Jusqu’au 2 novembre 2025, la Villa Carmignac présente « Vertigo », une troublante et vertigineuse exposition imaginée par Matthieu Poirier. En rassemblant une cinquantaine d’œuvres, le commissaire réussi habilement à faire « dialoguer des artistes abstraits de toutes nationalités qui, depuis l’après-guerre, conjuguent à la fois les états limites de notre perception et les données dynamiques du paysage naturel ».
Conçu en quelques mois, ce projet ne sort toutefois pas du néant. Spécialiste de l’« abstraction perceptuelle », Matthieu Poirier est en effet l’auteur d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 et d’une trentaine de commissariats et de publications consacrées à la phénoménologie de la perception dans l’art abstrait. On se souvient de l’importante et étourdissante exposition Dynamo au Grand Palais en 2013 dont il partageait le commissariat avec Serge Lemoine et des monographies dédiées à Carlos Cruz-Diez, Hans Hartung ou encore de la rétrospective Jesús Rafael Soto au musée Soulages de Rodez en 2016.
Loin de toute vision pittoresque de Porquerolles, Matthieu Poirier envisage ce lieu comme un observatoire où le corps et la perception subissent une perte de repères. L’exposition est construite à partir d’une interprétation de l’île et de ses environs comme un espace instable, traversé de phénomènes telluriques, aquatiques ou cosmiques, propice à une expérience sensorielle déstabilisante – à proprement parler vertigineuse.
Le titre, « Vertigo », évoque moins la peur du vide que les effets déstabilisants de la contemplation et de l’expérience de la nature et de l’art abstrait. Il renvoie à cette sensation de basculement que produisent certaines œuvres sur nos corps et un état de conscience modifié. Ce vertige n’est pas seulement optique : il engage une approche élargie de la perception, où la frontière entre vision, sensation et environnement se brouille. L’exposition explore ainsi la quête, chez de nombreux artistes depuis plus de soixante-dix ans, d’une émotion sensible et incarnée, et l’expression d’un phénomène naturel affranchi de la narration et de la représentation.
La sélection d’œuvres, couvrant un large spectre de pratiques – peinture, sculpture, installation, photographie, lumière, dispositifs cinétiques – témoigne d’un engagement commun des artistes envers les seuils de perception. Certaines pièces sollicitent le regard dans sa capacité d’attention ou de confusion, d’autres agissent directement sur le corps en induisant des déséquilibres ou des déplacements.
Articulé en six sections, le parcours prend la forme d’un cheminement à travers différentes strates qui, pour le commissaire, « sont autant d’états matériels ou perceptifs, tous associés au paysage dans la peinture classique ».
Au rez-de-jardin, il s’organise autour de la galerie centrale et du plafond d’eau avec :
• l’élément liquide (Troubles flottements),
• le cosmogonique (L’horizon des événements),
• l’aérien (Turbulences atmosphériques),
• l’infini (Le seuil, le mirage et l’abîme).
Au rez-de-chaussée, les deux dernières sections jouent des résonances visuelles entre les œuvres et le paysage environnant visible par les nombreuses percées dans l’architecture de la Villa.
• le terrestre (Visions telluriques) et
• l’abyssal (Maelstroms).
L’accrochage offrent aux visiteur·euses de remarquables conditions pour percevoir les dimensions spatiale et temporelles d’œuvres, souvent d’un format considérable, au gré de leurs déplacements et de leurs changements de points de vue. Il sait parfois submerger le champ visuel et à l’inverse réduire la distance pour accentuer l’immersion optique. On pense notamment à l’œuvre impressionnante réalisée in situ par Flora Moscovici (À la poursuite du rayon vert / Romancing the Light), au Collapse de Caroline Corbasson, ainsi qu’aux installations d’Otto Piene (Lightroom with Mönchengladbach Wall) ou à la pièce de James Turrell (Prado, Red)…
Flora Moscovici – À la poursuite du rayon vert / Romancing the Light, 2025 – Caroline Corbasson – Collapse, 2017 – Otto Piene – Lightroom with Mönchengladbach Wall, 1963-2013 – James Turrell – Prado, Red, 1968
Parmi les séquences marquantes, on peut évoquer le face-à-face entre Hello Rosa New York de Frank Bowling et Petroglyphs de Helen Frankenthaler, sous le regard d’un tableau de Gerhard Richter, issu de la collection Carmignac et déjà présenté en 2018…
Autre dialogue inattendu et très convaincant celui d’une toile de Leiko Ikemura (Praise of Light II) et d’une sculpture d’Artur Lescher (Cardenal). Dans les « Turbulences atmosphériques », on retient également l’enchaînement magique entre Heinz Mack (Silberrelief), Jean-Baptiste Bernadet (Untitled (Feelings)) et les Magic Mirrors (Pink & Blue) d’Ann Veronica Janssens…
Leiko Ikemura – Praise of Light II, 2020 – Artur Lescher – Cardenal, 2014 – Jean-Baptiste Bernadet – Untitled (Feelings), 2021 –
Heinz Mack – Silberrelief, 1965-1967 – Ann Veronica Janssens – Magic Mirrors (Pink & Blue), 2013-2023- Vue d’installation de l’exposition « Vertigo » à la Villa Carmignac. Photo © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot
Les sculptures et volumes sont installées à des points stratégiques du parcours, contribuant à jouer sur la perte des repères. C’est notamment le cas pour la Structure Permutationnelle de Francisco Sobrino, le merveilleux Mobile de Lynn Chadwick, les installations d’Olafur Eliasson, ou encore de la solaire Esfera Amarilla de Jesús Rafael Soto, suspendue sous le plafond d’eau de la Villa. Pour le commissaire, cette dernière « joue le rôle d’un astre dont le champ magnétique transforme les corps (des œuvres et des visiteurs) en satellites tournant autour d’elle »…
Les visiteur·euses sont invité·es à se laisser affecter, à suspendre leurs repères et à expérimenter une forme d’attention flottante. Matthieu Poirier espère une réception « hypnotique, voire psychédélique », des œuvres, qui modulent et troublent la perception, conduisant à des états-limites. Si l’on accepte de lâcher prise, l’exposition réussit parfaitement à procurer un sentiment d’étirement du temps et de l’espace, en lien avec l’expérience insulaire…
« Vertigo » impose sans aucun doute d’abandonner le temps d’ au moins une visite les repères continentaux pour un voyage étourdissant, renversant, hallucinant, parfois proche d’un trip psychédélique…
Scénographie de l’exposition par Alice de Bortoli.
