Jusqu’au 11 janvier 2026, Laure Prouvost investit la chapelle du Centre de la Vieille Charité avec « Mère We Sea », une magnifique et très émouvante installation visuelle et sonore. Figure maternelle et féconde, son œuvre poétique s’inspire de l’architecture du lieu, de l’histoire des malades et des indigents des siècles passés à celle des habitantes et habitants du quartier dont certains y ont vécu entre la seconde moitié du XXe siècle et le milieu des années 1970…
Quelques heures avant le vernissage, Nicolas Misery, qui partage le commissariat de l’exposition avec Stéphanie Airaud, directrice du [mac] de Marseille, présentait ainsi l’origine du projet et son lien fort avec le lieu.
« Dans ce lieu aujourd’hui dédié à la création contemporaine, deux principes guident notre démarche. Le premier est d’inviter des artistes à présenter un projet inédit, jamais exposé ailleurs. Le second, encore plus précieux lorsqu’il est possible, consiste à proposer une œuvre inspirée par ce lieu, en dialogue avec son architecture et son histoire. Nous sommes ici dans un lieu très fort, une véritable pépite patrimoniale de la ville de Marseille : le centre de la Vieille Charité, un édifice du XVIIe siècle construit à l’initiative de Louis XIV. Ce lieu d’accueil, mais aussi d’enfermement pour les malades et les indigents a inspiré à Michel Foucault sa théorie du Grand Enfermement.
Au fil du temps, la Vieille Charité a vécu de très nombreuses vies. Puis, elle a été abandonnée à partir de la seconde moitié du XXe siècle, jusqu’au milieu des années 1970. Squattée, elle a été abîmée, mais ça n’a pas été qu’une histoire de destruction… C’est une histoire de vie. C’est une histoire de tendresse. C’est pour beaucoup de gens une histoire de famille puisque en fait beaucoup de gens sont nés dans la Vieille Charité, alors qu’ils y vivaient de façon, j’allais dire illégale.
Ce lieu porte en lui des histoires d’amour, de travail, d’exil. Pourtant, cette mémoire reste peu connue. Elle est invisibilisée et pourtant c’est une histoire marseillaise et c’est une histoire de marseillaise et de marseillais. De temps à autre, nous rencontrons des témoins de cette époque qui nous en parlent avec émotion.
Nous avions depuis très longtemps envie de convoquer ces mémoires, de leur rendre hommage, de les célébrer. Je crois que c’est cette idée d’un travail sur les mémoires, un travail sur le lieu qui nous a imposé l’idée d’unecollaboration avec Laure Prouvost.
Dès nos premières rencontres, il était évident que son travail portait cette idée de protection, de douceur, d’élan maternel et sororal si puissant ».
Ailleurs, Nicolas Misery ajoute : « Les premiers échanges autour de ce projet remontent à la fin de l’été 2021. Leur souvenir convoque à plusieurs égards l’idée d’une naissance : enceinte alors qu’elle esquissait ses premières inspirations, Laure Prouvost s’amusait des étonnants échos entre les formes de son corps et les volumes de la chapelle de la Charité. Dès ces instants, le dessin de Puget devenait un ventre au sein duquel devrait s’épanouir une vie liquide, à la fois animale, maritime et humaine. On le sait, l’imaginaire maternel – comme le souvenir aimé de la grand-mère – se logent au cœur de l’univers artistique de Laure Prouvost. Alors qu’elle investit le Centre de la Vieille Charité, l’artiste semble lui donner une nouvelle identité qui se confond symboliquement avec l’architecture et, plus largement, avec la Méditerranée : Mère We Sea ».
