Jusqu’au 22 mai prochain, le Crac Occitanie accueille Alexandra Bircken, une des artistes majeures de la scène allemande. L’exposition « A-Z » rassemble une soixantaine d’œuvres représentatives de son travail depuis le début des années 2000, sans pour autant proposer un regard rétrospectif. « A-Z » a été conçue en collaboration avec le Museum Brandhorst à Munich où elle a été présentée entre la fin juillet 2021 et le milieu de mois de janvier de cette année.
Ni chronologique, ni thématique, l’accrochage au Crac Occitanie est largement différent de celui qui était proposé à Munich. Alexandra Bircken a construit une mise en espace qui joue avec l’importance des volumes, l’architecture brute et les sols de l’ancien centre de congélation et de conservation.
Le parcours débute sur le parvis avec Slip of the Tongue [Lapsus] (2020), une sculpture monumentale dont le rouge de la langue et le brillant du piercing viennent contraster avec la façade de béton du bâtiment. « A-Z » se développe ensuite dans la totalité des sept salles du rez-de-chaussée.
photos : En revenant de l’expo !
Après un arbre à cames qui peut laisser songeur (Taktstock (Rhythm Stick), 2020), on discerne très rapidement que les œuvres de Bircken impliquent des peaux de toute sorte. On comprend aussi qu’elles posent des questions sur les intérieurs et les extérieurs, sur les surfaces et les volumes et sur ce qu’elles sont supposées protéger. Dans son essai pour le catalogue, la critique berlinoise Krity Bell rapporte ce propos de l’artiste :
« La peau est le plus grand organe du corps, c’est notre interface avec le monde ».
En introduction au communiqué de presse pour l’exposition munichoise, Alexandra Bircken affirmait :
« Je m’intéresse à notre environnement immédiat. L’architecture dans laquelle nous nous déplaçons, ainsi que les tissus dans lesquels nous nous enveloppons. En fin de compte, on en revient toujours à la protection et, en même temps, à la vulnérabilité de notre corps. Notre peau est aussi une coquille et en même temps l’interface entre l’intérieur et l’extérieur. C’est par là que je commence ».
On perçoit également que les fils et les textiles sont des matériaux omniprésents dans son travail.
« Les textiles sont nos secondes peaux, et ils sont partout. Sur nos corps, sur nos lits, dans nos maisons. Ils sont l’une des premières réalisations culturelles de l’homme et sont encore très étroitement liés à nos vies ».
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L’expérience de Bircken dans le monde de la mode, après une formation au Central Saint Martins College de Londres, est sans doute plus fondamentale que ses rencontres avec l’histoire de l’art et l’univers de l’art contemporain. Ainsi que le souligne Krity Bell, il n’est pas certain qu’il soit nécessaire, même si c’est tentant, de « tricoter Bircken rétroactivement dans une trajectoire féminine de la sculpture, pour suggérer des allégeances avec Rosemarie Trockel, Isa Genzken ou, plus loin dans le temps, avec les soi-disant “artistes des fibres” du début des années 1970 comme Faith Wilding, Sheila Hicks, Hannah Wilke ou Lynda Benglis ».
Dans son analyse, la critique ajoute :
« Son identité artistique ne s’est pas construite par rapport à un canon historique de l’art, ni même par rapport à une version féminine de celui-ci, mais plutôt par rapport à un sentiment général de créativité culturelle dans l’ici et maintenant dont elle a été immergée à Londres autant qu’à Cologne. Cela lui a également permis de travailler sans être perturbée par les réverbérations de son propre travail avec les écheveaux de fil d’Eva Hesse ou les parties de corps fragmentées de Louise Bourgeois ».
« A-Z » engage donc le visiteur dans la découverte d’un univers singulier et foisonnant où il est préférable d’oublier certains réflexes habituels de l’amateur d’art contemporain. Les œuvres sont à la fois simples, évidentes, immédiates… Il suffit de prendre le temps de les regarder.
Toutefois, l’accrochage et l’organisation du parcours ne sont pas d’une limpidité cristalline. Inutile d’y chercher une logique narrative et un discours élaboré. À l’inverse, il ne faut pas hésiter à flâner, à multiplier les points de vue, à revenir sur ses pas et à se laisser « attraper » par les œuvres. Les sculptures de Bircken construisent des conversations parfois secrètes et intimes, par moments plus bruyantes et orageuses que le regardeur est invité à écouter discrètement et avec attention.
