Jusqu’au 28 juin 2025, La Traverse présente « Faux semblants » avec des œuvres de Hana Martinelli, Tomasz Machciński et Anna Solal, exposées pour la première fois à Marseille.
Dans le cadre du Printemps de l’art contemporain, Catherine Bastide a invité le commissaire Léo Guy-Denarcy à « réfléchir et à mettre en œuvre l’ambiguïté et les regards pluriels » de ces trois artistes qui paraissent, à première vue, partager peu de chose…
Il a imaginé le projet « Faux semblants » avec « une intention allégorique, celle d’essayer, écrit-il, de montrer à l’aide d’un contenu, par certains endroits abstraits, un ensemble d’œuvres qui viennent témoigner d’un imaginaire dédoublé ». On lira ci-dessous la note qu’il a rédigée à cette occasion.
Les espaces de La Traverse dégagent une ambiance singulière, assez éloignée de celle que l’on trouve habituellement dans les galeries et les centres d’art contemporain. Entre véranda et grande salle, les volumes sont très inégaux. La lumière naturelle y est changeante, douce ou éclatante, bleutée ou dorée, produisant parfois des contre-jours saisissants.
Dans la salle principale, le sol en mosaïque blanche, la cage d’escalier en colimaçon, le pilier métallique et l’imposante cuisine en béton conçue par Régis Jocteur Monrozier, structurent puissamment l’espace. Depuis l’exposition « Re-Use » cet hiver, la splendide table Crisis réalisée en bois de récupération par Rikkert Paauw s’impose avec force dans la véranda.
Au fil des expositions que l’on a pu voir à La Traverse, on reste à chaque fois stupéfait par le fait que tout ce qui pourrait être un handicap à la valorisation des œuvres se transforme par une mystérieuse alchimie et en écrin inattendu.
Pour ces « Faux semblants », la table de Rikkert Paauw sépare une étonnante conversation entre deux œuvres d’Anna Solal (Filtre Instagram II et III, 2024) que l’on avait découvertes côte à côte dans « Mille Projectiles » au Frac Occitanie Montpellier, l’an dernier…
Anna Solal – Filtre Instagram II, 2024 et Filtre Instagram II, 2024. Dessins : collage, papier, crayons de couleur, scotch papier, corde, colle, 160 × 100 × 3,5 cm. – « Faux semblants » à La Traverse, Marseille. Photo ©Jean-Christophe Lett
Ce meuble impose aussi une observation rapprochée des autoportraits photographiques de Tomasz Machciński, travesti en femme, dont la présence est saisissante.
Tomasz Machciński – Sans titre, 2009, 2020 et 2009. Photos numériques, tirages sur papier brillant. 38 x 28,8 cm, 38 x 27,8 cm et 38 x 27 cm. « Faux semblants » à La Traverse, Marseille. Photo ©Jean-Christophe Lett
Dans la grande salle, Langue (2024) de Hana Martinelli, un tapis convoyeur en caoutchouc noir suspendu au plafond, entre en résonance avec la spirale blanche et ocre de l’escalier.
Son tracé en « L » inversé déplace subtilement le regard vers la gauche du grand mur, où se trouve Rose (2019) d’Anna Solal, un assemblage d’objets de rebut.
Anna Solal – Rose, 2019. 120 x 120 x 8 cm et Hana Martinelli – Langue, 2024. Tapis convoyeur en caoutchouc, chaîne en inox 768 cm x 25 cm x 13 cm – « Faux semblants » à La Traverse, Marseille. Photo ©Jean-Christophe Lett
Face cette langue noire, un autoportrait en couleur de Tomasz Machciński semble détourner le regard, non sans une certaine irritation…
Dans la zone au contre-jour troublant, le mors à aiguille de la Peau de bête #1 (2024) en néoprène noir de Hana Martinelli attrape astucieusement la lumière, attirant le regard vers cette œuvre posée au sol, et vers Peau de bête #2 (2024), faite de chambres à air, suspendue au mur.