Catalogue coédité par la Fondation Carmignac et les éditions Dilecta (disponible fin juin). Préface de Charles Carmignac. Textes de Matthieu Poirier sur les liens entre processus d’abstraction et phénomènes naturels. Conversation inédite d’Ann Veronica Janssens avec Riccardo Venturi. Texte de Nina Léger inspiré de l’exposition et de son expérience de l’île de Porquerolles.
La cinquantaine d’œuvres exposées sont issues de collections publiques, de fondations privées, de galeries, d’ateliers d’artistes, ainsi que de la collection Carmignac. « Vertigo » comprend également plusieurs œuvres produites spécialement pour l’exposition avec celles d’Isabelle Cornaro, Philippe Decrauzat, Flora Moscovici, Raphael Hefti, Pier Stockholm et Thu Van Tran.
Isabelle Cornaro – Reproductions I (#4), 2010 – Flora Moscovici – À la poursuite du rayon vert / Romancing the Light, 2025 –
Philippe Decrauzat – Dessin préparatoire de newwave, 2025 – Raphael Hefti – Exit, pursued by a bear, 2025 – Pier Stockholm – Ygor XLI, 2025 – Thu Van Tran – Les couleurs du gris, 2025
Pour présenter le parcours de « Vertigo », il nous a semblé ridicule de paraphraser les textes d’introduction des sections et les cartels, sans doute rédigés par ou sous la direction de Matthieu Poirier. On trouvera donc ci-dessous ces documents extraits du dossier de presse.
Pour celles et ceux qui n’ont pas encore découvert l’exposition et qui projettent de passer par l’Île de Porquerolles, il est peut-être préférable d’éviter cette lecture avant leur visite…
Avec les œuvres de : John Armleder • Oliver Beer • Anna-Eva Bergman • Jean-Baptiste Bernadet • Frank Bowling • Alexander Calder • Lynn Chadwick • Chu Teh-Chun • Caroline Corbasson • Isabelle Cornaro • Carlos Cruz-Diez • Philippe Decrauzat • Olafur Eliasson • Helen Frankenthaler • Bernard Frize • Hans Hartung • Raphael Hefti • Jeppe Hein • Leiko Ikemura • Ann Veronica Janssens • Véronique Joumard • Yves Klein • Emily Kraus • Artur Lescher • Heinz Mack • Flora Moscovici • Otto Piene • Gerhard Richter • Bridget Riley • Rotraut • Thomas Ruff • Hugo Schüwer Boss • Conrad Shawcross • Francisco Sobrino • Jesús-Rafael Soto • Pier Stockholm • Thu-Van Tran • James Turrell • Günther Uecker • Fabienne Verdier • Jef Verheyen
En savoir plus :
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Lire la position de thèse de Matthieu Poirier sur le site du Centre André-Chastel
Regarder cette présentation de « Vertigo » par Matthieu Poirier enregistrée pendant la visite de presse sur Instagram
« Vertigo » – Parcours de l’exposition
Troubles flottements
Frank Bowling • Alexander Calder • Helen Frankenthaler• Flora Moscovici • Gerhard Richter
Cette première section s’articule autour de la logique du Trübe (traduit par « trouble » ou « turbidité ») pensée par Goethe. Elle désigne à la fois un milieu aquatique dont la transparence est perturbée par la suspension d’une myriade de sédiments et un creuset où se déploient de nouvelles couleurs dans l’espace et le temps.
Après la descente du long escalier de la Villa, nous découvrons la peinture murale de Flora Moscovici, dont l’atmosphère nébuleuse et l’horizon coloré fluctuant s’étendent au-delà de notre champ de vision. Nous plongeons ensuite au sein de tableaux dont les couleurs fluides et animées nous renvoient à une vision sans repère, où l’œil est bercé et chahuté. La peinture semble y être retournée à son état liquide initial.
Chez Frank Bowling, l’œil se projette dans un paysage liquide et sans objet, à la tonalité rose, confuse et profonde, dont l’échelle monumentale nous submerge. Le format, lui aussi panoramique, du tableau d’Helen Frankenthaler nous fait, quant à lui, appréhender une matière picturale saumâtre et inquiétante. Chez Gerhard Richter, de puissants courants latéraux semblent dissoudre ce que l’on imagine être un paysage. Toutes ces œuvres induisent des sensations vertigineuses de flottement. Elles témoignent d’un renoncement à la quête d’une forme identifiable et stable, où l’œil et l’esprit viendraient trouver ancrage.
Flottant au-dessus de nos têtes et de ces troubles étendues, le corps aérien d’un Mobile d’Alexander Calder oscille doucement et manifeste cette matière fluide, invisible et mouvante dans laquelle nous nous déplaçons : l’air. « Quand je mourrai, aurait dit Claude Monet, je voudrais être enterré dans une bouée. »
Flora Moscovici – À la poursuite du rayon vert / Romancing the Light, 2025
Pigments et liant gouache. Dimensions variables. Commissionnée par la Fondation Carmignac
Reconnue pour ses œuvres où les espaces sont recouverts du sol au plafond par de subtils dégradés de couleur, Flora Moscovici s’est inspirée pour cette commande de la mer, de la végétation et de la lumière naturelle de Porquerolles. Découle de cette production in situ une nébuleuse colorée, ancrée dans la couleur des pierres pour évoluer progressivement vers la lumière. Conviant le public à déambuler au sein d’un environnement immersif, l’œuvre traversée par un vif rayon vert s’inspire des souvenirs de plongée sous-marine de l’artiste, et de ce phénomène optique étrange observable lorsque le soleil apparaît ou disparaît à l’horizon. Elle fait écho à la sensation d’une perte de repères – celle que l’on peut expérimenter sous l’eau, lorsque l’on est en apesanteur – et à la contemplation du paysage. Inspiré par les films de Robert Zemeckis (À la poursuite du diamant vert, 1984) et d’Éric Rohmer (Le rayon vert, 1986), le titre de l’œuvre est également une référence au roman de Jules Verne (1882), chez qui ce phénomène symbolise la recherche d’un bonheur parfait.
Frank Bowling – Hello Rosa New York, 1973
Acrylique sur toile, 286 x 693.5 cm. Collection Carmignac.
