Romain Dumesnil et Jérémy Laffon – Fugitives à la Galerie de la Scep


Jusqu’au 15 janvier 2022, la galerie de la Scep réunit Romain Dumesnil et Jérémy Laffon pour « Fugitives », une magnifique exposition, construite avec rigueur autour de pièces qui par leurs matériaux, leur mode de production et leur inscription dans l’espace n’hésitent pas à montrer leur fragilité, mais aussi leur disposition à être parfois insaisissables et à échapper aux regards des visiteurs…

Au rez-de-chaussée, la fragile et majestueuse Psychic forest (white variations) de Romain Dumesnil accueille de visiteur dans une atmosphère étrange et incertaine.

Des tuyaux multicouches de couleur blanche, utilisés en plomberie, construisent de curieuses sinuosités. Elles occupent discrètement l’espace, laissant imaginer une installation en cours.

Romain DumesnilPsychic forest (white variations), 2021. Machines à fumées modifiées, tubes multicouche, mandragora officinarium (mandragore), eau de roche et artemisia absinthium (absinthe), dimensions variables – Fugitives à la Galerie de la Scep

Reliés à des machines à fumée, ils diffusent, à dose homéopathique, des substances psychoactives aux propriétés hallucinogènes (mandragore, eau de roche et absinthe) qui sont supposées troubler le comportement. Activée, cette mystérieuse forêt « enchantée » s’impose alors avec une spectaculaire, mais fugace évidence…

Romain Dumesnil et Jérémy Laffon - Fugitives à la Galerie de la Scep – Photo © Nassimo Berthommé

Romain DumesnilPsychic forest (white variations), 2021. Machines à fumées modifiées, tubes multicouche, mandragora officinarium (mandragore), eau de roche et artemisia absinthium (absinthe), dimensions variables – Fugitives à la Galerie de la Scep – Photo © Nassimo Berthommé

Au-dessus de la porte et d’une des cimaises, on aperçoit deux piolets qui paraissent pouvoir être animés par le mouvement d’une came en aluminium…

Jérémy LaffonEpilêpsis, 2013. Machines, aluminium et piolets, détecteur de mouvement inversé – Fugitives à la Galerie de la Scep

Ils semblent s’être attaqués aux murs de la galerie. À l’ouverture de l’exposition, ces deux Epilêpsis (2013) de Jérémy Laffon étaient mis en action dès qu’un détecteur de présence s’assurait qu’aucun visiteur n’occupait la pièce… Ces deux « pics-verts » offraient alors une vie sonore à l’énigmatique forêt de Romain Dumesnil. Sur son site, Jérémy Laffon souligne qu’il y a dans cette proposition « un aspect anti spectaculaire et un côté frustrant -voire déceptif- pour le spectateur, car il l’entend, mais ne la voit jamais en marche ». Malheureusement, comme dans la nature, ils ont été troublés par la présence humaine du voisinage…

Cet ensemble est complété par deux pièces en relief de Romain Dumesnil qui se font face. Elles appartiennent à sa série Solid.

Romain DumesnilSolide, 2020. Aluminium, 30 x 40 x 3 cm et Solide, 2021. Béton, 30 x 40 x 3 cm – Fugitives à la Galerie de la Scep

Ces compositions aléatoires générées par ordinateur via un algorithme associé aux variations magnétiques de l’atmosphère sont reproduites ici en béton pour l’une et en fonte d’aluminium pour l’autre…

Au début de la descente d’escalier, pour Systemic blue (2021), Romain Dumesnil assemble une série de plumes qui proviennent de la mue naturelle d’une conure turquoise (Pyrrhura molinae), un petit perroquet originaire d’Amérique du Sud.