Au-dessus de la cuisine et entre les deux portes-fenêtres ouvrant sur la cour et le café sont accrochées trois photographies en noir et blanc de Tomasz Machciński. Bien que plus discrètes, elles n’en sont pas moins percutantes.
Tomasz Machcinski – Sans Titre, 1988. Photographie argentique noir et blanc, tirage unique sur papier baryté et stylo, 22.2 x 16.2 cm et Sans Titres, 2004 et 1996. Photographie argentique noir et blanc, tirage unique sur papier baryté, 9 x 7 cm – « Faux semblants » à La Traverse, Marseille. Photo ©Jean-Christophe Lett
Auteur de plus de 22 000 autoportraits, Machciński a entrepris cette démarche identitaire dix ans avant Cindy Sherman. Mais, comme le souligne Christian Berst dans l’entretien accordé à Léo Guy-Denarcy : « si celle-ci nous tend un miroir, notamment sur la condition de la femme, sur son époque, nos sociétés, Tomasz Machciński, à la différence, se tend un miroir à lui-même ».
À lire ci-dessous : la note d’intention de Léo Guy-Denarcy, ainsi que ses entretiens avec Hana Martinelli, Anna Solal et Christian Berst, collectionneur et galeriste spécialisé dans l’art brut. Ces échanges offrent des pistes de lecture et d’interprétation sur le travail des trois artistes réunis pour « Faux semblants ».
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Tomasz Machciński sur le site de la galerie Christian Berst
« Faux semblants » – Texte de Léo Guy-Denarcy, commissaire de l’exposition
Il y aurait dans le projet « Faux semblants »une intention allégorique, celle d’essayer de montrer à l’aide d’un contenu, par certains endroits abstraits, un ensemble d’œuvres qui viennent témoigner d’un imaginaire dédoublé. Nous parlons ici d’une mise en lumière de l’étrange et des apparences trompeuses et parfois drôles. L’allégorie reste, depuis une quarantaine d’années, une zone interdite du champ de l’art, le lieu d’une aberration qui en ferait, comme l’exprime Borges, une « erreur esthétique ». À la manière d’une réécriture, l’allégorie fonctionne dans l’œuvre d’art comme un commentaire, une relation qui se noue dans l’objet et parfois au regard d’un sujet ou d’un sentiment, lieu qui s’est fait malheureusement l’interdit.
Comment distinguer le semblant du faux semblant ? Au-delà de l’exposition ici présentée, il s’agirait de trouver, dans ce qui forme le discours de l’œuvre et cela en relation avec son sujet. Les trois artistes réunis à la Traverse jouent à leur manière des écritures multiples : l’algorithme, la mémoire et le lieu ou encore les identités plurielles des auteurs.
Il y a dans l’appropriation d’une image, ou son appréciation, un jeu initial du faux semblant dans la distance entre le titre et l’œuvre, la distance entre la lecture et le ressenti, celle aussi qui vient se situer entre l’œuvre et notre envie de la comprendre ou de l’interpréter. Forme de rébus, dans cette écriture difficile à saisir, les travaux nous parviennent avec notre regard critique et nos désirs de compréhension. Que souhaite nous raconter Tomasz Machciński au travers des mille visages qu’il recouvre ? De quoi témoigne Hana Martinelli au prisme des jeux de langage et de texture de ses travaux ? Quelle fiction est construite par Anna Solal entre mathématiques et reliquaire technologique ?
« Faux semblants » espère ici mettre en lumière un mécanisme propre à la création contemporaine : le jeu qui devrait nous permettre de « lire les signes » et de les interpréter.
Léo Guy-Denarcy est directeur de l’École d’art de Tours, directeur adjoint de l’Esad TALM (Tours-Angers-Le Mans). Il est également critique d’art et commissaire d’exposition.
Entretien avec Ana Solal
Léo Guy-Denarcy : Vous travaillez en général à partir d’objet que vous recyclez ou dont vous modifiez l’usage jusqu’à parvenir à la figuration. Comment se fait cette transition depuis le rebut vers la forme ?