Cette peinture au format hors norme invite notre regard à flotter dans une vaste étendue rose encadrée de deux bandeaux. Fruits d’un hasard contrôlé par l’artiste, ces traits proviennent des marques laissées par le sol de son studio new-yorkais, accueillant la toile posée à l’horizontale. De cette « géométrie trouvée » découle une structure organique, où Frank Bowling se plaît à travailler la liquidité de la matière, comme pour nous immerger entièrement. Représentative de son passage à l’abstraction, Hello Rosa New York est à l’image des recherches de Bowling sur la couleur, dont il travaille la qualité atmosphérique, presque translucide, se rapprochant à cette période du mouvement Color Field. Donnant l’impression d’une peinture en flux constant, l’œuvre a été nommée d’après l’historienne de l’art Barbara Rose, qui a participé en 1960 à définir l’un des courants du minimalisme.
Helen Frankenthaler – Petroglyphs, 1990
Acrylique sur toile, 116,8 x 299,7 cm. Courtesy de la Fondation Helen Frankenthaler, New York.
Le titre de cette œuvre fait référence à une pratique de l’art rupestre consistant à dessiner sur la pierre par incisions ou frottements. Dans cet aplat de couleur vert animé de jets de peintures rouge, jaune, blanc et rose, on retrouve ce que l’artiste appelle « des climats, des climats abstraits ». Mouvementée, tachée, portant à sa surface des éléments en relief, la peinture d’Helen Frankenthaler évoque un paysage liquide, trouble et agité à la fois. Connue pour avoir développé la technique du soak-stain, le fait de recouvrir une toile avec de la peinture extrêmement diluée qu’elle répand parfois à l’aide de ses mains, l’artiste s’illustre dans les mouvements d’expressionnisme abstrait comme le Color Field. Libérée de tout contexte et de sujet, la peinture d’Helen Frankenthaler s’étend au-delà même de la toile, comme autant de représentations de paysages en suspens, méditatifs.
Gerhard Richter – Abstract painting, 2009
Huile sur toile, 180 x 180 cm. Collection Carmignac.
L’horizon des événements
Caroline Corbasson • Hans Hartung • Leiko Ikemura • Yves Klein • Artur Lescher • Otto Piene • Rotraut • Thomas Ruff
La quiétude du champ céleste et cosmique n’est qu’apparente : ce domaine visuel hors limite est en réalité agité par une constellation d’événements lumineux simultanés, régis par des forces chaotiques défiant l’entendement.
Comme nombre d’entre nous, des artistes inspirés par ces phénomènes ont fait l’expérience d’un vertige aérien, de la traversée des nuages et du ciel infini. Notre œil est aspiré et circule sans répit parmi les entités ectoplasmiques de la Peinture de feu d’Yves Klein, entre plan et volume, apparition et disparition. Il en va de même pour l’ « environnement » d’Otto Piene, constitué d’une myriade de projections lumineuses au cœur de la pénombre, ainsi que pour une autre entité, cette fois titanesque et spectrale, prête à nous engloutir, réalisée par Caroline Corbasson.
La nébuleuse cosmogonique de Thomas Ruff, composée à partir de fractales mathématiques et imprimée sur les fibres d’un fin velours jouant avec la lumière, happe, elle aussi, notre regard pour l’entraîner dans ses spirales tourbillonnantes. Difficile de se situer spatialement devant les astres noirs de Leiko Ikemura, Hans Hartung ou Rotraut, tant ces « horizons d’événements » ou « trous noirs » aspirent vers le néant les corps qui s’en approchent.
La sculpture suspendue à un fil d’Artur Lescher, issue de la taille d’une matière vinyle d’un noir profond, se déploie comme un trait ou une croix dans l’espace immaculé. Elle pointe les flux magnétiques invisibles, tel un pendule de sourcier, et attire notre regard dans une faille verticale tandis que ses sillons concentriques nous invitent à tourner autour d’elle, faisant de nos corps ses satellites.
Caroline Corbasson – Collapse, 2017
Sérigraphie à l’encre chrome sur aluminium dibond noir, 260 x 350 cm.
Face à cette forme noire titanesque, nous sommes confrontés à un événement hors échelle. Cette nébuleuse obscure dévorante suscite à la fois l’émotion esthétique et l’effroi, illustrant à sa manière la notion de sublime propre aux Romantiques allemands. Appelée nébuleuse de la Tête de Cheval, elle appartient à la constellation d’Orion, située à la distance vertigineuse de mille cinq cents années-lumière de la Terre.
Découverte en 1888, cette dernière a été photographiée par le télescope VLT au nord du Chili. Elle revêt l’aspect d’un nuage de poussières interstellaires, faisant écho au travail de l’artiste qui explore les correspondances liant l’infiniment vaste des phénomènes cosmiques à l’infiniment microscopique des particules qui les composent. Son titre, Collapse, est une allusion aux manifestations physiques qui permettront, dans quelques millions d’années, la formation de nouvelles étoiles. Dépassant la perspective scientifique qui documente ses recherches, Caroline Corbasson interroge ainsi, par le biais d’une démarche sensible et poétique, la présence humaine au sein de l’univers.
Yves Klein – Peinture de feu sans titre, (F 24), 1961
Carton brûlé sur panneau, 139 x 299 cm. Collection privée.
Composée de halos de chaleur et de coulées incandescentes, cette œuvre appartient au cycle des Peintures de feu, série initiée par l’artiste en 1961 au Centre d’essai de Gaz de France. Irradiant directement la surface du carton à l’aide d’un puissant brûleur, Yves Klein délaisse les outils traditionnels de création pour leur substituer l’expression directe des éléments naturels, comme lorsqu’il expose ses toiles à la pluie et au vent. Cette dématérialisation progressive de l’œuvre est révélatrice de la quête de l’artiste qui, dans sa pratique du monochrome IKB (International Klein Blue), exprimait déjà le souhait d’aller « au-delà du visible ». Les volutes qui résultent de ce procédé radical, tels des trous noirs tourbillonnant, révèlent une absence – celle du feu – qui, en consumant la matière, n’a laissé que son empreinte sur la surface sensible du tableau.
Artur Lescher – Cardenal, 2014
Nylon, 200 x 60 x 60 cm. Courtesy de la galerie Almine Rech.
Suspendue au centre de la salle tel un astre noir en gravitation, la sculpture Cardenal appartient à la série des figures géométriques, minimalistes et tridimensionnelles qui caractérisent la pratique d’Artur Lescher. Si l’œuvre prend l’allure d’un corps céleste non identifié, celle-ci est exemplaire des recherches que mène l’artiste sur les formes et leurs façons d’interagir avec l’espace. Issue de la taille d’une matière vinyle d’un noir profond, l’œuvre se déploie ici, telle une croix ou une rose des vents, pointant des flux magnétiques invisibles à l’œil nu. Invitant le public à en faire le tour, Cardenal évoque tout autant la figure de la toupie que celle d’une boussole ou d’un pendule, qui réagit à des forces qui dépassent notre perception.