Romain DumesnilSystemic blue, 2021. Plumes de conure turquoise, 37 x 1,5 x 12 cm – Fugitives à la Galerie de la Scep

Si l’on prend le temps d’observer ces plumes, leur couleur turquoise paraît être assez « fugiltive »… Dans un post, sur les réseaux sociaux, l’artiste en précise les raisons « (…) contrairement aux autres couleurs, la couleur bleue des oiseaux n’est pas due à la présence de pigments dans le corps de l’oiseau. La couleur bleue provient plutôt de la structure physique des plumes, qui crée un effet de résonance des ondes lumineuses, lequel produit à son tour un aspect bleu structurel. En d’autres termes, c’est la forme qui crée la couleur »…

Romain Dumesnil et Jérémy Laffon - Fugitives à la Galerie de la Scep

Jérémy LaffonLa cheminée de Géraldine, 2021. Pierre de Vers-Pont-du-Gard (molasse coquillière), mortier, encres Posca. dimensions variables – Fugitives à la Galerie de la Scep

Au bas de l’escalier, le regard est immédiatement happé par l’imposante cheminée de Géraldine (2021) que Jérémy Laffon a entaillée avec détermination et probablement avec une disqueuse dans la friable pierre du Languedoc (molasse coquillière). Posées en équilibre sur des poteaux de béton hexagonaux qui peuvent évoquer des orgues basaltiques, les fragiles piles de calcaires dont les tranches sont parfois colorées d’encres Posca rappellent les cheminées de fées du Sancy, de Cappadoce, les Hoodoos américains où les Demoiselles Coiffées du Sauze du Lac…

Jérémy LaffonLa cheminée de Géraldine, 2021. Pierre de Vers-Pont-du-Gard (molasse coquillière), mortier, encres Posca. dimensions variables – Fugitives à la Galerie de la Scep

Sauf qu’ici, c’est le matériau de plus dur qui sert de support au plus friable, à l’inverse de la formation géologique. Il n’en demeure pas moins que c’est la détérioration du matériau qui fabrique la forme et qui continuera à la produire… Cette majestueuse et précaire sculpture n’est pas sans évoquer la tectonique des Constructions Protocolaires Aléatoires, séries inachevables en plomb ou en chewing gums et surtout les Algorama (pierres de lettrés) en litière pour chat et résine… On se souvient que Jérémy Laffon avait posé une de ces « pierre de rêve », « microcosme de l’univers » à peu près au même endroit en 2019 pour « Primitive future »… Reste une question en suspend… Qui est Géraldine ? L’ancienne propriétaire d’une cheminée transformée en paysage ou une fée ?

Un peu plus loin, avec un nouveau Prototype de sculpture pour fuite d’eau (2021), Jérémy Laffon produit un autre paysage aléatoire…

Jérémy Laffon - Prototype de sculpture pour fuite d’eau, 2021 - Fugitives à la Galerie de la Scep

Jérémy LaffonPrototype de sculpture pour fuite d’eau, 2021. Installation in situ évolutive – Fugitives à la Galerie de la Scep

Sa destinée est inéluctable, sauf intervention d’un plombier avant le finissage de « Fugitives »… Une Serpillère (2018) témoigne probablement de l’érosion d’un de ces blocs de sel à lécher pour animaux d’élevage.

Romain Dumesnil utilise un des angles de cet espace pour installer Green stasis (2021), une pièce fascinante, construite par un assemblage de verre, d’acier inox, de miroir et de coquille de nautile relié par un rayon laser vert. Comme une stase, il finit par « se ralentir » et « s’immobiliser » avant de pouvoir former un improbable cube…

Romain Dumesnil - Green stasis, 2021 - Fugitives à la Galerie de la Scep

Romain DumesnilGreen stasis, 2021. Laser, verre, acier inox, miroir, coque de nautile, 115 x 115 x 115 cm – Fugitives à la Galerie de la Scep

Pour l’artiste, « Le mouvement et l’immobilité/stase sont en fin de compte la même chose. Ils n’existent qu’en tant qu’expériences perceptives qui dépendent de l’observateur ». Puis, il ajoute : « En tant qu’humains et artistes, nous construisons perpétuellement des visions statiques trompeuses d’un monde en perpétuel mouvement afin de pouvoir enfin percevoir ce mouvement élémentaire de toutes choses en tout ».