Anna Solal : Je travaille par va-et-vient entre mon panel d’obsessions personnelles et ce que la matière me suggère. J’essaye de garder le maximum de flexibilité dans mon regard et dans mes intentions, je porte l’œuvre autant qu’elle me porte, sans programme préétabli. À ce titre, je suis assez inspirée par l’œuvre de Jack Spicer.
Léo Guy-Denarcy : Vos tableaux font souvent intervenir des masques, des références à la culture populaire ou encore à des pièces d’autres artistes. Comment fonctionne dans votre production ce travail d’intertexte ?
Anna Solal : Cela se fait naturellement, l’imaginaire est une histoire collective. Regarder autour de moi, tout simplement, est déjà la moitié du travail. Plus les sources paraissent inappropriées à l’idée sacralisée de ce qu’on fait de l’Art, plus cela peut être exaltant à insérer. La méthode est qu’il n’y a pas de méthode, mais plutôt un ensemble de techniques et de gestes qui doivent trouver leur place avec cohérence et harmonie, porter en eux la promesse d’un sens.
Léo Guy-Denarcy : C’est intéressant cette dimension de l’inapproprié dans vos travaux. En ce sens vous rapprochez de l’art ce qui ne semble pas de premier abord y faire référence. Cela amène, on le voit, à des rapprochements de pensée, mais aussi visuels dans vos pièces. Cherchez-vous à travailler par association d’idées (ou par contresens) ?
Anna Solal : L’art le plus puissant est probablement celui qui effectue les déplacements les plus inattendus, dans le sens où il accueille au sein de sa réflexion non seulement ce qui n’était pas bienvenu, mais même ce qui était jusqu’alors rejeté. La question de l’indésirable ou de l’obscène est une question qui se déplace ; ce qui est insupportable à une époque peut être valorisé à une autre. De fil en aiguille, cela revient à se poser des questions politiques, ou, disons d’ordre moral, sur le monde dans lequel nous évoluons. Elles pourraient se résumer ainsi : Qu’est-ce qui est beau ? Qu’est-ce que je désire protéger et mettre en valeur ? Qu’est-ce que je souhaite refaire ou, au contraire, ne jamais reproduire ? Toutes ces questions sont connectées entre elles. En dessous de tout ça, il y a un pacte. L’art est une promesse concrète ; les objets et les matières qui la constituent sont l’interface entre le monde qu’il nous tient à cœur de dévoiler et le regardeur.
Léo Guy-Denarcy : Les fleurs semblent être produites à partir de décombres de notre monde contemporain. Est-ce une critique de la surproduction et du consumérisme ?
Anna Solal : J’espère que les personnes qui contempleront ces pièces seront poussées à placer le curseur de lecture un peu plus loin que cet inévitable poncif. À part Katy Perry qui part faire du tourisme spatial, j’imagine que toute personne normalement constituée est tout à fait inquiète de la tournure délétère que prend le capitalisme à l’échelle mondiale.
Anna Solal est née en 1988 à Dreux. Elle vit et travaille à Paris. Elle appartient à une nouvelle génération d’artistes qui se distingue par une prédilection pour le « fait main », pour le croisement sans hiérarchie de processus empruntés à l’art et à l’artisanat. Ses assemblages sont fabriqués à partir d’objets rebuts qu’elle glane au cours de ses déambulations. Ils sont recomposés en motifs aériens, comme des oiseaux ou des cerfs-volants. Brutalement figurative, cette iconographie pop, anxieuse et mouvante, met en avant l’isolement de l’individu et une forme d’abstraction dans laquelle il navigue. Anna Solal a exposé au Palais de Tokyo (Paris), au CAC Passerelle de Brest, au Musée des abattoirs de Toulouse, ou encore à Interstate Projects (New York).
https://www.annasolal.com/index/
Entretien avec Hana Martinelli
Léo Guy-Denarcy : On remarque dans votre travail nombre de titres qui évoquent le corps à l’image de Langue (2024) ou Mâchoire (2024), mais aussi une vision organique dans les pièces que vous présentez. Cela semble faire état d’une division entre la partie et le tout. Quelle est la place que prend justement le corps dans la composition dans votre imaginaire ?
