Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Samir Laghouati-Rashwan, Anita Molinero et Arnaud Vasseux


Jusqu’au 23 octobre 2021, la galerie de la Scep présente « Hijack City » une passionnante exposition qui rassemble Samir Laghouati-Rashwan, Anita Molinero et Arnaud Vasseux, trois artistes de trois générations qui ont chacun une approche singulière de la sculpture.

Le titre choisi pour cette rencontre est assez sans équivoque. On l’aura compris, l’idée de détournement est au cœur du projet artistique à laquelle il faut ajouter un regard sur l’histoire de la sculpture contemporaine et de ses techniques. Diego Bustamante, directeur de la galerie et commissaire de l’exposition est assez explicite dans son texte d’intention (lire ci-dessous) qui se termine ainsi :

« L’exposition convoque une histoire vivante de la sculpture en invitant trois générations différentes d’artistes, produisant un paysage contemporain de l’objet détourné ».

A priori, la réunion de ces trois artistes aux personnalités et aux univers marqués pouvait surprendre et même laisser quelque peu perplexe… Dès que l’on pénètre dans la galerie, ces incertitudes se dissipent immédiatement.

Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

« Hijack City » réussit magistralement à construire un équilibre étonnant entre les sculptures de ces trois artistes. Mais la mise en espace va bien au-delà et elle joue habilement avec la nature même de certaines pièces. L’exposition suggère de nombreux échanges entre les œuvres grâce à une très subtile mise en scène qui sait multiplier et alterner proximités et frictions. En outre, l’ensemble laisse toute sa place au visiteur pour échafauder ses propres dialogues et amorcer toutes les narrations qui peuvent s’imposer.

Une grande partie de la réussite d’« Hijack City » repose sur une présentation très audacieuse de Dead Park (2018-2021) de Samir Laghouati-Rashwan. Celles et ceux qui ont vu cette installation à l’occasion de « La relève » au Château de Servières, l’hiver dernier, ou aux Beaux-Arts de Marseille quelques mois auparavant, seront certainement surpris par son exposition « éparpillée façon puzzle » à travers la galerie.

Samir Laghouati Rashwan - Dead Park, 2020 - « La Relève III - Habiter » au Château de Servières
Samir Laghouati Rashwan – Dead Park, 2020 – « La Relève III – Habiter » au Château de Servières

Loin de perdre de sa force, l’œuvre semble au contraire s’imposer avec peut-être plus de présence. Dispersés, les éléments de Dead Park accrochent intensément le regard. Mais surtout, et c’est là une des originalités de « Hijack City », ce sont eux qui structurent le parcours de l’exposition.

À une occasion, un fragment de l’installation de Samir Laghouati-Rashwan sert même de support à une fragile sculpture d’Arnaud Vasseux. Il faut souligner l’audace de cette proposition de Diego Bustamante comme l’ouverture d’esprit et la générosité de Samir Laghouati-Rashwan. On perçoit une complicité et un respect entre le galeriste et l’artiste qui ont tous deux partagé l’enseignement d’Arnaud Vasseux, en première année aux Beaux Arts de Nîmes…

Samir Laghouati-Rashwan - Fragment de l’installation Dead Park, 2017-2021 et Arnaud Vasseux - Brique zéro, 2011 - Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Samir Laghouati-Rashwan – Fragment de l’installation Dead Park, 2017-2021 et Arnaud Vasseux – Brique zéro, 2011 – Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

À droite de l’entrée, comme c’est assez souvent le cas, le galeriste a posé au sol une œuvre discrète que le visiteur trop allant peut ne pas remarquer… Il s’agit ici du moulage en plâtre d’un ballon de foot dégonflé dans lequel reposent quelques billes de verre expansé. On retrouve dans Hors jeu #1 (2017-2019) plusieurs des matériaux récurrents dans le travail d’Arnaud Vasseux, les formes « creuses » et la fragilité invisible dans ce ballon abandonné au coin de la rue…

Arnaud Vasseux - Hors jeu #1, 2017-2019 - Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Arnaud Vasseux – Hors jeu #1, 2017-2019 – Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Dans la diagonale, avant d’emprunter l’escalier, une autre pièce d’Arnaud Vasseux, tout aussi discrète, présente une pierre calcaire dans sac en plastique qui a servi de moule (Sac-roches, 2019).

Arnaud Vasseux - Sac-roches, 2019 - Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Arnaud Vasseux – Sac-roches, 2019 – Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Entre ces deux « objets détournés et abandonnés », plusieurs choses semblent s’être jouées autour d’une imposante sculpture d’Anita Molinéro de sa série Oyonnax (2019) dont plusieurs autres pièces parsèment le parcours de l’exposition.