Thomas Ruff – d.o.pe.05, 2022
Colaris sur tapis de velours, 267 x 200 cm. Courtesy de l’artiste et David Zwirner.
Inspirée des écrits de l’auteur anglais Aldous Huxley (Les Portes de la perception, 1954) sur l’augmentation des sens avec la prise de drogues psychotropes, la série d.o.pe. donne à voir des mondes invisibles et hallucinés. Thomas Ruff nous plonge dans un paysage infini de motifs répétitifs, un vertige des sens coloré nourri par la science, comme l’œuvre voisine de Caroline Corbasson. Dans le cadre des recherches de l’artiste sur l’esthétisation d’écritures mathématiques complexes, d.o.pe.05 est une traduction visuelle du principe des fractales où chaque unité a la même forme que le tout : comme un flocon de neige ou un chou romanesco. Imprégnée de l’esthétique des années 1970, l’œuvre nous invite à aller au-delà de nos perceptions habituelles pour nous laisser aspirer dans les profondeurs d’un motif infiniment morcelé.
Otto Piene – Lightroom with Mönchengladbach Wall, 1963-2013
Carton, bois, métal, moteur, lumière, dimensions variables. Courtesy de la galerie Sprüth Magers.
L’installation immersive Lightroom with Mönchengladbach Wall nous invite à pénétrer dans un espace semi-obscur où sont projetées des formes géométriques aux dimensions variables, provenant de multiples sources lumineuses. Ces constellations galactiques chatoyantes, désignées sous le nom de Light Ballet (« ballet lumineux »), illustrent le souhait d’Otto Piene de se métamorphoser, au tournant des années 1960, en un « chorégraphe » de la lumière. Cofondateur du groupe ZERO et inventeur du sky art (« art du ciel »), Piene a longtemps cherché à associer sa pratique aux avancées de la technologie. Dans le contexte de la course à l’espace, qui oppose les États-Unis à l’URSS, l’artiste conçoit la lumière comme une force créatrice, à même d’incarner les progrès techniques de l’après-guerre. Donnant à ressentir l’énergie vibratoire et immatérielle du monde, la Lightroom qu’il conçoit enveloppe le spectateur, le reliant ainsi à la pulsation fondamentale et unificatrice du cosmos.
Hans Hartung – T1967-H22, 1967
Peinture vinylique sur toile, 154 x 250 cm. Courtesy de la galerie Perrotin.
Rotraut – Éclipse, non-daté
Technique mixte sur toile. Collection privée
Leiko Ikemura – Praise of Light II, 2020
Tempera et huile sur toile de jute. Collection Carmignac
Turbulences atmosphériques
Jean-Baptiste Bernadet • Carlos Cruz-Diez • Philippe Decrauzat • Ann Veronica Janssens • Emily Kraus • Heinz Mack • Bridget Riley • Jesús Rafael Soto
L’atmosphère est en réalité un champ visuel profond, animé d’énergies et d’un feuilletage de phénomènes gazeux et lumineux.
Pour Jesús Rafael Soto, l’œil humain est le véritable moteur de la vitalité nébuleuse des œuvres. Selon nos déplacements, sa sphère jaune, cœur solaire de « Vertigo », se laisse ainsi pénétrer par le regard et sa masse suspendue de tiges de métal peintes apparaît et disparaît.
En fond de salle, les courbes fluides et les lignes superposées de l’œuvre monumentale de Philippe Decrauzat aiguillent notre regard sur leurs rails optiques. Née d’une simple spéculation géométrique, l’œuvre génère pourtant une puissante illusion de relief et fait écho au paysage.
Bridget Riley, qui nourrit son abstraction optique de l’expérience visuelle du paysage, crée une atmosphère palpitante, uniquement constituée de sections rythmiques et colorées.
Le tableau d’Emily Kraus, lui, semble diviser, multiplier et accélérer l’espace et le temps d’un fragment de paysage.
D’autres œuvres déconstruisent notre champ visuel au profit d’une modulation intense de la lumière, comme le relief en aluminium embossé de Heinz Mack, le tableau polychrome de Jean- Baptiste Bernadet ou encore les grands verres feuilletés et irisés d’Ann Veronica Janssens.
Ces œuvres s’activent au gré de nos mouvements, comme la Physichromie de Carlos Cruz-Diez, qui fragmente une vaste palette de couleurs en de multiples sillons verticaux. Tous ces scénarios font du spectateur la source même de la mutation de ces turbulences optiques aux effets étourdissants.
Jesús Rafael Soto – Esfera Amarilla, 1984
Métal peint et fils de nylon, 300 x 300 x 300 cm. Collection privée, courtesy de la galerie Elvira González, Madrid.
Suspendue sous le plafond d’eau de la Villa, Esfera Amarilla – « sphère jaune » – irradie la salle « Turbulences atmosphériques » de sa présence solaire. Composée de quatre cent cinquante-trois tubes de métal peints de la même teinte, l’œuvre semble pulser sous nos yeux au gré de nos mouvements, comme lorsque l’on se déplace le long des allées parallèles d’un vignoble. Cette sensation due à l’effet parallaxe est ici amplifiée par la vibration lumineuse du bassin. Pionnier de l’Op art – art optique – et de l’art cinétique, Jesús Rafael Soto nous invite à tourner autour de son œuvre pour en saisir la matérialité, les vides et les pleins, saisir des éclats de lumière, le jeu avec l’environnement, la couleur et notre mouvement. Pour l’artiste, cette relation entre l’œuvre et le spectateur permet de percevoir la « matière-énergie » du monde, faire l’expérience du mobile et de l’invisible.
Emily Kraus – Stochastic 1, 2022
Huile sur toile, 170 x 300 cm. Courtesy de l’artiste et The Sunday Painter.
Pour créer ses peintures, Emily Kraus enroule une toile brute autour de quatre montants en acier formant un cube à l’intérieur duquel elle travaille. Elle y dépose des touches de couleurs sur la toile et sur les montants avant de laisser les mouvements de la machine donner forme à la composition. L’artiste insuffle ainsi une dimension de hasard à son œuvre, d’où le titre Stochastic 1 qui fait référence à des processus de mouvements aléatoires en mathématiques. Espaces de rencontre paradoxale, les œuvres d’Emily Kraus font dialoguer des notions contraires : le temps cyclique des religions d’Asie du Sud-Est avec la chronologie linéaire occidentale, le chaos et l’ordre, l’Homme et la nature, l’humanité et la machine. De ce travail naît un paysage vibrant qui n’est pas sans rappeler le rythme des vagues ou les pulsations de la musique.