Hana Martinelli : Pour les pièces que vous évoquez, je suis partie au départ de la question de la chasse, qu’il s’agisse de la chasse animale (la chasse à cours), la chasse « humaine » ou encore la chasse sexuelle. Il s’agissait pour moi de donner à voir l’animal et cela sans passer par des représentations très ou trop symboliques. Pour la forme, celle-ci vient des objets que je glane et qui orientent ma production. Pour les Peaux de bêtes, je voulais revenir à l’esthétique du trophée de chasse. Avec ces pièces, je travaille sur la forme du symbole cuir de maroquinerie pour l’une, et pour l’autre, j’utilise des techniques de couture qui me permettent de travailler à la manière d’une peau tannée. Concernant Langueet Mâchoire que vous évoquez, je souhaitais à ici aborder la question du silence, c’est d’ailleurs ce dont parle le titre global du projet de résidence « Mordre le silence » réalisé avec l’association Mode d’emploi. Il me semble que la question du silence est centrale dans le cas des violences sexuelles, on demande à cet endroit aux victimes de « parler » puis on leur demande immédiatement de se taire, il y a de fait une ambiguïté du rapport à la parole. Il me paraissait judicieux d’en revenir à ce qui rend possible la parole c’est-à-dire certains éléments de notre bouche.
Léo Guy-Denarcy : Et cela évoque aussi une dimension animale.
Hana Martinelli : Tout à fait, le tapis convoyeur que je nomme Langue rappelle aussi les animaux lorsqu’ils lapent l’eau, de même les éléments qui forment mâchoire me rappellent un piège. Les titres en cela me permettent de revenir vers quelque chose de bestial qui pourrait tirer vers le monstrueux.
Léo Guy-Denarcy : On retrouve également dans vos travaux deux dimensions presque opposées. Une forme assez mascu, bandage qui pourrait rappeler les artistes de la côte ouest américaine des années 80-90, une esthétique qui est ici rapprochée d’un rapport de domination, des questions incestueuses et des dominations sur le corps. Est-ce que c’est pour vous une volonté d’user d’un autre biais ou travaillez-vous d’une esthétique pour mieux la dénoncer ?
Hana Martinelli : D’une certaine manière, oui. J’ai commencé mes recherches avec un ouvrage d’Elsa Dorlin Se défendre, Philosophie de la violence(2017) dans lequel est mis en lumière tout ce rapport de soin, l’attention à autrui. Dorlin prend un contrepied à la notion du « care », ce qui va mettre en lumière les processus de soin soulignant le fait que les personnes en charge de ces missions sont la plupart du temps des femmes, issues de minorités et précarisées. Dorlin construit alors une notion de « dirty care », théorisant l’attention à l’autre comme étant une possibilité d’anticiper sa colère, mais aussi les attentes et les demandes. Lorsque je parle de la figure du monstre dans mon travail, j’imagine ce qui pourrait être fait de terrible à mon encontre et en les élaborant je m’en sers pour me protéger, pour prendre soin de moi.
Léo Guy-Denarcy : Il y a aussi un soin de l’objet qui transparait.
Hana Martinelli : Tout à fait. Je les récupère la plupart du temps au rebut, je les nettoie, j’en prends soin. En passant par eux, je leur donne le récit des violences intra familiales, de domination et d’exploitation. Les œuvres viennent ici me soigner. Par conséquent, lorsque je sélectionne des objets de récupération, c’est avant tout parce que leurs couleurs et leurs matières me plaisent. En revanche, je trouve intéressant que l’on m’en parle souvent et ramène mon travail à cette esthétique, car cela soulève la question de la sexualisation de certaines matières. De même, je ne cherche pas à genrer les matériaux. Ce n’est pas parce que, dans l’imaginaire collectif, les véhicules sont associés au masculin que je choisis spécifiquement ces objets. Même si la question du reclaim est pertinente, dans mon cas, mon choix est avant tout motivé par la manière dont ces objets m’évoquent des formes et des possibilités de transmission de récits.
