Pour sa réouverture le 2 juin 2020, Carré d’Art annonce un aménagement de sa programmation estivale autour de l’accrochage 2020 de la collection.
La Projet Room consacrée à Ettore Favini avec « Au Revoir » est prolongée jusqu’à fin septembre. L’exposition très attendue de Nairy Baghramian, « Coude à Coude », prévue du 3 avril au 20 septembre 2020 est décalée à l’été 2021.
L’équipe de Carré d’Art proposera à partir du 19 juin un regard particulier sur certaines œuvres de sa collection avec « Des visages – Le temps de l’autre ». Au troisième étage, cette exposition rassemblera des pièces de Yto Barrada, Christian Boltanski, Sophie Calle, Patrick Faigenbaum, Suzanne Lafont, Latoya Ruby Frazier, Annette Messager, Walid Raad, Ugo Rondinone, Thomas Ruff, Thomas Schutte, Andres Serrano, Mounira al Solh, Thomas Struth, Taryn Simon.
Le communiqué de presse qui annonce la réouverture de Carré d’Art décrit ce projet en quelques lignes :
« Dans ces temps de confinement où toute personne pourrait sembler être une menace et où nous avançons masqués, cette exposition constituée en grande partie d’œuvres de la collection nous amène à porter un regard sur l’autre. De nombreuses œuvres de la collection comportent des visages allant de Thomas Ruff, Sophie Calle à Latoya Ruby Frazier. Il y aussi des masques que l’on peut trouver chez Annette Messager et Ugo Rondinone qui dans un autre temps n’étaient pas pensés pour se cacher mais pour se créer des personnalités multiples ».
On attend avec intérêt et une certaine impatience de découvrir « Des visages – Le temps de l’autre ».
Chroniques à suivre sur cette proposition et sur la Project Room de Ettore Favini…
Le recentrage des expositions autour des collections et la remise en cause des grands projets « gros consommateur de transports aériens et de scénographies peu durables » semblent être devenu en quelques semaines la nouvelle doxa…
On consacre donc la suite de ce billet à l’accrochage 2020 de la collection qui se développe au deuxième étage de Carré d’Art. Inaugurée en février, cette présentation n’a été visible que quelques semaines avant le confinement. Assez curieusement, aucun titre n’a été donné à cette proposition alors que les précédentes ont souvent fait écho à des lectures éclairantes…
En savoir plus :
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Les œuvres sélectionnées pour l’accrochage 2020 de la collection sur Navigart
Carré d’Art : Accrochage 2020 de la collection
Une présentation par Jean-Marc Prevost, conservateur du patrimoine et directeur de Carré d’Art
Une collection se construit au fil du temps et est finalement ce qui permet de penser une histoire, des histoires. La constitution de la collection de Carré d’Art a débuté dans les années 1980 avant même l’ouverture du musée. C’est aujourd’hui un véritable « trésor » qui constitue le patrimoine de chacun dans un moment où tout est soumis à un mouvement perpétuel et à la dématérialisation. Les différents accrochages permettent de faire dialoguer les œuvres entre elles, ouvrir de nouvelles perspectives et interrogations. Elles sont là pour déclencher un plaisir esthétique mais aussi nous interroger ou même nous déranger dans nos certitudes. Sans donner de réponses, elles permettent de regarder le monde d’une autre façon dans sa complexité.
Paradoxalement entrer dans un musée c’est suspendre le temps mais aussi être en prise direct avec ce qui constitue le présent par l’intermédiaire d’œuvres qui reflètent les questionnements qui sont les nôtres.
Ce nouvel accrochage permet de voir et revoir des œuvres de Supports/Surfaces. Une salle entière est consacrée à Toni Grand, un des artistes les plus importants du mouvement. Un choix a été de présenter un ensemble d’œuvres majeures de la peinture des années 80 et 90, Francesco Clemente, Enzo Cucchi, Martin Disler, Alain Jacquet, Sigmar Polke. La grande peinture d’Enzo Cucchi, brillant hommage à Arthur Rimbaud, est présentée en relation avec l’Exposition « Rimbaud Soleillet » organisée par la Bibliothèque début 2020.
