Vieira da Silva – L’œil du labyrinthe au musée Cantini – Marseille


Jusqu’au 6 novembre, le musée Canitini présente « Vieira da Silva. L’œil du labyrinthe », une remarquable rétrospective de l’œuvre de Maria Helena Vieira da Silva. Cette proposition est organisée avec le musée des Beaux-Arts de Dijon qui accueillera l’exposition du 16 décembre au 3 avril prochain. Le projet bénéficie du soutien de la galerie Jeanne Bucher Jaeger et de la Fondation Calouste Gulbenkian. Il s’inscrit dans le cadre de la saison France-Portugal 2022/2023.

Plus de quatre-vingts œuvres illustrent les étapes clés de la carrière de cette artiste inclassable.

Le parcours chronologique et thématique commence par ses débuts figuratifs dans les années 1920 et s’achève avec les peintures évanescentes des années 1980.

Il s’articule en six sections :

Début
Ossature
Exil
Perspective
Concept
Lumière

Dans la première séquence, une place importante est accordée aux œuvres produites à la suite du court séjour de Viera da Silva à Marseille au printemps 1931 que le commissariat considère comme « source d’inspiration et moment clé dans la définition de son schéma pictural »…

La scénographie très sobre s’appuie sur les cimaises qui ont été installées ces dernières années dans la grande salle pour les expositions consacrées à Gérard Traquandi puis à Jules Perahim.

On ne peut que saluer ces préoccupations environnementales des musées de Marseille qui ont abandonné la logique de tabula rasa à chaque nouveau projet… Un remarquable accrochage met en évidence l’évolution du travail de Viera da Silva autour de la grille et du damier entre figuration et abstraction. Dans cette construction chronologique, les rapprochements thématiques et formels sont toujours très pertinents. Jamais le regard n’est contraint, si ce n’est de se perdre dans le labyrinthe des œuvres…

De brefs textes de salles en français, anglais et portugais introduisent chaque section de l’exposition. Ils reprennent l’essentiel de ceux qui sont présents dans le catalogue. Les œuvres majeures sont accompagnées d’un cartel développé.

Les œuvres sont issues de collections particulières et de nombreuses institutions : Centre Pompidou — Musée national d’art moderne, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, le musée des Beaux-Arts de Dijon (Donation Granville), le musée de Grenoble, le musée d’Arts de Nantes, le musée des Beaux-Arts de Lyon, les musées de Rouen, la Fondation Árpád Szenes — Vieira da Silva, la Fondation Calouste Gulbenkian et la Fondation Gandur pour l’art.

À Marseille, le commissariat est assuré par Guillaume Theulière, conservateur du patrimoine, musée Cantini, assisté d’Emma Usaï, historienne de l’art.

L’exposition est accompagnée par un catalogue publié par les éditions In Fine, sous la direction de Guillaume Theulière et Naïss Le François. Les essais sont signés par Marina Bairrao-Ruivo, Diane Daval Béran, Itzhak Goldberg et Milena Glicenstein. Les textes introductifs et la biographie ont été rédigés par Léa Salvador. Le remarquable avant-propos de Guillaume Theulière, disponible dans le dossier de presse, est reproduit ci-dessous.

Vieira da Silva – L’œil du labyrinthe : Regards sur l’exposition

Les débuts de Vieira da Silva sont évoqués dans les deux salons qui ouvrent sur les jardins de l’hôtel particulier.

Après quelques études anatomiques de la fin des années 1920, un autoportrait de 1930 accroché au-dessus de la cheminée est accompagné à sa droite par un portrait d’Árpád Szenes (1931) et à gauche par une représentation de l’accès à la Villa des Camélias (1932) où le couple vécu et travailla à Paris dans les années 1930. Faut-il y voir l’émergence du motif de la grille qui s’affirmera plus tard ?

Des études à la gouache pour Kô &Kô, deux Esquimaux qui illustraient un livre pour enfant rappellent la première exposition de Vieira da Silva chez Jeanne Bucher en 1932/1933.

Vieira da SilvaLe cortège, 1934 – L’œil du labyrinthe – Début au musée Cantini

Natures mortes (Nature morte bleue, 1932) et compositions en spirales (Le Cortège, 1934) montrent les hésitations de l’artiste et une probable « lutte contre l’attrait de l’abstraction »…

Au fond du deuxième salon, dans l’alcôve entre les deux colonnes, une place singulière est accordée au voyage de Vieira da Silva à Marseille au printemps 1931 que les commissaires considèrent comme une « source d’inspiration et moment clé dans la définition de son schéma pictural ».