Léo Guy-Denarcy : Un faux semblant en sommes, une apparence trompeuse.
Hana Martinelli : Peut-être, et c’est aussi une façon par les pièces de me protéger de l’environnement. Je trouve intéressant qu’on me parle souvent du BDSM lorsque l’on découvre mon travail, là où ce n’est pas mon premier attrait. Je suis certainement intéressé par le sujet, mais là aussi ce doit être un « faux semblant ».
Léo Guy-Denarcy : Cette fonction de protection que vous évoquez me fait penser par certains traits aux contes pour enfants et notamment à la lecture qu’en propose Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées (1976), ou comment la monstruosité des péripéties permet, en déconstruisant l’univers des adultes, d’adapter et de peut être protéger le monde de l’enfance.
Hana Martinelli : À cela s’ajoute dans mon travail une dimension instinctive. Ce que je cherche à produire dans mon travail m’amène à un dialogue avec l’objet, à penser tout ce qui peut en ressortir. Votre question est intéressante, car l’imaginaire du monstre dans mon travail est intrinsèquement lié au « jeune public » et à une expérience que j’ai eu lors d’un travail de médiation au sein du centre d’art le CCC-OD. Lorsqu’on fait de la médiation avec un jeune public, on commence toujours par leur perception : on leur demande ce qu’ils voient, ce qu’ils ressentent, à quoi cela leur fait penser, avant de leur expliquer les intentions de l’artiste.
Léo Guy-Denarcy : Et de fait, s’il ne s’agit pas forcément d’un « qui » c’est peut-être un « quoi » ce monstre dans votre travail ?
Hana Martinelli : Je pense qu’il s’agit plus d’une figure, d’une aura. C’est aussi une colère sous-jacente. En travaillant sur les figures incestueuses, j’ai pu remarquer que les artistes qui s’intéressent à ce sujet autour de moi travaillent sur des notions pour la plupart issues d’une amnésie traumatique qu’elles ont vécues. Ces personnes ont pour la plupart une colère explosive. Ce n’est pas mon cas. Comme je me suis construite avec ces souvenirs lesquelles ont toujours été avec moi, cette colère m’habite, mais d’une certaine manière elle me protège et transparaît à travers mes pièces.
Léo Guy-Denarcy : Lors de la préparation de cette exposition, vous m’avez alerté sur la nécessité de conserver une lecture et une interprétation politique dans votre travail. Cet engagement vous le jugez comme consubstantiel à l’œuvre et pourtant, comme nous l’avons vu, il est possible d’en avoir une première lecture en méconnaissance de votre engagement.
Hana Martinelli : Oui je ne veux pas emprisonner le spectateur et c’est peut-être pour cela, comme nous l’évoquions, que je travaille avec des matériaux et dans des compositions qui peuvent attirer. Cette dimension a toujours été présente dans mes œuvres. J’évite d’être frontale et j’essaie d’avoir une approche subtile des sujets que j’évoque. C’est ce qui me permet de redécouvrir des notions qui traversent mon œuvre et mes pièces. En cela, la question de l’inceste a toujours été présente, mais je ne voulais pas le voir. Pour répondre à votre question plus directement, je pense que je me refuse à l’idée que l’on dépolitise mon travail, mais il doit pouvoir avoir une pluralité de lecture. Aussi je pense que ce faux semblant qui est au cœur de l’exposition donne un parfait point de départ, on peut pressentir quelque chose dans les formes et il conserve sa substance.
Née en 1999, vit et travaille à Tours. Hana obtient son diplôme national supérieur d’expression plastique (DNSEP) avec mention « Mise en espace » en 2023. Sa pratique de la sculpture se construit autour d’objets du quotidien qui ont perdu leurs utilités initiales. Elle les sélectionne en fonction des caractéristiques esthétiques, des charges émotionnelles et des symboliques qu’elle perçoit en eux.