Dans « J’ai l’impression qu’il va s’envoler… », un très beau texte émaillé de citations de Laure Prouvost, Stéphanie Airaud résume avec simplicité cette magistrale installation :
« Au cœur de la chapelle du Centre de la Vieille Charité, Laure Prouvost compose une œuvre subjective, sensuelle, immersive et ambiguë, comme un organe où flottent des voix, des chants, des poissons et des fragments de corps, tous en interconnexions les uns avec les autres, et avec les visiteurs et visiteuses. (…) Le sein, qui occupe une place centrale, est animé d’une pulsation lumineuse qui lui donne vie, change en intensité pour se jouer de nos perceptions, de nos émotions et de notre sens de l’espace. (…) Autour de ce sein, un banc de poissons de verre, tous uniques. Une communauté de sardines, s’organisent et se déplacent avec lenteur comme pour le protéger ou le vénérer… »
Avant d’entrer dans la chapelle et de découvrir son installation, Laure Prouvost tenait à préciser :
« Ce lieu, dès qu’on y entre, il y a tellement de choses qui se passent. L’histoire s’y raconte à travers les pierres, les souvenirs des personnes qui y ont vécu, qui y ont espéré… C’est un endroit profondément émouvant.
Cette installation repose, une fois encore, sur de multiples collaborations. C’était une invitation magnifique, mais aussi exigeante, car il fallait être à l’écoute du lieu, trouver comment travailler avec lui sans le dominer, comment créer ensemble… Grâce aux équipes des musées de Marseille, aux souffleurs de verre de Murano… Nous avons également collaboré avec l’École des hautes études en sciences sociales, qui est installée ici. Nous sommes allés chercher, pêcher les histoires de ce qui restait dans les mémoires… Tout cela se déploie dans les coursives, comme des voix flottant autour de nous.
Et puis, il y a eu ce travail avec la chorale du conservatoire, qui nous a permis d’ancrer encore davantage l’installation dans le lieu, dans Marseille… Cela m’a profondément émue de travailler avec tous ces gens… »
Il faut impérativement aller à la rencontre du travail de Laure Prouvost qui présente trois expositions d’envergure à Marseille.
En écho à « Mère We Sea » à la Vieille Charité, le [mac] projettera à partir du 17 mai, le film They Parlaient Idéale, pierre angulaire de son installation Deep See Blue Surrounding You, conçue en 2019 pour le pavillon français de la Biennale de Venise.
En parallèle, le Mucem offre à Laure Prouvost une carte blanche qui avec « Au fort, les âmes sont » a investi des lieux certains habituellement inaccessibles du Fort Saint-Jean.
L’accès à « Mère We Sea » est gratuit. L’exposition est accompagnée par une importante programmation culturelle.
Commissariat de l’exposition : Nicolas Misery, directeur des Musées de Marseille et Stéphanie Airaud, directrice du [mac] musée d’art contemporain de Marseille
Production Studio Laure Prouvost : Mona Pouillon et Beljita Gurun.
Production déléguée ARTER : Renaud Sabari, Marie Bardou, Tiphaine Marquet et Elise Labernède.
Études, construction et réalisation artistique :CHD Art maker, Studio Berengo, Förma Productions, SME échafaudage
Contenus sonores : Sopheaktra Chhun et Paola Drevet, École des Hautes Études en Sciences Sociales pour la recherche et le recueil des témoignages. Le chœur d’enfants de la Maîtrise du Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille.
Production son et lumière : iDzia
À lire, ci-dessous, « J’ai l’impression qu’il va s’envoler… », une présentation de « Mère We Sea » par Stéphanie Airaud.
En savoir plus :
Sur le site des Musées de la Ville de Marseille
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Laure Prouvost sur le site de la Galerie Nathalie Obadia
Sur le site de Laure Prouvost
« J’ai l’impression qu’il va s’envoler… », une présentation de « Mère We Sea » par Stéphanie Airaud
Les expositions sont des histoires faites d’expériences, de gestes et de passages, de situations. Au sein de celles-ci, les œuvres fabriquent des associations, des collectifs, des relations. Au cœur de la chapelle du Centre de la Vieille Charité, Laure Prouvost compose une œuvre subjective, sensuelle, immersive et ambiguë, comme un organe où flottent des voix, des chants, des poissons et des fragments de corps, tous en interconnexions les uns avec les autres, et avec les visiteurs et visiteuses. L’artiste a cherché à donner une forme aux perceptions les plus subjectives, aux choses qui ne peuvent facilement être énoncées par le dire, mais qui demeurent pourtant fondamentales pour la construction de nos êtres. Profondément humaniste et imprégnée de philosophie existentialiste, Laure Prouvost privilégie l’existence sur l’essence.