On y découvre également des œuvres entrées récemment dans la collection, souvent acquises suite à une exposition au musée. Certaines d’entre elles sont présentées pour la première fois comme Jumana Manna, Guillaume Leblon, Julien Creuzet. L’ensemble de photographies d’Yto Barrada et l’installation vidéo d’Hito Steyerl sont des dépôts récents du Fonds National d’Art Contemporain.
Accrochage 2020 de la collection – De salle en salle
On a souvent souligné ici le sens de l’accrochage Jean-Marc Prevost. Une fois de plus, il réussit avec élégance et efficacité et sans complaisance à mettre le visiteur face aux œuvres, face à lui-même et à la complexité du monde.
Les quelques commentaires d’œuvres qui suivent sont extraits du dossier de presse.
Salle 1 : Jean-pierre Pincemin, Claude Viallat, Daniel Dezeuze et Noël Dolla
On retrouve dans cette première salle du parcours, comme c’est souvent le cas, une sélection des œuvres de Supports/Surfaces conservée par Carré d’Art. Si la Tarlatane de Noël Dolla et la bâche de Claude Viallat ont été vues récemment, la plus part n’ont pas été exposées depuis plusieurs années…
Salle 2 : Ugo Rondinone, Gerhard Richter, On Kawara
Cette petite salle a souvent été le lieu de conversations surprenantes et séduisantes. Pour cet accrochage 2020, le triangle Rondinone, Richter, Kawara ne déroge pas à l’habitude…
Ugo Rondinone – Blue White Blue Clock, 2013
Vitrail et cerclage métal
Les horloges sont un motif récurrent dans le travail d’Ugo Rondinone. Ce sont des vitraux transparents dont émane une lumière naturelle ou artificielle. Cette lumière nous met en relation avec ce qui est audelà de l’espace dans lequel nous sommes avec un espace métaphysique, cosmique. En ce sens, la technique du vitrail nous renvoie aux grands vitraux des édifices religieux, à la présence transcendante de la lumière au sein de l’espace architectural.
Horloge, avec des chiffres romains, mais sans aiguilles, elle nous place dans un temps suspendu propre à la rêverie et au retour sur soi. Les horloges nous coupent toujours de la réalité pour nous amener à revenir à un temps plus subjectif et intime.
Achat en 2016 avec l’aide du FRAM à la suite de l’exposition Ugo Rondinone, becoming soil
Salle 3 : Enzo Cucchi, Francesco Clemente, Martin Disler, Sigmar Polke, Alain Jacquet
Cette salle, à la lumière compliquée, et où on garde quelques mauvais souvenirs de reflets impossibles, rassemble six toiles où dominent les grands formats de la peinture des années 80 et 90. Certaines, rarement été montrées, constituent de réelles découvertes pour nombre d’habitués du musée…
Salle 4 : Toni Grand
Quatre œuvres de Toni Grand sont présentées dans la salle qui ouvre sur l’escalier de Carré d’Art. Elles proposent de poser un regard sur ce sculpteur singulier qui fut quelque temps un compagnon de route de Supports/Surfaces…
Salle 5 : Stan Douglas, LaToya Ruby Frazier, Yto Barrada
Dans cette salle trois noms qui ont marqué l’histoire récente de Carré d’Art avec les remarquables expositions proposées par Jean-Marc Prevost.