Cette séquence est construite autour du tableau Marseille Blanc, peint à la suite de ce séjour et acquis par le musée Cantini en 2020. Plusieurs œuvres sur papier (dessins, gouaches) et deux huiles sur toile, certaines préparatoires à cette toile énigmatique, témoignent de l’importance de ce court séjour. Le catalogue raisonné de l’artiste inventorie 11 œuvres dédiées à Marseille en 1931 qui font référence à des sujets tels que le phare, le port, le quai, les balançoires, les entrepôts et le pont transbordeur. Huit sont accrochées aux cimaises du musée Cantini.

Dans un texte qui ouvre le catalogue, Guillaume Theulière, commissaire de l’exposition à Marseille, démontre avec brio la place qu’a eue cette expérience marseillaise dans « sa synthèse picturale d’architectures imaginaires [qui] opère un premier pas vers l’abstraction qui la mènera vers une dissolution de l’espace et du temps ».

Ossature

Dans la première partie de la grande galerie, huit toiles peintes en 1936 et 1937 montrent comment « l’espace pictural devient le sujet principal de compositions abstraites suivant deux directions : la ligne et le plan ».

Vieira da Silva Les Lignes et Les Tisserands, 1936 – L’œil du labyrinthe – Ossature au musée Cantini

À propos des Tisserands, 1936. Huile sur toile. Dation en 1993 – Musée national d’art moderne Centre de création industrielle, Paris
D’épaisses lignes claires entrecroisées sont diluées dans l’espace qui les enveloppe, à la manière d’une trame de tissu qui se serait éfaufilée. Les silhouettes des deux tisserands et le métier à tisser, presque absorbés par la toile, parviennent à rendre la couleur transparente. Par de fins traits blancs quadrillant la composition, Vieira da Silva donne vie au motif des azujelos portugais. Motifs qui rappellent autant la perspective de la Renaissance que le thème de la grille moderniste, que l’artiste remet en cause jusqu’à l’abstraction.

Vieira da SilvaLa Rue, le soir et Composition, 1936 – L’œil du labyrinthe – Ossature au musée Cantini

Sur la droite, deux toiles prêtées par le Centre Pompidou (Les Lignes et Les Tisserands, 1936) précèdent deux autres tableaux conservés par le Fondation Calouste Gulbenkian (La Rue, le soir et Composition, 1936). Avec une autre Composition de la même année qui leur fait face, elles illustrent la manière dont les lignes s’entrecroisent, s’entremêlent pour construire un plan et finalement un damier.

Comme la perspective, les éléments figuratifs encore présents (notamment dans Les Tisserands) s’estompent sans disparaitre complètement. Les « ossatures spatiales », évoquées par Diane Daval-Béran dans le catalogue de l’exposition « L’espace en jeu » au musée de Céret en 2016, sont en place.

Sur le mur de gauche, La Machine optique (1937) joue avec la lumière pour donner du mouvement à la composition… À son propos, l’artiste expliquait « Si j’ai utilisé ces petits carreaux, cette perspective chancelante (c’est moi qui la qualifie ainsi), c’est parce que je ne voyais pas l’intérêt de poursuivre Mondrian ou un autre. Je voulais quelque chose d’autre. »

Vieira da Silva - Le jeu de cartes, 1937 - L’œil du labyrinthe - Ossature au musée Cantini
Vieira da Silva – Le jeu de cartes, 1937 – L’œil du labyrinthe – Ossature au musée Cantini

En revenant vers l’entrée, Le Jeu de cartes (1937) prolonge cette sensation de mouvement en spirale qui l’on retrouve dans La Scala ou Les Yeux  (1937) où une multitude d’yeux colorés s’enroulent dans un espace mystérieux et oppressant…

Vieira da Silva - La Scala ou Les Yeux , 1937 - L’œil du labyrinthe - Ossature au musée Cantini
Vieira da Silva – La Scala ou Les Yeux , 1937. Huile sur toile. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – L’œil du labyrinthe – Ossature au musée Cantini.