Ann Veronica Janssens – Magic Mirrors (Pink & Blue), 2013-2023
Verre feuilleté dichroïque composé de verre brisé, de verre flotté et de filtres gélatines, 300 x 150 x 1,8 cm chaque. Courtesy de l’artiste, Esther Schipper, Berlin / Paris / Séoul et Alfonso Artiaco, Naples.
Ann Veronica Janssens confie en parlant de son œuvre qu’elle « utilise les propriétés de la lumière, de la réfraction et de la réflexion pour explorer différentes perspectives sur la couleur. L’instabilité et la mutabilité de Magic Mirrors (Pink & Blue) remettent en question la nature de l’art : une articulation matérielle, ou l’expérience de son interaction avec le monde et soi-même. »
Dans l’accident maîtrisé d’un verre brisé – l’artiste donne un coup sec sur une pointe en haut de la surface de verre – vient se révéler un univers entre illusion et réalité. En fonction de nos déplacements, la lumière et notre reflet oscillent en nuances de bleus et de roses générées par une membrane dichroïque qui diffracte le spectre lumineux. L’œuvre Magic Mirrors (Pink & Blue) se fait le témoin de l’« insaisissable » que l’artiste essaie si souvent de capter.
Carlos Cruz-Diez – Physichromie 1857, 2013
Chromographie sur aluminium, lamelles de plastique, 100 x 150 cm. Collection privée de la famille Cruz-Diez.
Bridget Riley – For Genji, 1995-1996
Huile sur toile de lin, 165,1 x 228,6 cm. Centre national des arts plastiques (FNAC 01-010), en dépôt au Musée de Grenoble.
Bridget Riley – For Genji, 1995-1996. Huile sur toile de lin, 165,1 x 228,6 cm. Centre national des arts plastiques (FNAC 01-010), en dépôt au Musée de Grenoble. © Bridget Riley / Cnap. Photo : Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Souvent inspirée par la nature et ses voyages, Bridget Riley est une figure de proue du mouvement Op art qui transforme le réel en paysages, composés de formes géométriques et d’effets optiques. À partir des années 1980, elle s’intéresse à la diagonale, jouant ainsi avec les compositions colorées, comme une diffraction de la lumière. For Genji se fait l’écho d’un séjour en Égypte que l’artiste effectue en 1979 et qui va venir nourrir sa palette chromatique. Les bleus, jaunes, verts ou encore les turquoises irisent la toile abstraite, comme l’image d’un souvenir apparaissant par touches. L’artiste nous invite ainsi à vivre « [des] stabilités et instabilités, [des] certitudes et incertitudes ». Comme une photographie prise lors d’un déplacement à toute vitesse, Bridget Riley fige un moment furtif, un mouvement qui réduit la vision d’un paysage à de simples références de couleurs.
Philippe Decrauzat – newwave, 2025
Acrylique sur toile, bleu iridescent, 204 x 500 cm. Coproduction l’artiste et la Fondation Carmignac.
De loin, l’œuvre s’apparente à un paysage, une vague ou un relevé topographique peut-être, une forme connue qui se joue de notre vision. Qui de la peinture ou de la toile a donné sa forme à l’autre ? Dans une approche critique de l’Op art et de l’art cinétique des années 1960, Philippe Decrauzat questionne les distorsions visuelles. Il nous invite à ressentir la vibration de ces lignes dont la couleur uniforme et le tracé régulier plus ou moins large donnent l’impression d’un mouvement ondulatoire. En brouillant la définition de la peinture comme élément figé, newwave est une « dérive oculaire », une œuvre qui s’active par notre regard et le chemin que celui-ci va faire le long de ces lignes, comme un travelling qui perturbe notre perception de l’espace.
Jean-Baptiste Bernadet – Untitled (Feelings), 2021
Huile sur toile. Courtesy de l’artiste et Almine Rech
Heinz Mack – Silberrelief, 1965-1967
Aluminium gaufré à la main sur bois, acier inoxydable, verre acrylique. Courtesy de l’artiste
Le seuil, le mirage et l’abîme
John Armleder •Anna-Eva Bergman • Isabelle Cornaro • Yves Klein • Artur Lescher • Heinz Mack • Gerhard Richter • Hugo Schüwer Boss • James Turrell • Jef Verheyen
Les œuvres présentes ici traduisent non pas l’apparence du paysage, mais la dynamique de ses phénomènes naturels – pour peu que nous consentions à nous y projeter ou, au contraire, à les laisser s’insinuer dans notre espace mental.
Elles évoquent l’expérience des fonds marins, d’un ciel nuageux ou dégagé, d’un soleil aveuglant, d’une nuit sans lune ou encore d’un épais brouillard. Composant tout autant avec leur lieu d’exposition, elles y ouvrent des passages virtuels ou des abîmes de couleur pure. L’œil y est porté par le vibrato silencieux de la lumière, qui semble se détacher de son support, tel un mirage.
Métallique et réfléchissante, la sculpture d’Artur Lescher, en cuivre poli, répond ainsi, par son élan vertical, à la Pluie bleue d’Yves Klein, dont les tiges couvertes de pigment semblent figées dans leur chute. La couleur, toujours atomisée et fugace, s’avère mate et poudreuse dans le tableau et l’immense sol monochromes de l’artiste. Elle est argentée et réfléchissante chez Anna-Eva Bergman et Heinz Mack, ou encore pulvérisée et aérienne dans la peinture murale d’Isabelle Cornaro. Elle apparaît ou s’évanouit en un subtil dégradé chez Jef Verheyen, s’évapore dans le tableau, dénué de toute couleur vive de Gerhard Richter ou répond au scintillement incessant d’une vaste surface de paillettes réfléchissantes chez John Armleder.
Le tableau d’Hugo Schüwer Boss délimite, par son cadre en trompe-l’œil, une étendue rappelant l’azur agité de la mer ou du ciel. James Turrell conditionne quant à lui notre regard et projette un écran lumineux sur un mur, perçant, à la manière d’un illusionniste, l’espace d’un portail rouge irradiant.
Artur Lescher – Apolinário, 2014
Cuivre, 400 x 100 cm. Courtesy de la galerie Almine Rech.
Isabelle Cornaro – Reproductions I (#4), 2010
Visuel d’illustration de sa peinture acrylique pulvérisée, 250 x 332,5 cm. Collection Aimery Langlois-Meurinne.