Le sein, qui occupe une place centrale, est animé d’une pulsation lumineuse qui lui donne vie, change en intensité pour se jouer de nos perceptions, de nos émotions et de notre sens de l’espace. C’est un motif dominant dans le travail de Laure Prouvost. Suspendu à l’aplomb de la coupole centrale, il crée la surprise, teinté d’absurdité, d’humour et de sensualité.
« Je crois que nous vivons un moment important pour beaucoup d’artistes. Il y a une nouvelle narration qui se créée et c’est là qu’intervient cette symbolique de la féminité, comme pour faire une mise au point. Alors que les hommes marquent leur territoire, maintenant une femme offre son sein. Le sein est évidemment une image de vie, de sensualité, de générosité ; c’est le pis nourricier de la vache ! Cela peut paraître grotesque, voire même sauvage, mais je trouve intéressant de ramener l’allaitement au même niveau d’écriture d’un texte, par exemple. La dimension physique d’une poitrine pourrait avoir la même densité qu’un texte ou qu’une théorie ! » (1)
Le sein renvoie tour à tour aux anciens mythes, à la psychanalyse, à la physiologie, tout en s’inscrivant dans une histoire de l’art. Comment ne pas penser à la Madonna Lactans ou la Madone au lait, thème populaire au Moyen Âge et à la Renaissance, image de la vierge nourricière ? Offrant son sein au fils de Dieu, elle renvoie le regardeur au miracle de l’incarnation. Motif surréaliste au XXe siècle, le sein est utilisé tel un œil par André Breton en 1934 pour la couverture de son manifeste Qu’est-ce que le Surréalisme ?, et plus tard par Marcel Duchamp pour son célèbre Prière de toucher (1947). Avec Laure Prouvost, il convoque de nouvelles significations, débarrassées de la vision objectivante masculine. Ici, le sein se détache du contexte religieux ou érotique et résonne de manière existentielle, sensorielle et spirituelle. Cette spiritualité demeure présente au cœur de l’architecture baroque dépouillée de la chapelle du Centre de la Vieille Charité. Laure Prouvost englobe le sein de couches de sens, éloignant, sans les renier, les significations lacaniennes, telles que le désir, la sexualité, l’enfance, les fonctions primaires du corps. Cet organe nous parle en effet aussi de fluidité, d’humanité, de mondes émotionnels et primaires.
Autour de ce sein, un banc de poissons de verre, tous uniques. Une communauté de sardines, s’organisent et se déplacent avec lenteur comme pour le protéger ou le vénérer. Cette nage groupée a l’avantage de permettre aux individus de se reproduire, de nager sans se fatiguer, d’être plus vigilants avec ces yeux, et ces narines démultipliés. C’est aussi une question de survie. Le banc permet de s’échapper plus facilement face aux prédateurs grâce à un système de communication ultra rapide. Il paraît qu’en Castille, pour connaître le sexe du bébé dans le ventre de la mère, on décharnait une sardine et la chair était jetée au feu. Le futur père sortait dans la rue et la première personne rencontrée donnait le sexe à l’enfant.
J’ai l’impression qu’il va s’envoler,
ce dôme.
Un jour, le dôme va s’élever
On va le voir dans les airs.
oh Mum Muum Muumm
Ho Ma Mama
Ma mer
Oma – Je
Ho Mama
La maman de la maman de sa maman.