Il est ici question d’une multitude d’yeux colorés, au sein d’un lieu étrange et étouffant, semblable à une surface cubique sans issue et éclairée artificiellement. Ces yeux, paraissant suivre un mouvement en spirale, accentuent l’effet hypnotique d’un regard qui pourrait appartenir à Vieira da Silva elle-même – selon l’expression de René Char à son sujet : une « vision multiple et une ». À l’image de ces yeux innombrables, Vieira da Silva scrute tous les points de vue de la réalité de son regard pénétrant et omniscient.

Exil

Vieira da Silva - L’œil du labyrinthe - Exil au musée Cantini
Vieira da Silva – L’œil du labyrinthe – Exil au musée Cantini

Après un séjour à Lisbonne, Vieira da Silva et Szenes embarquent pour le Brésil en juin 1940 où ils séjournent jusqu’à leur retour en Europe au printemps 1947.

Peint avant l’exil, Le Héros (1939) prolonge les recherches de la période précédente. La composition en grille dans un espace clos s’y affirme clairement.

Sur la gauche, trois superbes toiles témoignent des préoccupations de l’artiste à l’égard des violences de la guerre. C’est notamment le cas de l’angoissante scène de bataille médiévale (Le Désastre, 1942) peinte à Rio de Janeiro où Vieira da Silva multiplie les références à Uccello.

Vieira da Silva - Le Désastre , 1942 - L’œil du labyrinthe - Exil au musée Cantini
Vieira da Silva – Le Désastre , 1942. Huile sur toile. Dation en 1993 Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Paris – En dépôt au Musée des Beaux-Arts, Lyon – L’œil du labyrinthe – Exil au musée Cantini.

Vieira da Silva peint Le Désastre à Rio de Janeiro. Angoissée, elle présente sa vision de la guerre à l’image d’une bataille médiévale où oriflammes, casques et chevaux se confondent dans les lignes de la composition. La multitude de corps armés de lances n’est pas sans rappeler les scènes de bataille d’Uccello (1397 1475): « C’était l’occasion de montrer que je pouvais dessiner des humains dans toutes les positions. » Les tons ocre, mêlés aux taches de rouge, accentuent l’inquiétante impression de violence, de panique et de fuite.

À côté, les figures du Calvaire (1947) sont tout aussi cauchemardesques et terrifiantes…

Dans La Véranda (1948), on retrouve le motif de la grille et l’espace à la profondeur trompeuse du Héros. En face, pour L’Harmonium ou La Pianiste (1949), les tons gris et sourds de la palette semblent assez proches. Le lieu parait toutefois moins oppressant. La figure est plus présente, comme dans l’Échiquier rouge ou Joueurs d’échecs (1946). La grille s’est transformée un damier où se confondent le plateau du jeu et le carrelage du sol.

Vieira da SilvaL’Harmonium ou La Pianiste, 1949. Gouache sur carton. Collection particulière et Échiquier rouge ou Joueurs d’échecs, 1946. Huile sur carton. Collection particulière

Entre Héros et Joueurs d’échecs, trois œuvres plus lumineuses, peintes en exil, évoquent la mémoire de Lisbonne (Lisbon by heart, 1943 ; La Ville au bord de l’eau, 1947 et Place de Lisbonne, 1945).


Vieira da Silva - La Ville au bord de l'eau, 1947 - L’œil du labyrinthe - Exil au musée Cantini
Vieira da Silva – La Ville au bord de l’eau, 1947. Huile sur toile. Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 Musée des Beaux-Arts, Dijon – L’œil du labyrinthe – Exil au musée Cantini

Le titre de cette œuvre – celle-ci sans doute inspirée de Lisbonne – évoque un lieu mi-réel, mi-imaginaire; une impression accentuée par les traînées bleues évanescentes qui enserrent une ville presque suspendue, composée de structures géométriques complexes, à l’instar de mosaïques : « Et puis, au Portugal, on trouve beaucoup de petits carreaux de faïence, les azujelos; le mot vient d’azur, parce qu’ils étaient généralement bleus. […] Enfin, cette technique donne une vibration que je recherche et permet de trouver le rythme d’un tableau ». Peu à peu, tout en conservant le motif de la grille – qu’elle déclinera encore et encore -, Vieira da Silva se dirige vers la non-figuration.