On retrouve la magistrale installation de LaToya Ruby Frazier et deux impressions numériques montée sur Dibond de Stan Douglas… L’ensemble de photographies d’Yto Barrada est un des dépôts récents du Fonds National d’Art Contemporain…
Stan Douglas – Skyline, 2017
Photographie numérique chromogénique montée sur aluminium Dibond
Stan Douglas suit des études au Emily Carr College of Art and Design. Tout comme Ken Lum, Roy Arden, Ian Wallace, Jeff Wall et Rodney Graham, il développe une approche conceptuelle du médium photographique ou cinématographique, il fait partie du mouvement appelé Ecole de Vancouver. L’espace de représentation, fictionnalisé, est chez lui largement ouvert à une réalité sociale, économique et politique et une réflexion sur les médias. Par les références à l’histoire de Vancouver, musicales (free jazz), littéraires et l’usage d’images d’archive, il croise sa réflexion sur l’impact des médias, leur réception, avec une réflexion sur l’échec des utopies.
Cette photographie a été prise à New York. Elle fait partie de la série Blackout, moment de pannes électriques qui ont plongé la ville dans l’obscurité totale. Il a fait de nombreuses recherches sur les dérèglements des blackouts de 1977, en 2003 et celui lié à la tempête Sandy de 2012. En 1977 il y avait eu beaucoup de cambriolages et d’agressions mais en 2003, au contraire après le 11 septembre les habitants de New York se sont entraidés. Cette image suit un scénario hypothétique pouvant survenir dans un futur proche.
L’image comme toute les œuvres de Stan Douglas est composée de plusieurs images ce qui nécessite un important travail de post-production. Cette œuvre complète une œuvre déjà acquise de la série Crowds and Riots où l’intérêt est porté sur les moments de rupture.
LaToya Ruby Frazier – Pier 54 – A human right to Passage, 2014
Impressions photographiques sur toile de jeans
Les tirages photographiques noir & blanc de la performance scénarisée de L.R. Frazier montrent l’artiste habillée de blanc sur le quai 54 de New York, brandissant des drapeaux sur lesquels sont visibles des photographies provenant de la bibliothèque du Congrès face à des points de vue de New York très précisément choisis qui font écho à l’histoire de la ville, notamment les déplacements de personnes, le passage ou la rétention des migrants. Le quai 54, où débarquèrent en 1912 les rescapés du Titanic, est actuellement en cours de gentrification, la mémoire en disparaissant progressivement.
Les photographies imprimées sur toile de jean rendent hommage à la toile dite « denim », originaire de Nîmes en sachant qu’il y a une forte probabilité que le fabricant nîmois ait débarqué sur le Pier 54. Actuellement, Levis dénie l’origine française de la toile de jeans. L’acier fait référence au portique d’entrée du quai 54.
Latoya Ruby Frazier s’est fait connaître par son travail photographique The Notion of Family qu’elle poursuit depuis plusieurs années, ayant pour sujet la réalité politique et sociale de Braddock, banlieue ouvrière de Pittsburgh. Cette série révèle le caractère performatif de son travail qui n’est pas sans avoir une dimension activiste.
Cette acquisition a été possible suite à l’exposition à Carré d’Art en 2015.
Salle 6 : Julien Creuzet et Jumana Manna
Dialogue entre deux artistes récemment entrés dans les collections de Carré d’Art et exposés pour la première fois…
Julien Creuzet – Poème en entier, corps en sueur, est de l’okoumé d’un autre temps, 2018
Deux rangées de sièges d’avion, métal, bois, plastique, câble, éponge de mer
Les œuvres de Julien Creuzet laissent entrevoir des histoires douloureuses, à la fois personnelles et plus universelles sans qu’il soit possible de séparer les unes des autres. Il place au cœur de ses installations le lien entre identités et économies qu’il s’agisse de trajectoires transatlantiques des Antillais ou celles des migrants du sud. Si les termes « archipéliques » et « créolisation » reviennent comme des mantras dans son vocabulaire ou dans les articles écrits sur lui, c’est qu’il s’agit bien d’une manière de faire et d’être au monde, fragmentaire et traversée par une multiplicité d’identités.