Les deux premières salles rassemblent un inventaire typologique du vocabulaire sculptural élaboré par l’artiste entre 2003 et 2020. Depuis des œuvres tricotées au crochet (Berge, 2003 ; Ship, 2005 ; Gebilde, 2005) jusqu’à une moto coupée en deux (RSV 4, 2020), on rencontre une production où la trame du tissus (Uknit Bonn, 2012), le nouage du filet (Sans Titre, 2011) et la grille comme support à divers matériaux pour construire un abri (Birch Field, 2011 ; Cagey, 2012) sont des éléments essentiels du lexique utilisé par Alexendra Birken…
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Des collants en nylon cousus entre eux sont étirés sur un mur (Black Skin, 2012).
Vêtements de séduction, de protection et de contrainte, ils entretiennent un dialogue étrange avec les quatre formes érectiles (Big, Ugly, Fat et Fellow, 2014). Leurs initiales B.U.F.F rappellent le surnom donné au bombardier américain B52 qui s’est « illustré » depuis la guerre du Viet Nam jusqu’aux opérations en Afghanistan, en passant par la guerre du Golfe et les interventions en Irak…
À côté de cette installation qui évoque la destruction, Bircken a choisi de poser The Doctor, un mannequin dont le corps rembourré est couvert d’un costume blanc imprimé de smiley. Da tête est une maquette de bateau. Une de ses jambes a été remplacée par le tronc d’un sapin en guise de prothèse.
Plusieurs pièces en bronze contrastent avec les objets en laine et en tissus. Après l’immense filet qui barre la grande salle (Sans Titre, 2011), on découvre, posé sur le sol, Knochen (2011), une petite sculpture réalisée à partir d’un volume tricoté. C’est une de ses premières œuvres moulées par Bircken.
Sur la droite, installé sur un socle, Trophy (2016) a été réalisé en maillechort poli à partir d’un vagin, vraisemblablement celui de l’artiste. Il témoigne d’un autre rapport au à son corps, de son « envie de regarder à l’intérieur » et d’aller au-delà de la surface. « J’ai toujours voulu être chirurgienne » confie-t-elle à Krity Bell. Faut-il aussi voir dans cette sculpture une évocation des photographies de la série « Lutz & Alex » faites par Wolfgang Tillmans dans les années 90 en Angleterre ?
La première version en bronze de Trophy en 2013 fait suite à la naissance de son deuxième enfant et du traitement pour un cancer de son partenaire, en 2011… Avec Origin of the World (2017), l’engagement de Birken dans le rapport à son propre corps est encore plus flagrant. Dans un bloc de verre, le placenta de sa fille en 2011 flotte dans une solution de Kaïserling. « L’autoproduction ultime », dit-elle à la critique allemande, tout en affirmant son rôle de mère…
Quel sens donner au titre emprunté au célèbre tableau de Courbet ? En tout les cas, à par le liquide de conservation, rien ne semble faire écho dans cette œuvre avec les requins et les vaches disséquées de Hirst…
Au mur de la seconde salle, Klein’s Jacket (2017) pourrait faire pendant aux collants de Black Skin accrochés au début du parcours. Coulée dans le bronze, la veste de costume, uniforme universel des hommes, est présentée ici d’une étrange manière. Une des manches retournée est rentrée dans l’autre restée à l’endroit. Elles forment ainsi une boucle sans fin qui fait écho au ruban de Möbius.
Son titre est une allusion à la formule mathématique de la bouteille de Klein, « qui n’a ni intérieur ni extérieur définissable et produit une sorte de nœud infini, notion à laquelle l’œuvre intitulée Origin of the World peut également faire penser »…
Au centre, le curieux assemblage que présente une moto (Lightning, 2019) provoque aussi cette curieuse impression d’indétermination d’une boucle infinie…
Un mannequin (INXS, 2016), vêtu en partie d’un équipement de motard, regarde-t-il avec entonnement cette singulière machine ?
Alexandra Bircken – INXS, 2016 – A-Z au Crac Occitanie – Sète – photo : En revenant de l’expo !
En tout cas, il semble bien faire le lien entre RSV 4 (2020) la moto disséquée qui trône au milieu de la première salle et Snoopy (2014) et la combinaison éraflée que Bircken a accrochée comme un trophée de chasse au milieu d’un des murs de la salle suivante…
Avec un peu d’ironie, elle dit à propos de ce cuir écartelé : « Malgré toutes les innovations technologiques en matière de textiles, la meilleure façon de protéger la peau reste la peau d’un autre animal ».
Les trois espaces suivants enrichissent cet inventaire du vocabulaire sculptural de Bircken au travers de dialogues souvent passionnants entre les pièces exposées et quelques interpellations en direction du regardeur.
Parmi ces propositions, on retiendra T(Raum)1 (2019) qui interroge le visiteur sur son rapport au vêtement dans la troisième salle… Plus loin, l’accrochage s’organise autour d’œuvres volumineuses de 2017 (Knut et Smartie).