L’artiste remanie ces objets, elle les « soigne », les répare, transformant ainsi leur utilité initiale en une trace mémorielle. À travers cette transmutation ces objets conservent une cicatrice devenant support de récits et d’une mémoire commune.
Elle associe à sa pratique de collecte d’objets une réflexion politique influencée par ces lectures écoféministes, mettant l’accent sur les notions de protection, de sécurité et de violence liées à ces objets.
https://hanamartinelli.com/
Entretien avec Christian Berst, à propos de Tomasz Machciński
Léo Guy-Denarcy : Comment s’est passé pour vous la découverte du travail de Tomasz Machciński qu’est-ce qui dans l’œuvre de ce dernier vous à « séduit », si le terme convient ?
Christian Berst : Je ne réfute pas le terme de séduction. L’adhésion au travail de Tomasz a été immédiate. J’avais déjà travaillé sur le matériau photographique dans l’art brut et, depuis un certain nombre d’années, l’idée du fétichisme en photographie était devenue centrale dans mon analyse. En effet, cela fait état de ce que Harald Szeemnan appelle une « méthodologie individuelle », notamment chez Machciński. On le constate chez quelques autres exemples éminents à l’image de Miroslav Tichy. La particularité que je découvre dans cette œuvre est que cette « mythologie » n’est pas destinée à une autre audience que celui qui la réalise. Aussi j’ai eu envie de creuser ce sillon-là pour essayer de comprendre, de saisir, les analogies que l’on pouvait faire entre fétichisme et art brut.
Léo Guy-Denarcy : La rencontre avec l’œuvre de Tomasz Machciński prend ici tout son sens.
Christian Berst : Bien sûr. Je découvre l’œuvre et, spontanément, je vois le déploiement de cette vision scopique, itérative et, sans l’avoir rencontré, je saisis d’emblée une véritable quête d’identité à travers une œuvre des plus touchantes.
Léo Guy-Denarcy : C’est peut-être à cet endroit qu’il est rapproché de Cindy Sherman. Il me semble pourtant qu’on trouve de nombreuses distinctions entre ces deux œuvres ?
Christian Berst : Oui et nous faisons le rapprochement à notre tour dans plusieurs publications. Néanmoins, comme vous le dites, l’approche est différente et, si l’on y réfléchit bien, elle est presque opposée. Comparaison n’est pas raison et si l’on tisse des liens on voit vite que les intentions sont contraires à l’endroit même du processus. En cela, Cindy Sherman dans ses travaux nous tend un miroir, notamment sur la condition de la femme, sur son époque, nos sociétés. Tomasz Machciński, à la différence, se tend un miroir à lui-même. La construction de son identité, justement, depuis cette croyance en une filiation avec cette actrice américaine dont il pourrait prendre à son tour les rôles.
Léo Guy-Denarcy : La perte de cette première identité l’aurait conduite à revêtir l’ensemble des autres ? J’entends ce récit qu’il s’écrit en orphelin de guerre ayant reçu un autographe de l’actrice hollywoodienne Joan Tompkins, avec la mention « Avec amour à Tommy de Mère Joan ». Ce courrier lui permet une identification à la star puis la fin d’un rêve, comme si son « rêve américain » disparaissait soudainement.
Christian Berst : On peut le penser. C’est comme si, en ayant perdu cette première certitude, il avait ouvert un océan de possibles.
Léo Guy-Denarcy : Ce qui va ouvrir une galerie de portraits et de rôles. C’est comme si en ayant perdu l’actrice, il avait conservé le cinéma.
Christian Berst : Oui. Ce qui l’amène, comme vous dites, à essayer tous les rôles possibles et imaginables. Avec quelques accessoires, sa vie devient exaltante, et pour lui le jeu devient une part de sa vie, il s’y implique et fait perdurer cette mise en scène entre la vie et l’œuvre.
Léo Guy-Denarcy : À côté de ce cliché, au sens photographique, mais aussi de l’aura qui transparaît dans ces personnages, est-ce qu’il les fait vivre avec lui ?