Dans Poème en entier, Corps en sueur les sièges d’avions semblent venir de s’échouer sur une plage après une longue dérive dans l’océan. Ils assument leur verticalité pour devenir un monument aux disparus et semblent rescapés d’un redoutable naufrage. De nombreuses images nous viennent à l’esprit face à cette installation. Les voyages, les catastrophes, les cyclones vus dans les médias, les géographies maudites, l’Atlantique noir, la diaspora, les flux de touristes et d’émigrés. La figure noire à la proue a une forme anthropomorphique mais peut aussi faire penser à un arbre calciné.
L’installation Poème entier, Bleu de la mer, est un assemblage de câbles en métal et plastique dans lesquels est perdu un coquillage bleu. Ce sont des éléments ordinaires qui après avoir été abandonnées sur les plages ou dans les rues sont réunis par l’artiste pour constituer un réseau de correspondances visuelles. C’est un paysage pictural fait d’éléments hétérogènes de diverses provenances. Ces deux installations sont accompagnées d’un poème de l’artiste qui est en quelque sorte le cartel de l’exposition.
Jumana Manna – Heel, 2016
Pigment, résine, fibre de verre, laque, échafaudage, bois et mousse
Jumana Manna réalise des films et des installations s’attribuant parfois les méthodologies de l’historien ou de l’anthropologue. Elle s’immerge toujours totalement dans ses projets pour définir une pratique qui interroge les limites du corps en relation avec des narrations historiques et nationalistes. Elle crée des sculptures qui sont à la fois une déconstruction et des agrégations de nombreux éléments. Elle utilise de la résine mais aussi des os, du bois ou des objets ready-made. Les objets sont réutilisés hors des usages qui leur ont été assignés pour laisser advenir d’autres récits et affirmer leur dimension matérielle.
Cette œuvre fait partie d’une série liée à une recherche autour du luxueux palais El Badi construit au début du 16ème siècle à Marrakech pour célébrer la victoire sur l’armée portugaise dont les plus belles parties seront, un siècle plus tard, utilisées pour construire la ville de Meknes. Pour Jumana Manna, la sculpture est un espace privilégié pour explorer la matérialité, la relation physique que le corps entretient avec les objets, l’espace et les matériaux ; « Je suis intéressée à la façon dont les objets sont des véhicules ou des agents comme nos corps sont des vaisseaux de subjectivité ». Cette forme presque organique, polie par le temps redevient un objet qui mérite l’attention. Le soutien en métal peut faire penser au déplacement mais aussi à la préservation. Comme dans le projet qu’elle a développé en 2014, Menace of the Origins elle met en évidence la potentielle violence des fouilles archéologiques et l’instrumentalisation des vestiges. Cette œuvre complète l’ensemble des œuvres liées aux artistes du bassin méditerranéen de la collection.
Salle 7 : Guillaume Leblon
Le parcours se termine avec une installation de Guillaume Leblon (Giving substance to shadow, 2013), un don de l’artiste au musée qui est elle aussi présentée pour a première fois…
Guillaume Leblon – Giving substance to shadow, 2013
Échelle, photographie, tortue, plâtre et sable
Guillaume Leblon est un des artistes français les plus présents sur la scène française et internationale. Cette installation peut être vue comme un paysage avec une échelle, une tortue et une photographie de l’océan. Ces objets énigmatiques imposent une distance, le silence au visiteur qui doit se contenter d’observer. Le sol, blanc, en plâtre semble receler des objets fraîchement découverts.
Dans leurs potentialités physiques, les formes et matériaux semblent s’imprégner du passage du temps dans sa dimension atmosphérique autant que mémorielle.
Il s’agit toujours pour l’artiste de mettre en mouvement le travail du regard, d’inscrire la notion de passage dans la conception même de l’œuvre. Il définit un espace poétique ouvert où les questions du temps, de l’absence, de la mémoire sont continuellement repensés.