La conversation entre Icarus Survivor (2009) suspendu et Spaceman (2005) dans sa branche, paraît être troublée par la mystérieuse et captivante Blondie, begging (2010), faite de peu, mais qui semble vivante…
Alexandra Bircken – Icarus Survivor, 2009 et Spaceman, 2005 – A-Z au Crac Occitanie – Sète
Alexandra Bircken – Blondie, begging, 2010 – A-Z au Crac Occitanie – Sète – photo : En revenant de l’expo !
En face, Netz mit Maria (2008) rejoue à la fois la grille et le filet vu précédemment avec une fascinante accumulation de matériaux, où des sacs, des renflements, des poches, des nasses et des raquettes contiennent des petites poupées de chiffon et d’animaux en laine et en tissus…
Plus loin, autour du châssis d’une Smart, on découvre la troublante chrysalide d’une Madonne (sans Enfant) de 2017 qui répond à la mue tricotée d’une silhouette de femme enceinte (Nabelschau [Vue du nombril], 2021). Crown (2014) rappelle évidemment Trophy (2016), vu en début de parcours.
Alexandra Bircken – Madonna (ohne Kind)[Madonne (sans Enfant)], 2017 – AKS 47, 2020 – Crown, 2014 et Nabelschau [Vue du nombril], 2021- A-Z au Crac Occitanie – Sète – photo : En revenant de l’expo !
En écho à RSV4, Alexandra Bircken expose l’anatomie d’un trop célèbre fusil d’assaut coupé en deux (AKS 47, 2020)…
Alexandra Bircken – AKS 47, 2020 et Uzi, 2016 – A-Z au Crac Occitanie – Sète – photo : En revenant de l’expo !
Veut-elle nous faire remarquer la simplicité de l’arme conçue par l’ingénieur soviétique Mikhaïl Kalachnikov en regard de celle un peu plus complexe de l’Uzi (2016) développé en Israël à partir de 1948 dont elle présente un « écorché » à la fin du parcours ?
La dernière salle est sans doute la plus sombre et la plus inquiétante… Son accrochage a été particulièrement construit pour cet espace.
Outre le pistolet mitrailler Uzi dont on a déjà parlé, on trouve sur les murs Löwenmaul/ [Gueule de loup] (2019), un volume étrange composé d’un soutien-gorge et de cheveux noirs, écrins pour quelques graines en bronze doré.
Alexandra Bircken – Löwenmaul [Gueule de loup], 2019 – A-Z au Crac Occitanie – Sète – photo : En revenant de l’expo !
Juste au dessus, Ortrand (2020) assemble un pneu de camion et la porte métallique d’un four à charbon…
Au centre de l’espace, un curieux échafaudage (Trolley II, 2016) présente à ses extrémités deux trapèzes dont la barre horizontale est faite d’une branche d’arbre…
Sur l’un d’eux est posée une figure dégonflée en latex.
Neuf autres corps noirs de femmes et d’hommes, ramenés à l’état de peaux vides, sont suspendus par un cintre au fond de la salle (Deflated Figures, 2014-2021)…
L’épuisement semble avoir réduit ces silhouettes à l’impuissance après leurs prestations remarquées dans les échafaudages d’échelles au Hepworth Wakefield (2014), au Kunstverein de Hanovre (2016), à la 58e Biennale de Venise en 2019 et récemment au Museum Brandhorst à Munich…
Sont-elles ici destinées à être remballées au vestiaire ?
Au sol, on aperçoit un autre fragment de corps moulé en bronze (Eva, 2016)… Quel sens donner à ce sex-toy japonais sans tête, sans bras, dont les jambes sont coupées au genou et qui nous présente son vagin ?
Alexandra Bircken – Eva, 2016 – A-Z au Crac Occitanie – Sète – photo : En revenant de l’expo !
Au milieu de Trolley II, pend une énorme boule de cuir (Demolition ball/Cassius, 2011). Elle ressemble autant à une masse de démolition qu’à un gigantesque testicule…
Sur la droite, une échelle faite de côtes de bœuf (Knochenleiter, 2022) semble suggérer une voie pour fuir un insaisissable danger… en direction des « objets acteurs » de Bianca Bondi.
L’exposition « A-Z » d’Alexandra Bircken est sans doute une des propositions les plus intéressantes de ce printemps dans la région. À bien des égards, elle permet de prolonger les problématiques soulevées par Jimmy Robert au Crac Occitanie et par « L’épreuve des corps » au MO.CO. cet hiver.
À ne pas manquer !
Commissariat de Monika Bayer-Wermuth avec la collaboration de Marie Cozette pour la présentation à Sète.
Excellent catalogue, mais en anglais/allemend, publié par Hatje Cantz à Berlin. Les essais sont signés par Marie-Luise Angerer, Kirsty Bell, Hans-Christian Dany, Sebastian Hackenschmidt, T’ai Smith et Monika Bayer-Wermuth.
En savoir plus :
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