S’affranchissant de la toile pour pulvériser directement sur le mur une fine couche de pigments, Isabelle Cornaro maintient au sein de ses œuvres un lien puissant au paysage, point de départ de ses créations artistiques. Cette œuvre in situ est le fruit d’un protocole réalisé sur place, d’où émane une atmosphère abstraite et dissolue, composée de multiples variations de bleu. Convoquant l’histoire de la peinture moderne autant que la palette d’un Claude Monet à qui l’artiste se réfère volontiers, Reproductions I (#4) tire ses nuances d’un des photogrammes du film 16 mm Floues et colorées, réalisé par l’artiste en 2010. L’œuvre se donne ainsi à vivre comme une projection cinématographique, où notre œil, ne pouvant se rattacher à aucune forme figurative, est invité à parcourir la surface bleutée qui s’étend devant lui.
Hugo Schüwer Boss – Eleonor, 2024
Acrylique et vernis sur contreplaqué monté sur châssis bois en retrait, 160 x 120 cm. © Hugo Schüwer Boss / ADAGP, Paris, 2025. Photo : Nicolas Waltefaugle
Si les contours de Eleonor rappellent les retables religieux, Hugo Schüwer Boss ne représente aucun sujet sur sa toile. Il nous enjoint à plonger notre regard dans une étendue bleue dont les nuances évoquent les variations d’un ciel brumeux. Allant jusqu’à reproduire un cadre de bois peint en trompe-l’œil, Hugo Schüwer Boss convoque le sacré associé à cette forme séculaire pour en proposer une réinterprétation formelle, centrée sur le traitement de la couleur. S’inscrivant dans la lignée des peintres abstraits dont les travaux ont été guidés par une quête du divin, Schüwer Boss travaille ici avec les aspérités de la matière, ne cherchant pas à reproduire une surface complètement homogène. Si elle donne la sensation d’avoir été éprouvée par le temps, Eleonor laisse se révéler l’indicible, et agit comme une invitation à se projeter vers l’immatériel.
Anna-Eva Bergman – No 15B-1963 Néant d’argent, 1963
Vinylique et feuille d’argent sur toile, 146 x 114 cm. Collection Fondation Hartung-Bergman. © Anna-Eva Bergman / ADAGP, Paris, 2025. Photo : Fondation Hartung-Bergman
Entièrement métallique, le tableau d’Anna-Eva Bergman a été recouvert par des feuilles d’argent – une technique personnelle que l’artiste développe au début des années 1960. Dans la quête d’une dématérialisation des paysages qui ont largement imprégné sa pratique, l’artiste adopte au cours de sa carrière ce procédé réfléchissant, lui permettant de sculpter la lumière qui s’y reflète. Fixant la matière sur la toile à l’aide d’un vernis ou d’une tempera, Anna-Eva Bergman s’exerce le plus souvent à côtoyer les limites de l’abstraction, allant jusqu’à proposer ici une surface entièrement plane, évocatrice de la puissante lumière nordique et de l’éclat des astres. Pour la peintre panthéiste profondément habitée par la mythologie scandinave, l’art est une quête initiatique permettant une renaissance spirituelle, où lumière, nature, transcendance et spiritualité sont étroitement liées.
Yves Klein – Monochrome bleu sans titre, (IKB 68), 1961
Pigment pur et résine synthétique, graviers, sur gaze montée sur panneau, 194 x 140 cm. Collection privée.
Yves Klein – Pigment pur, installation posthume 2025, œuvre originale 1957
Pigment pur, 300 x 500 cm. Collection privée.
Yves Klein – Pluie bleue, (S 36), édition posthume 2018, œuvre originale 1957
Pigment pur et résine synthétique sur douze tiges en bois, 209 x 1,1 cm. Collection privée.
Reconnaissable par l’intensité de son « bleu Klein », mis au point par l’artiste en 1956 puis breveté en 1960 sous le sigle IKB (International Klein Blue), l’installation de pigments purs disposés au sol happe instantanément notre regard. Appartenant à la célèbre série des monochromes – dont est exposée ici une version de 1961 –, celle-ci donne à contempler une surface colorée, unie et sans nuance, dont la teinte ultramarine « rappelle tout au plus la mer, ou le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et vivante ». Fidèle à son souhait de quitter le support restreint de la toile afin de diffuser la couleur pure dans l’espace, Klein fait naître par le recours au monochrome une présence invisible, s’étendant au-delà de toute apparence matérielle pour nous inviter à faire l’expérience du vide. Cette quête de spiritualité et de transcendance se décline la même année dans le mobile Pluie bleue. L’œuvre est à l’image des expérimentations esthétiques de Klein, dont la pratique a souvent cherché à retranscrire les éléments naturels et les forces atmosphériques qui nous entourent. Composée de douze tiges en bois recouvertes de pigments, l’œuvre suspendue franchit une nouvelle étape dans la dématérialisation du tableau, une ultime tentative pour s’approprier l’infini bleu du ciel.
Gerhard Richter – Wolken (Grau), 1969
Huile sur toile, 150,2 x 200 cm. Collection Carmignac.
James Turrell – Prado, Red, 1968
Projection lumineuse. Courtesy Almine Rech. © James Turrell. Photo : Rebecca Fanuele
Après un sas entièrement plongé dans le noir, on découvre un monochrome de lumière qui semble créer pour l’œil une ouverture dans le mur, comme si celui-ci était percé. Pièce historique de l’artiste américain James Turrell, Prado, Red appartient à la série avant-gardiste des Projection Pieces, que l’artiste – maître du mouvement Light and Space – présente pour la première fois aux États-Unis dans les années 1960. Si ses premières projections sont entièrement blanches, James Turrell y introduit de la couleur en 1968, date de la création de l’œuvre. Adoptant une forme rectangulaire, et projeté à la naissance du mur, ce portail irradiant capte notre regard pour nous diriger mentalement et sensoriellement vers un univers parallèle. L’œuvre est à l’image des recherches de l’artiste autour de la lumière, sujet et matière principale de son travail, qu’il déploie dans l’espace afin d’explorer les différents seuils de perception.
John Armleder – L.A. Gold, 2014
Paillettes sur panneau. Courtesy Galerie Devals, Paris
Heinz Mack – Das Meer I – Licht-Relief, 1963
Aluminium sur bois bronzé argenté. Heinz Mack
Jef Verheyen – Natte Zielen, 1979
Laque mate sur toile. Jef Verheyen Archive
Visions telluriques
Lynn Chadwick •Olafur Eliasson •Bernard Frize •Raphael Hefti •Véronique Joumard •Francisco Sobrino •Pier Stockholm •Chu Teh-Chun
Si ces œuvres réfutent la figuration, nous les abordons avec un regard et un imaginaire forgés au contact de paysages naturels.