Romain Dumesnil Green stasis, 2021. Laser, verre, acier inox, miroir, coque de nautile, 115 x 115 x 115 cm – Fugitives à la Galerie de la Scep – Photo © Nassimo Berthommé

Dans ma seconde pièce du sous-sol, Romain Dumesnil a mis en place Pancorpo (2018 – 2021), une captivante sculpture composée d’une simple branche qui traverse un sac en plastique rempli d’eau… Dans un équilibre fragile, l’ensemble existe « grâce aux interactions de ses différentes parties avec le milieu ». Sa simplicité dégage une force étonnante qui magnétise de regard et impose une contemplation méditative…

À propos de cette pièce magique, Romain Dumesnil raconte :

« Étrangement (ou pas), alors que je mettais en place cette œuvre, en 2018, je lisais le livre de Mircea Eliade “Mythes, Rêves et Mystères” datant de 1957. Dans ce livre sur les mythologies et cosmogonies du monde, Eliade rapporte une belle histoire cosmogonique japonaise appelée le Nihongi. Il décrit l’histoire comme suit : “une petite île instable et amorphe entourée par la mer, et, au milieu de cette île, un Roseau. De ce roseau naîtront les dieux, et leur naissance symbolise les différentes étapes de l’organisation du monde. Ce roseau est le germe que nous avons remarqué au milieu de l’œuf cosmique. C’est comme un Grund végétal, c’est la forme primaire de la Terre-Mère. ” »

Romain DumesnilPancorpo, 2018 – 2021 – Fugitives à la Galerie de la Scep – Photo © Nassimo Berthommé

Les sensations que provoque Pancorpo ne sont pas sans rappeler celles qu’engendrait Lapso (Lapse) que l’artiste avait exposé à la galerie de la Scep dans le cadre de « L’échantillon d’un jardin » à l’automne 2019.

« Fugitives » se termine avec Backstage (2008 – 2021), une installation vidéo multi-écrans de Jérémy Laffon qui relate une performance.

Le site documentsdartistes.org en fait la description suivante :

« Errant dans les loges d’une salle de concert, le personnage de Ping Pong Master Player, passe en revue divers objets (casserole, tabouret, scie, hachoir, cithare, etc.) comme autant de substituts à la raquette de ping-pong, expérimentant ainsi diverses sonorités de rebonds et situations multiples (flux quasi-permanent), avec le dribble obsessionnel comme seule contrainte.
Situé dans un lieu de passage, celui-ci se retrouve donc dans la partie “off” du spectacle, et voit défiler progressivement tous les participants, faisant abstraction ou non de cette intrusion visuelle et sonore dans leur lieu de repos ».

Jérémy Laffon - Backstage, 2008 - 2021 - Fugitives à la Galerie de la Scep

Jérémy LaffonBackstage, 2008 – 2021. Dispositif et installation vidéo multi-écrans, 4:3, couleur, stéréo – Fugitives à la Galerie de la Scep

Incontournable, « Fugitives » exige toutefois du temps, de la disponibilité et un réel engagement de la part du visiteur.

Une fois de plus, il faut souligner l’exigence et la hardiesse de Diego Bustamante qui enchaîne des propositions audacieuses et profondément respectueuses des artistes qu’il accueille. En peu de temps, il a imposé sa galerie comme un espace incontournable sur la scène marseillaise. Rare lieu d’exposition à avoir un statut d’entreprise commerciale à Marseille, la galerie de la Scep est souvent perçue comme un centre d’art. En conséquence, elle mérite naturellement toute l’attention des collectionneurs et des responsables d’institutions publiques.

À lire, ci-dessous, le texte de présentation de « Fugitives » par Diego Bustamante.