Dans le catalogue, deux des toiles exposées ici (La Véranda,1948 et La Ville au bord de l’eau, 1947) sont rapprochée de « Perspective », la section suivante…

Perspective

Cette section centrale rassemble une importante sélection d’œuvres où les portraits de villes labyrinthiques et les bibliothèques « donnent à voir une architecture fantasmagorique, où tout l’univers semble converger vers une fusion des perspectives multiples » comme le souligne Guillaume Theulière dans son essai pour le catalogue… C’est ici que l’on comprend comment « Cet œil cyclonique et prismatique élabore une peinture visionnaire, tridimensionnelle, d’un labyrinthe en constante expansion » et que l’on saisit la pertinence du titre choisi pour cette rétrospective…

Cette séquence commence dans la grande galerie où plusieurs toiles montrent la continuité des thèmes urbains explorés au Brésil et l’évolution du travail de Viera da Silva vers un labyrinthe qui multiplie les points de vue, où l’espace se fractionne et où la perspective devient « instable et vertigineuse »…

Ici, l’accrochage s’organise autour d’Intérieur rouge (1951) une œuvre emblématique de la donation Pierre et Kathleen Granville au Musée des Beaux-Arts de Dijon et qui a été choisie pour la couverture du catalogue et comme visuel pour la communication.

Sur la gauche, une captivante toile où se mêlent peinture à la colle, huile et fusain (Les Tisserands II, 1948) fait écho à une œuvre présentée au début du parcours.

Egypte (1948), un tableau peint au sortir de l’exil, traduit-il, comme le souligne le cartel, « le souvenir encore prégnant du chaos et de la souffrance laissé par la guerre » ?

Parmi les quatre œuvres présentées sur la droite, on retient une fascinante gouache sur papier (Composition aux damiers bleus, 1949) et une curieuse collection de peintures sur pierre et coquillages (Les Yeux, 1953).

Vieira da SilvaComposition aux damiers bleu, 1949. Gouache sur papier. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – L’œil du labyrinthe – Perspective au musée Cantini

La section « Perspective » continue dans la première partie de la grande salle avec un peu moins d’une quinzaine de toiles peintes entre 1949 et 1955. Leur accrochage s’articule autour de rapprochements ou d’oppositions formels et/ou d’accords de leurs palettes. S’il met particulièrement en valeur le cheminement de Viera da Silva dans son « incertitude » et vers « ce labyrinthe terrible », ces juxtapositions et face-à-face d’œuvres contribuent aussi « à piéger le regard du spectateur »…

En entrant dans cette salle, la large cimaise qui coupe l’espace présente trois tableaux qui résument les thématiques récurrentes et l’évolution du travail de l’artiste dans la première moitié des années 1950. Au centre, la Bibliothèque de 1949 où Vieira da Silva évoque « celle de son grand-père, fréquentée durant son enfance, qu’elle retranscrit en une sorte de mosaïque colorée »…

Vieira da Silva - Bibliothèque, 1949 - L’œil du labyrinthe - Perspective au musée Cantini
Vieira da Silva – Bibliothèque, 1949. Huile sur toile. Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Paris – L’œil du labyrinthe – Perspective au musée Cantini.

« J’ai commencé à dessiner des bibliothèques bien avant de dessiner des villes; j’en dessine toujours. » Thème récurrent qu’elle approfondira jusqu’en 1984, la bibliothèque s’impose dans l’œuvre de Vieira da Silva. En 1949, c’est celle de son grand-père, fréquentée durant son enfance, qu’elle retranscrit en une sorte de mosaïque colorée. Tel un labyrinthe, cet espace originellement clos, ici fragmenté par des lignes discontinues, semble s’étendre à l’infini. Une sensation d’incertitude et de vertige naît de cette création spatiale. Vieira da Silva réinvente ici le motif de la grille et de la perspective pour métamorphoser la bibliothèque, lieu de savoir immuable, en un espace instable aux multiples petits carrés rappelant Les Prisons imaginaires de Piranèse.

Ses tons chauds et certaines de ses lignes s’accordent avec L’Aqueduc de 1955 placé à sa gauche. Mais ils s’opposent à la palette froide, à la composition ouverte aux horizons infinis des Grandes Constructions (1956), une toile emblématique des villes imaginaires de Vieira da Silva accrochée à droite. Toutefois, dans ces trois tableaux, le thème du labyrinthe reste toujours très présent…

Vieira da Silva - Les Grandes Constructions, 1956 - L’œil du labyrinthe - Perspective au musée Cantini
Vieira da Silva – Les Grandes Constructions, 1956. Huile sur toile. Dation en 1993. Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Paris – L’œil du labyrinthe – Perspective au musée Cantini.