La série emprunte son nom à une commune de l’Ain, au centre de la Plastics Vallée, pôle de compétitivité pour la plasturgie… Anita Molinéro y a travaillé des séparateurs de voies routières sortis du moule avec un compresseur d’air, gonflant certaines parties et en déformant d’autres…

Anita Molinero - Série Oyonnax, 2019 - Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Anita Molinero – Série Oyonnax, 2019 – Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Ces sculptures évoquent tour à tour des corps meurtris, agonisants ou gisants sur le bitume ou des résidus de barricades abandonnés après d’énigmatiques émeutes urbaines…

Sur la droite, quelques fragments de l’installation Dead Park de Samir Laghouati-Rashwan viennent compléter le tableau. Derrière un siège en plastique abandonné au sol, une matraque Tonfa est suspendue sur un portant métallique. Contre le mur, plantée dans un des tubes, on remarque une fragile fleur cristallisée après avoir été trempée dans du poivre de grenade lacrymogène (Fleur de répression, 2021)…

Samir Laghouati-Rashwan - Fragments de l’installation Dead Park, 2018-2021 - Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Samir Laghouati-Rashwan – Fragments de l’installation Dead Park, 2018-2021 – Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Au plafond, deux autres éléments de Dead Park évoquent les transmissions avec le monde carcéral (Les yeux bleus des prisonniers et Communication infiltrée, 2021)…

Dans l’escalier, un appui-tête de l’installation de Samir Laghouati-Rashwan semble attendre les coups de pied…

Samir Laghouati-Rashwan - Fragments de l’installation Dead Park, 2018-2021 - Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Samir Laghouati-Rashwan – Fragments de l’installation Dead Park, 2018-2021 – Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Entre les fragments du Dead Park et les « corps déformés » d’Anita Molinero, les espaces au sous-sol renforcent les sensations d’oppression, de contrainte, d’étouffement et de révolte qui émergeaient au rez-de-chaussée…

Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

On ne sait trop si l’image que renvoie « Hijack City » est celle d’une catastrophe annoncée ou celle d’un désastre en cours.

Anita Molinero - Série Oyonnax, 2019 et Samir Laghouati-Rashwan - Racines lestées, 2021- Hijack City à la galerie de la Scep - Marseille
Anita Molinero – Série Oyonnax, 2019 et Samir Laghouati-Rashwan – Racines lestées, 2021- Hijack City à la galerie de la Scep – Marseille

Parsemées dans cet univers oppressant, plusieurs sculptures d’Arnaud Vasseux semblent pour certaines au bord de la rupture (Aller à l’os, 2020-2021, Brique zéro, 2011).

D’autres paraissent être irrémédiablement abandonnées après leur chute (Sans titre, 2019) ou criblées par d’énigmatiques projectiles (Contacts, 2012)…

Seul dans un coin, un plâtre armé (Ionique, 2019) a l’air d’être à l’écart, préservé du désastre… Si son titre évoque l’ordre de l’architecture grecque, les cannelures sont celles de deux morceaux d’une poubelle d’atelier utilisée pour la réalisation des œuvres en plâtre…

Mais cette lecture se trouble, les « objets détournés » de « Hijack City » s’entremêlèrent pour prendre un nouveau sens… Moulage, modelage, assemblage et installation laissent place à un autre récit, convoquant des fragments d’histoire de la sculpture contemporaine…
Celle d’Anita Molinero qui coupe, brûle, lacère, sculpte le plastique ou le polystyrène, comme celle d’Arnaud Vasseux, « science des écarts, des vides et des retraits comme révélateurs des formes, l’équilibre (précaire) entre la “prise” des matériaux et le “lâcher-prise” de l’artiste(*) » ou encore celle de l’engagement politique de Samir Laghouati-Rashwan dans ses gestes plastiques.

Une des plus belles réussites de « Hijack City », c’est sans doute que par la friction des œuvres, l’exposition permet de renouveler le regard sur le travail de ces artistes assez souvent exposés dans la région.