En savoir plus :
Suivre l’actualité de la galerie de la Scep sur Facebook et Instagram
Sur le site de Jérémy Laffon et sur documentsdartistes.org
Sur le site de Romain Dumesnil

« Fugitives » : une présentation par Diego Bustamante

Pour leur deuxième invitation respective à la galerie de la Scep, Romain Dumesnil et Jérémy Laffon sont réunis pour un duo-show. Dès le début du projet, les deux artistes avaient envie de produire des œuvres, d’en installer d’autres qui dialoguent avec l’espace qui les accueille, et d’en activer spécialement pour l’exposition. Le trait d’union serait pour moi d’aller chercher du côté de leur manière de fabriquer des pièces fugitives, dans le sens où elles tendent souvent à échapper aux caractéristiques habituellement associées à une œuvre d’art : sa solidité, sa déplaçabilité, sa durabilité, son immuabilité. Leur exposition Fugitives donne lieu à un dialogue subtil entre substances naturelles, petits mécanismes, sons, effluves et objets manufacturés. Les œuvres Psychic forest (white variations) de Romain Dumesnil et Epilêpsis de Jérémy Laffon se côtoient dans la même salle, pourtant Psychic forest (white variations) est activée en présence des visiteurs, tandis que Epilêpsis nécessite l’absence de spectateur pour se mettre à chanter. Ce comportement vis-à-vis de l’absence et du regard du spectateur se retrouve aussi dans la vidéo Backstage de Jérémy Laffon qui est la captation d’une performance. Lors d’un festival de musique et de performances où les artistes étaient invités à jouer sur scène, Jérémy Laffon décide de transformer les coulisses en espace scénique et y jonglera durant toute la durée du festival. Il propose de détourner les éléments présents sur place en raquette de tennis de table pour nous jouer une mélodie de l’acharnement. Cette attitude pose la question de l’existence même d’une œuvre, alors qu’elle n’est pas regardée. La pièce Psychic forest (white variations) de Romain Dumesnil invoque elle aussi une forme insaisissable, indomptable. Dans la fumée, l’artiste infuse différentes substances psychoactives, utilisées également dans les traitements homéopathiques, mandragore, eau de roche et absinthe, censées influencer le comportement humain en altérant sa vision du monde. Ces substances cohabitent avec les éléments naturels que l’on trouve tout au long de l’exposition : sel, eau, pierre, coquillages, branches, plumes, aluminium. L’exposition se construit autour d’un ensemble de phénomènes physiques et sensoriels, où au-delà de la vue, l’odorat et l’ouïe pourront être sollicités. Romain Dumesnil propose des sculptures en matériaux légers, en mettant en jeu des molécules végétales, des particules de lumière (concentrées dans le laser) et des forces telluriques évoquées par ses matériaux et œuvres (variation des champs magnétiques atmosphériques). Au croisement des sciences naturelles et des croyances chamaniques, ses œuvres sont des vecteurs qui peuvent relier directement le spectateur aux énergies intemporelles et forces élémentaires qui l’entourent. Beaucoup d’œuvres de l’exposition font participer l’espace de la galerie comme une composante. L’œuvre Epilêpsis de Jérémy Laffon génère une détérioration du mur sur lequel il est accroché, tandis que Prototype de sculpture pour fuite d’eau s’approprie ce que beaucoup d’entre nous vivent comme un cauchemar, en outil pour sculpter. L’œuvre Green stasis se sert d’un angle de l’espace, et Backstage se déploie sur des éléments réemployés présents dans la réserve de la galerie. Dans aucun autre endroit (à part pour les œuvres Solide de Romain Dumesnil et Serpillère de Jérémy Laffon) les œuvres de cette exposition ne seront dans la même situation. La Cheminée de Géraldine de Jérémy Laffon présente des pierres taillées de manière à ce qu’elles deviennent très fragiles, ainsi, chaque manipulation et transport a de grandes chances de détériorer la pierre, très friable, et continuera à fabriquer la forme de la sculpture. L’algorithme, la répétition, l’aléatoire, la géométrie, sont pour les deux artistes autant de cadres dans leur fonctionnement où l’improvisation et le hasard ont une place importante. Refusant l’art comme étant un simple objet décoratif, ils s’amusent avec les limites de sa définition et en cela poursuivent la longue tradition qui consiste à rendre sa pratique accessible techniquement et économiquement, à condition d’en avoir la sensibilité et le désir. Ces deux conditions ne sont pas fugitives, elles.

Diego Bustamante, 2021

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer