. 150 x 180 x 170 cm. – Plastic Butcher au [mac], Marseille
« Plastic Butcher » se termine avec Le Soufflet (2021), une imposante pièce produite pour l’exposition au Musée d’Art Moderne de Paris en 2022. Au centre de ce soufflet de bus parisien, Anita Molinero a installé des petits « Bétons de la petite ceinture » bruts et quelques sacs de la série « Siment se la coule douce ».
Le catalogue raisonné rapporte cette citation de l’artiste : « La première fois que j’ai pensé aux soufflets, c’est quand je suis allée visiter ce qu’on appelait à ce moment-là “le cimetière” de la RATP. Ça a été incroyable. […] C’était en 2012, quand j’ai fait l’arrêt de tramway, donc il m’a fallu presque dix ans pour le réaliser, ce qui m’arrive souvent. Il y a beaucoup de projets que je n’ai jamais pu faire, souvent parce que je n’ai pas accès aux choses, notamment dans le milieu de l’industrie. J’ai trouvé que cette forme [du soufflet] était magnifique. Je me disais que c’était un vaisseau spatial, comme dans le cinéma. […]. J’ai commencé à l’associer avec les petits bétons de la petite ceinture, que je vais souder pour qu’ils montent vers le ciel. Si j’avais eu deux soufflets, j’aurais voulu faire comme une capote de berceau, et suspendre des objets tristes à l’intérieur, comme un mobile. Mais finalement ça prend une forme d’éventail. Et je lui laisse toute sa saleté : là, des traces noires où l’on se demande ce qui s’est passé, et là, c’est un peu rouillé au niveau du métal. Pour le sol, je ne vais rien faire pour ne pas complètement la fermer. Il vaut mieux que ce soit dans notre espace pour que ça nous concerne quand on se promène. L’art, il faut qu’on le voie, mais pas forcément qu’on le regarde. Tu commences à regarder quand tu as vu. J’ai toujours dit à mes étudiants : “Il faut d’abord voir, et après, peut-être, vous regarderez” ».
Dans les collections du [mac], Anita Molinero a choisi d’intervenir avec discrétion avec quelques dialogues où l’humour et l’ironie s’ajoutent à un regard respectueux envers quelques artistes qui ont sans doute marqué les débuts de son parcours.
Le face à face entre son Tutu charnu (2017), assemblage de fleurs de douche en plastique et de bronze et le Bird of Paradise (1960) de Martial Raysse est assez éloquent. Son titre évoque La Petite Danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas, créée vers 1880 qui avait été jugée provocante et méprisante par la critique…
Anita Molinero – Tutu charnu, 2017. Fleur de douche, plastique, bronze. 20 x 20 x 12 cm. et Martial Raysse – Bird of Paradise, 1960. Eléments en matière plastique récupérés, métal. – Plastic Butcher au [mac], Marseille
À son propos, Paul Bernard écrivait dans un texte pour l’exposition « Assis, debout, couché » au MAMCO de Genève en 2021 : « (…) il n’est pas question pour l’artiste de transfigurer le misérable, ni de rejouer, comme dans un mauvais feuilleton, l’éternelle réconciliation de l’art et la vie. Il s’agit davantage d’aller fouiller dans un angle mort esthétique pour en ramener des monceaux du réel les plus crus, mais aussi les plus familiers. C’est en effet la force de cette sculpture assemblagiste que de s’établir dans un no man’s land entre fiction figurative et “readymade”. Il faut, pour bien le comprendre, entendre l’artiste s’émerveiller de la Petite danseuse de quatorze ans de Degas, tout autant de son air vicieux que du tutu en tulle et du bustier en soie revêtu par la statue en bronze ».
En 2009, dans un numéro de Particules déjà cité, Anita Molinero confiait à Alain Berland et Valérie Da Costa : « J’ai appris avec Duchamp, mais j’ai compris avec Degas (la danseuse) qui tout de même habille un bronze excrémenteux d’un jupon de tulle »…
Un peu plus loin, Anita Molinero a installé Souillu 1 & 2 (2017), deux versions d’une même forme. La première est un fond de cuve récupéré dans une usine de fabrication d’objets en plastique qui aurait normalement dû rejoindre le conteneur à déchets. La seconde est une fonte en bronze réalisée à partir du moulage de la première. Le bronze a été produit par la Fonderie Susse, célèbre atelier parisien qui a travaillé et qui travaille avec de nombreux sculpteurs de Giacometti à Elsa Sahal en passant par Germaine Richier.
Cette œuvre qu’elle signe – ce qu’elle ne fait jamais – est une provocation sarcastique et moqueuse. Si le bronze fait plus sérieux que le plastique, alors elle aussi peut être une « véritable artiste » !!!
La place choisie pour Souillu 1 & 2 (2017) est mûrement réfléchie. Son socle est entouré par Tinguely et Arman et bien entendu par César. Les deux sculptures voisinent également avec le Daily Miracle — Daily Void (1983) de Robert Filliou avec lequel elles partagent beaucoup plus qu’il n’y paraît au premier regard.
On ne reviendra pas sur l’étrange rapprochement entre un morceau d’Isapsurinfia avec cinq des pièces en verre massif de Bob Wilson au Cirva (Concept 7, 1994/2004).
Après avoir contourné le Kleine Lemure (2001) de Franz West et le Le petit ange rouge de Jamees Lee Byars, il faut rejoindre la petite salle occupée par les œuvres magiques réalisées au Cirva par Arnaud Vasseux et Jana Sterbak pour découvrir un succulent et inattendu dialogue entre Anita Molinero et Gaetano Pesce. Son Koons chez les marchands de sommeil (2015) paraît faire la bamboche avec trois Vases panse imaginés entre 1994 et 1996 par le designer italien.