On se souvient en effet des œuvres de Anita Molinero exposées à la Villa Datris (« Recyclage/Surcyclage ») et à la Friche (« Street Trash ») l’an dernier, et toujours à la Friche, pour un mémorable « FOMO » ou encore dans l’« Anatomie de l’automate » à La Panacée en 2015. Un peu plus loin, certains gardent en mémoire ses installations pour les biennales « La dégelée Rabelais » au Pont du Gard, en 2008 et « Chauffe, Marcel ! » au Carré Saint-Anne à Montpellier en 2006…

Outres ses multiples expositions à la galerie AL/MA de Montpellier, on se souvient du magistral « Du double au singulier » en deux volets d’Arnaud Vasseux à Montpellier en 2017, des « Pierres oubliées de Samothrace » au musée des moulages à Montpellier en 2018 et de ses participations à « Une Maison de verre » pour les 30 ans du Cirva ou encore pour « Nuage » au musée Réattu en 2013…

Faut-il ajouter qu’un passage par la galerie de la Scep s’impose une nouvelle fois ?

* Texte de Marie Cantos pour l’exposition «Continuum, murmure » au Domaine de Kerguehennec, en 2013

En savoir plus :
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Anita Molinero sur le site de la galerie Thomas Bernard
Arnaud Vasseux sur documentsdartistes.org et sur les sites de la galerie AL/MA et de la galerie sintitulo

Hijack City – Samir Laghouati-Rashwan, Anita Molinero et Arnaud Vasseux : Texte de Diego Bustamante

Quasiment rien n’est accroché au mur dans l’espace d’exposition. Trois artistes, trois œuvres, trois attitudes différentes y cohabitent. C’est aussi trois engagements qui s’y rencontrent.

Samir Laghouati-Rashwan a un engagement politique, sans conteste, dans ses gestes plastiques. Il rend compte de ses investigations (histoire de la colonisation, histoire économique, conditions de détention en prison, répression policière etc) et invoque les injustices qui peuvent déranger, en général il s’en prend aux personnes qui ont le pouvoir et ne le partage pas. Son quotidien semble être un combat contre le mépris et l’inconsidération, qu’il n’hésite pas à mettre en lumière.

Anita Molinero sculpte dans le danger, le feu, le plastique, l’industrie pétrochimique, elle est impliquée dans une urgence de la sculpture, sûrement par analogie avec une urgence concernant les matériaux qu’elle a l’habitude d’utiliser et les violentes détériorations qu’elle opère dessus. Toute la subtilité se trouvant sûrement dans sa propre formule : “Un rêve pour moi ,un cauchemar pour tous”.

Arnaud Vasseux pratique selon moi une sculpture discrète, délicate, souvent extrêmement fragile. Son œuvre, comme celle des deux autres, regarde son époque et s’engage d’une manière très secrète. On y décèle une intemporalité du geste humain, du comportement d’un matériau en tant que corps, du désir optique et du regard haptique (la perception du sens du toucher par la projection du corps dans son environnement).

Réunir trois artistes permet de ne pas se laisser tenter par une dialectique binaire. Ici, une grille assemblée faîte de modules de sommier semble peser au-dessus de nos têtes (fragments de Dead Park, Samir Laghouati-Rashwan, 2018-2021). Là, un filet de sécurité servant pour les échafaudages semble vivre ses derniers instants (Sans titre, Arnaud Vasseux, 2019). Plus loin, un amas de plastique dégoulinant nous rappelle ces plots abandonnés de chantier ou d’autoroute (Oyonnax (série), Anita Molinero, 2009).
Toutes ces œuvres révèlent une sensibilité pour ces éléments récurrents dans l’espace urbain, jetables, échangeables, salissables, fonctionnels, éléments souvent situés au degré zéro de notre hiérarchie esthétique. Détournés avec un degré de violence ou de douceur relative à chaque artiste, ils deviennent des matériaux de la sculpture.
Hijack city fait coexister la couleur et l’achrome, le solide et le fragile, le lourd et le léger, l’élévation et l’affaissement, l’informe et le géométrique, le crado et le tout propre. Au milieu de l’escalier, un module de l’installation Dead park de Samir Laghouati-Rashwan se prendra forcément des coups de pieds des visiteurs, il en est conscient. Au fond de la dernière salle, un moulage d’une chaise d’Arnaud Vasseux se casserait si elle tombait, il l’appréhende. Au milieu des espaces d’expositions, ne vous prenez pas une sculpture d’Anita Molinero dans les pieds, c’est vous qui risquez de souffrir. L’exposition évoque cet attrait des artistes pour les qualités plastiques des objets qui les entourent et qu’ils détournent. Et leur capacité à prendre un nouveau sens une fois retravaillés par le moulage, le modelage, l’assemblage ou l’installation.
L’exposition convoque une histoire vivante de la sculpture en invitant trois générations différentes d’artistes, produisant un paysage contemporain de l’objet détourné.

Diego Bustamante 2021

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