Christian Berst : Non, il ne faut jamais oublier que dans la petite ville polonaise de Kalisz où il vivait, son quotidien était fait de ses journées à l’usine. Il n’avait pas de lien ou de contact avec l’art, il ne fréquentait pas les milieux artistiques. Il s’agit d’une société prise dans le double carcan du communisme et du catholicisme. Il me semble, du moins je pense, qu’il était « populaire » comme on dit aujourd’hui. Il était drôle, très intelligent et donc très apprécié. Cela lui donnait conscience qu’avec de tels clichés il se mettait en danger. Il restait donc très prudent à l’égard de sa production artistique. Il aimait raconter une anecdote : il avait une photo de lui travesti en femme avec un chapeau dans son portefeuille. Parfois il la montrait à ses collègues de travail. Ces derniers étaient très impressionnés par la beauté de sa fiancée. Cela l’amusait beaucoup.
Léo Guy-Denarcy : Dans la publication American dream j’ai été très touché par la citation de Tomasz Machciński « la règle c’est minimum d’accessoire, maximum de corps ». C’est-à-dire qu’il y a vraiment ce travail qu’il mène sur sa propre personne, son corps, son visage.
Christian Berst : Tout à fait, c’est aussi une manière pour lui d’assumer le corps qui était le sien. Et d’assumer et finalement magnifier cette difformité liée à la tuberculose osseuse contractée lorsqu’il était enfant. C’est probablement là qu’il travaille au mieux cette question d’une recherche d’identité et d’exploration de sa singularité. Néanmoins, je distinguerai à cet endroit son travail de celui, par exemple, d’Urs Lüthi. Là où chez Lüthi on va avoir une question de transgression de genre, chez Machciński on est dans l’incarnation d’une fluidité de genre, sous une forme presque dé-sexualisée. Il peut être indifféremment un homme, une femme et cela sans enjeux socioculturels ou politiques. C’est intéressant d’ailleurs d’observer ses premières photographies dans lesquelles il cherche une ressemblance avec une personnalité : Jésus, Freud, Marx ou encore le Pape. Plus son œuvre s’est construite, plus il s’est émancipé de cette béquille pour s’autoriser à être quelqu’un d’autre. Par ailleurs, je remarque que les femmes ont joué un rôle prépondérant dans ce travail à la fin de sa vie.
Léo Guy-Denarcy : Comme s’il n’avait plus besoin d’un alibi.
Christian Berst : De la même manière qu’il s’est émancipé d’une personnalité comme Joan Tompkins, avec ses ambiguïtés et ses faux-semblants justement. C’est intéressant d’ailleurs, car on constate qu’elle a pendant un temps gardé les travaux de Tomasz à distance jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’ils étaient importants, puis elle a tenté une réappropriation par certains aspects abusive, la plaçant au centre de son œuvre. Comme nous l’avons dit, cela le conduit ensuite à une production prolifique et plus ouverte et avec de multiples incarnations. C’est là où je pense que, vers la fin, les personnages, à l’image des demi-mondaines, étaient devenus des « genres ».
Léo Guy-Denarcy : Tout à fait, on constate qu’il joue « la bourgeoise », la « noble ». Et cela souvent, on le remarque, avec un côté décati, à l’image d’un monde ou d’une société où les grandes heures sont passées.
Christian Berst : Il montre aussi avec son corps comment agit le vieillissement et c’est probablement là que le « décati » que vous évoquez est le plus sensible, une manière aussi d’accepter sa vieillesse et ses failles. Un regard sur la mort qui vient.
Tomasz Machciński (1942-2022), orphelin de guerre et ouvrier polonais, a consacré 50 ans de sa vie à réaliser plus de 22 000 autoportraits photographiques. Dix ans avant Cindy Sherman, Machcinski s’est lancé dans une quête d’identité effrénée. Découvert récemment, ce grand œuvre a été acclamé aux Rencontres d’Arles, à Paris Photo, au Musée d’art moderne de Varsovie et à l’Independent Art Fair, à New York.
https://christianberst.com/artists/tomasz-machcinski