Extrait de la partition écrite par Laure Prouvost pour la pièce sonore diffusée dans la chapelle de la Vieille Charité
Les chants entrecoupés de voix qui habitent l’espace, racontent une histoire subjective et intime du lieu composée de souvenirs qui surgissent de la mémoire des anciens et anciennes habitants et habitantes de la Charité. Ces paroles, collectées avec la complicité de chercheuses en sciences sociales de l’EHESS de Marseille, ont été ensuite montées, coupées, assemblées par Laure Prouvost. Le script ainsi composé est, à l’instar des titres des expositions de l’artiste ou des voix-off de ses films, révélateur de son goût pour les jeux de langues et de langage.
L’installation Mère We Sea est le fruit d’un véritable travail de collaboration. Les personnes jeunes et moins jeunes ayant vécu à la Charité, les enfants dont les voix flottent dans l’espace de la chapelle, sont devenus acteurs et actrices de cet événement. La critique d’art américaine Claire Bishop(4) définit l’art de la participation comme un art qui implique l’investissement de personnes, qui collectivement apparaissent comme le médium artistique central. Cet art, qui est celui de Laure Prouvost, construit un archipel de formes d’être ensemble, de commun, transformées en puissance d’agir. Il vise une modification des relations entre l’objet d’art, l’artiste, le public et le contexte. La participation construit ici une communauté faite de subjectivités multiples et se pose alors comme une activité autant symbolique, philosophique que politique.
« Il n’y a pas de monde commun, il faut le composer » disait Bruno Latour. Cette place donnée aux autres se double d’une attention portée à la relation avec le regardeur et à sa présence active au cœur du dispositif d’exposition. Les voix sont comme des messages adressés aux visiteurs suscitant ainsi un effet d’étrange familiarité, une sensation de rencontrer au détour d’une rue (d’une chapelle) un ami proche entre embarras et excitation.
« Tout travail n’existe que par l’autre et cela à tous les niveaux. (…) Il y a en effet dans ma pratique un dialogue assez direct avec les personnes qui ont pris le temps de venir. Mes œuvres ont tendance à vouloir être plus que ce qu’elles sont. Une œuvre d’art qui est un morceau de bois peint que l’on regarde avec admiration commence à vouloir être plus qu’une sculpture. Finalement, le visiteur est beaucoup plus puissant que l’œuvre. Il peut questionner la position de l’objet dans l’espace et créer ce dialogue. C’est lui ou elle qui peut créer des liens, faire travailler son imagination, et l’objet est juste un petit truc qui le provoque. C’est une façon pour moi d’inventer des situations et d’inviter chaque personne à reconsidérer son histoire personnelle, sa culture, ses origines. »
Le féminin…
« Les attributs féminins reviennent de plus en plus dans mon travail, mais je les définirais plus comme sensuels que spécifiquement féminins. J’aime bien, par exemple, lorsque les mots provoquent une sensation, qu’il y a un rapport physique aux œuvres et qu’on en est protagoniste. On dit souvent que cet aspect très physique et sensuel des choses est féminin. À mes débuts, l’évocation du féminin était un peu gênante pour moi. On me demande fréquemment de prendre position en tant que femme artiste, alors que je veux juste être une artiste. Mais plus je travaille et plus l’usage des formes, de gestes, d’attitudes considérées comme féminines est devenu une forme de provocation » (1)
La narration…
« Pour moi les mots sont autant de matérialité que la terre ; j’aime les questionner, les couper, les assembler et ne pas tenir compte de leur autorité. (…) En se trompant de mot et en ajoutant ce mot à un autre, tout d’un coup il y a quelque chose de nouveau qui se crée. Dès qu’ils sont à côté de leur emplacement prévu, les mots ont une force tout à fait unique » (1)
1 – Toutes les citations de Laure Prouvost sont extraites de l’entretien de l’artiste avec Daria de Beauvais, in Catalogue de l’exposition Ring, Sing and Drink for Trespassing au Palais de Tokyo en 2018, p.64
4 – Claire Bishop, Artificial Hells : Participatory Art and the Politics of Spectatorship, 2012