Prolongeant la montée de l’escalier, le Mobile immaculé et hélicoïdal de Lynn Chadwick, fluctue au gré des courants d’air. Sa turbulence appelle celle de la matière minérale, telle qu’elle se manifeste chez certains artistes sous des formes dynamiques diverses : vortex, panaches de fumée, tornades gestuelles et autres aurores boréales.
Tels des chimistes, voire des alchimistes, les artistes utilisent le geste, la gravité, les ondes sonores, la température ou même la fonte de glaciers. Ils contrôlent, dirigent ou accompagnent ainsi les forces physiques pour transformer la matière minérale inerte en phénomène optique et atmosphérique. La trace de l’action créatrice semble conserver, puis transmettre au spectateur, l’élan énergique initial.
L’œil, errant dans ces paysages telluriques, se consume dans la matière picturale du tableau circulaire d’Olafur Eliasson. Face au tableau de Bernard Frize, notre point de vue s’élève, nous faisant flotter sans fin dans l’immensité – toute mentale – de cimes escarpées et de courbes géologiques. Dans le tableau de Pier Stockholm, nous nous sentons également suspendus au-dessus de formes grouillantes et fluctuantes aux échos paysagers. Raphael Hefti exploite certaines propriétés chimiques du bismuth pour faire muter la matière minérale en phénomène optique. Le paysage polychrome, nébuleux et complexe de Chu Teh-Chun, dont la matière à la fois tellurique et gazeuse rappelle le sfumato de Léonard de Vinci, résulte des passages successifs du pinceau.
Le paravent de Véronique Joumard offre quant à lui une vue filtrée, instable et démultipliée des alentours de la Villa, comme autant de mutations alchimiques vertigineuses, où la matière concrète du paysage se transforme en phénomène optique immatériel.
Olafur Eliasson – Colour experiment no. 118 (Blue Lagoon), 2023
Acrylique sur toile, Ø 160 x 5 cm. Courtesy de l’artiste ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles ; neugerriemschneider, Berlin.
Inspiré par le principe du cercle chromatique, Olafur Eliasson engagé depuis 2009 une recherche sur la théorie des couleurs dans sa série Colour experiments. Ici, la palette chromatique, allant des bleus aux noirs profonds en passant par le doré, est directement issue des couleurs d’une photographie des thermes Blue Lagoon, prise par l’artiste en 1998. Poursuivant son travail sur le paysage islandais, sur la diversité de la nature et des formations géologiques, il vient disposer un morceau de glacier sur la toile ronde qu’il laisse fondre progressivement sur les pigments sélectionnés. Entre science et nature, l’œuvre se révèle sous la fonte de la glace, suggérant le souvenir d’un paysage par-delà le brouillard.
Pier Stockholm – Ygor XLI, 2025
Acrylique sur toile, encre, mastic polyester pour voiture, peinture et contreplaqué, 190 x 240 cm. Courtesy de l’artiste.
Réalisée pour l’exposition, la peinture de Pier Stockholm semble nous inviter à plonger dans un gouffre vertigineux fendant la surface de son œuvre. Nous sommes positionnés au-dessus de l’action, en lévitation, témoins de ce qui pourrait s’apparenter à un mouvement géologique : des roches en transformation, un paysage en création. Attaché aux gestes et à la matière, l’artiste laisse transparaître une impression de chaos, des mouvements vifs, la peinture pulvérisée, le bois poncé, tout en ordonnant sa composition par des lignes plus rigoureuses qui viennent délimiter des formes. On retrouve souvent dans son travail cette dualité qui vient animer des paysages singuliers et les imprégner d’une force cathartique.
Raphael Hefti – Exit, pursued by a bear, 2025
Bismuth, 70 x 40 cm chaque. Courtesy de l’artiste.
Le travail de Raphael Hefti pourrait être comparé à une expérience scientifique échouée. Une exploration des propriétés de la matière terrestre dont le résultat hasardeux ne répondrait à aucune attente si ce n’est, peut-être, la recherche d’une idée du sublime. Comme un alchimiste qui métamorphose les éléments, il vient ici contrarier la matière, le bismuth – co-produit des métallurgies du plomb et du tungstène -, le faire fondre et le soumettre à des températures différentes pour créer des tableaux irisés. Travail quasi industriel, l’œuvre de Hefti n’en est pas moins une ode à la nature, une proposition qui vise à montrer le merveilleux. Ici, installé face à la fenêtre en arc de cercle de la Villa, face au bassin et au jardin, le triptyque évolue au gré des variations de lumière qui viennent créer un ballet de couleurs à sa surface.
Lynn Chadwick – Mobile (Version II White), 1952
Tiges et formes en acier. Courtesy Estate of Lynn Chadwick et Perrotin
Bernard Frize – RAMI, 1993
Acrylique, encre, nacre et résine sur toile. Courtesy de l’artiste, Galerie Perrotin et Marian Goodman
Afin de créer cette série de compositions étonnantes à la frontière du figuratif, l’artiste a créé une véritable mixture picturale mêlant de l’encre et de la nacre à de l’acrylique. Cette matière liquide n’est alors maîtrisée que par son orientation de la toile : les motifs se forment au gré de ses coulures plus ou moins contenues. Par ce procédé, Bernard Frize laisse le hasard dominer la toile, soumise aux effets de cette émulsion. (Numero, 29 mai 2019 par Matthieu Jacquet)
Véronique Joumard – Paravent, 2018
Acier et lentilles de Fresnel, plexiglas. Collection Billarant, Paris
Francisco Sobrino – Structure Permutationnelle,1963-2014
Acier inox poli miroir. Atelier Sobrino, Paris
Chu Teh-Chun – Mémoire du regard, 1989
Huile sur toile. Fondation Chu Teh-Chun
Maelstroms
Oliver Beer •Olafur Eliasson •Heinz Mack •Günther Uecker •Thu Van Tran •Fabienne Verdier
Les dernières salles de la Villa sont ouvertes sur l’extérieur et certaines des œuvres qui y sont présentées résonnent avec les espaces naturels alentour. Le caractère dynamique de leur forme, vers laquelle notre œil glisse irrésistiblement, évoque le maelstrom, ce tourbillon marin.

Ainsi les tableaux de Günther Uecker, Fabienne Verdier et Oliver Beer font apparaître des formes concentriques abstraites qui évoquent autant des tornades vues du ciel qu’un regard hypnotique – ceci, respectivement à partir de simples clous plantés en oblique, d’un large geste calligraphique, ou encore de pigments mus par des ondes sonores. L’œuvre d’Olafur Eliasson est, quant à elle, formée de multiples sphères colorées qui répondent cette fois à la dioptrique, cette science des phénomènes de réfraction lumineuse. Ses centaines d’yeux scrutateurs semblent nous poursuivre.
Est-ce bien nous qui la regardons, ou l’inverse ? La polarité entre le regardeur et l’objet de son attention serait-elle réversible ?
Fixée à la cimaise, cette myriade de sphères passe par trois couleurs successives à mesure de nos déplacements, tandis qu’elle réfléchit, diffracte et surtout altère l’architecture et la nature alentour.
Cette exploration fugace du paysage naturel, de ses arcanes lumineux et chromatiques fonde un art dit « perceptuel », libéré de la figuration et des (trop) sages images.
Olafur Eliasson – Your vanishing, 2011
Le jardin de la Villa Carmignac vu au travers de l’œuvre Your Vanishing d’Olafur Eliasson.
Oliver Beer – Resonance Painting (Lovesong), 2024
Pigment sur toile, 200 x 150 cm. Courtesy de l’artiste.
Si, à première vue, l’œuvre s’apparente à la surface troublée d’une étendue d’eau – des cercles concentriques se propageant sur la toile – l’artiste nous invite en réalité à découvrir un paysage aux motifs composés par le son. La série des Resonance Paintings est produite à partir de résonances acoustiques : une enceinte sous la toile horizontale génère des vibrations qui donnent sa forme à l’œuvre. Le son fait bouger l’air, qui déplace les pigments ; ainsi, « le son devient le pinceau » et laisse apparaître à la surface de la toile des formes ondulées bleues. Inspiré de Claude Monet quant à la modification de la lumière par l’atmosphère, Oliver Beer joue avec notre perception en transformant ce que l’on voit par ce que l’on entend. Il nous invite à imaginer un paysage non pas simplement chromatique et atmosphérique mais sonore, composé d’ondes et de vibrations, chaque note ayant sa propre signature géométrique.
Thu Van Tran – Les couleurs du gris, 2025
Chaux et pigments sur toile de lin, 130 x 195 cm. Courtesy de l’artiste et Meessen, Bruxelles.
Face à la toile de Thu Van Tran conçue pour l’exposition, nous voyons un paysage chromatique qui semble disparaître derrière un épais brouillard. L’artiste compose avec ce gris nébuleux qui apparaît au fur et à mesure d’une succession de six couches colorées (le blanc, le rose, le bleu, le pourpre, le vert et l’orange), appliquées dans un ordre et des opacités différentes venant produire une annulation de leurs propriétés chromatiques. En écho aux attaques de l’armée américaine sur le Vietnam et l’Asie du Sud-Est dans les années 1960-1970, les couleurs choisies sont celles des dioxines et des herbicides déversés sur les sols. Dans sa série Les couleurs du gris, Thu Van Tran fait de l’effacement de ces couleurs sur la toile la métaphore « [d’une] force tellurique [qui] viendrait contrebalancer ces oxydes », « les assagir ».
Heinz Mack – Ohne Titel, 1950
Graphite sur papier, 48,5 x 62,9 cm. Courtesy de l‘artiste.
« Vertigo » se fait l’écho d’une contemplation vertigineuse de la nature et de ses phénomènes. Cette sensibilité se développe très tôt chez Heinz Mack, notamment à partir d’une expérience qu’il fait en 1950 : alors âgé de dix-neuf ans, il se rend à Bordeaux afin de se recueillir, pour la première fois, sur la tombe de son père, un soldat allemand mort au combat durant la guerre. Dans la foulée, il décide de découvrir l’Océan, qu’il n’a encore jamais vu de ses yeux. Ce n’est qu’une fois sur le rivage que l’émotion l’envahit et qu’il est le témoin d’un étrange phénomène : la réflexion des rayons du soleil sur la surface agitée des eaux de l’Atlantique lui apparaît comme dissociée de son support liquide et flottant dans l’air, tel un mirage. Cette épiphanie constitue la clef de voûte esthétique de ses nombreux reliefs lumineux (comme ceux exposés ici, dans les sections 3 et 4). Elle fait aussi figure d’épisode fondateur de l’art perceptuel.
Sur cette modeste œuvre sur papier, on distingue deux grilles horizontales superposées, tracées au crayon. L’une est constituée de lignes droites et l’autre, de lignes en dents de scie. Leur interférence visuelle, entre elles et avec le fond blanc, génère une vibration optique subtile et un trouble qu’accroît l’atténuation progressive du trait. Réalisée en 1950, elle est l’œuvre la plus ancienne de « Vertigo ». Elle clôt notre cheminement dans la Villa, alors que l’ample peinture murale de Flora Moscovici, l’œuvre la plus récente de l’exposition – réalisée pour l’occasion – nous accueillait en tout début de parcours. Il ne nous reste donc plus qu’à revenir sur nos pas, ou à sortir faire l’expérience des œuvres situées dans le parc de la Fondation.
Fabienne Verdier – Ti ricorda il primo amor, 2020
Acrylique et techniques mixtes sur toile, 212 x 137 cm. Courtesy de la galerie Waddington Custot.
Olafur Eliasson – The collective consequences of focus on focus, 2022
Sphères en cristal partiellement argentées, peinture (noir, rouge), acier inoxydable. Courtesy de l’artiste ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles; neugerriemschneider, Berlin
Olafur Eliasson – The collective consequences of focus on focus, 2022. Sphères en cristal partiellement argentées, peinture (noir, rouge), acier inoxydable. Photo Jens Ziehe
Une constellation de sphères de verre est disposée sur un mur, créant une masse circulaire de grosses gouttelettes. Chaque sphère est recouverte au dos de trois teintes – noir, argent et rouge réfléchissant – divisant sa surface en zones distinctes de perception changeante. Vues de face, les sphères reflètent les spectateurs et leur environnement avec des détails précis. Vues d’un côté, ces réflexions sont imprégnées d’un ton rouge profond, tandis que de l’autre côté, les sphères apparaissent noires.
Lorsque le spectateur se déplace, les reflets et les couleurs se mélangent, s’éclaircissent et s’estompent – une réponse fluide qui multiplie et amplifie chaque mouvement du spectateur.
Olafur Eliasson – Your vanishing, 2011
Bronze, verre filtrant à effet coloré, miroir, acier inoxydable, peinture. Courtesy de l’artiste ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles; neugerriemschneider, Berlin
Günther Uecker – Spirale I, 2002
Peinture, latex, graphite et clous sur panneau. Collection Carmignac