Avec ses villes imaginaires, Vieira da Silva délaisse les espaces clos au profit de lieux ouverts. Toutefois, le thème du labyrinthe reste présent par cette multitude de traits discontinus pointant dans différentes directions et suggérant un horizon à l’infini. En laissant passer la lumière, ces hachures prêtent à l’œuvre l’aspect d’une ébauche à la composition vibrante et dynamique. Des lignes de forces verticales, jointes par des traits ordonnés, apportent de la puissance à la spatialité : l’artiste joue encore, ici, avec la perspective et la profondeur.

Sur la droite, on découvre trois œuvres peintes en 1949-1950 où la grille, encore présente, se disloque. Une vibrante dynamique disperse les facettes éclatées de Fête nationale (1949-1950).

Dans L’Atelier de l’harmonium (1950), le motif du damier submerge la composition où l’instrument paraît se déglinguer…

La Gare Saint-Lazare (1949) « […] semble naître du vide, et doit à une fabuleuse maîtrise des valeurs et des tonalités sa consistance » à en croire Jean-François Jaeger…

Vieira da Silva - La Gare Saint-Lazare, 1949 - L’œil du labyrinthe - Perspective au musée Cantini
Vieira da Silva – La Gare Saint-Lazare, 1949. Huile sur toile. Collection particulière, France. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – L’œil du labyrinthe – Perspective au musée Cantini.

D’après Jean-François Jaeger, La Gare Saint-Lazare « […] semble naître du vide, et doit à une fabuleuse maîtrise des valeurs et des tonalités sa consistance ». La majorité de l’œuvre se compose en effet de camaïeux de gris et de tons terre sur fond ocre. L’architecture est à peine suggérée, mais sa solidité est assurée par l’orthogonalité des lignes formant ensemble le motif d’une grille imprécise. Un « graphisme mouillé » a été évoqué à propos de la touche de l’artiste : l’effet de transparence du trait paraît diffus, comme si la surface était humide conférant ainsi de la délicatesse à la composition.

Un peu plus loin, Le Souterrain, (1948) avale le regard dans l’œil du labyrinthe… À sa gauche, dans Composition 55 (1955), la grille s’estompe dans une multitude de petites mosaïques pâles qui paraissent scintiller faiblement. La toile semble déchirée en son centre par une ligne horizontale composée de minuscules tesselles sombres… L’œuvre fait écho aux Grandes Constructions de 1956 et conduit le visiteur vers la section suivante…

A gauche sont rassemblées des œuvres peintes au tournant des années cinquante. Face à L’Aqueduc, La Ville dorée (1956) est encadrée d’un côté par L’Oranger (1954) et de l’autre par La Ville tentaculaire (1954) où des aplats jaunes ou verts s’accordent à des lignes bleues ou gris-bleu…

Vieira da SilvaL’Oranger, 1954. Huile sur toile. CAM – Fundação Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Portugal – La Ville dorée, 1956. Huile sur toile. Donation Pierre et Kathleen Granville, 1969 Musée des Beaux-Arts, Dijon et La Ville tentaculaire, 1954. Huile sur toile. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne Waddington Custot, Londres – Di Donna Galleries, New York – L’œil du labyrinthe – Perspective au musée Cantini

Au fond, La Ville de Sindbâd (1950) et Les Tours (1953) partagent une composition verticale où dominent les nuances de bleu…

Vieira da Silva – La Ville de Sindbâd, 1950. Huile sur toile. Collection particulière
Vieira da Silva – Les Tours, 1953. Huile sur toile. Musée de Grenoble – L’œil du labyrinthe – Perspective au musée Cantini

Vieira da Silva joue avec l’artificialité d’un bleu vif couplé à des notes d’ocre pour créer un réseau de traits orthogonaux dont les horizontales, incurvées, deviennent cernes colorés. La touche, transparente, laisse voir la couche picturale sous-jacente, procurant l’impression d’un mouvement vertical poursuivi hors de la toile. Ainsi arrondi, le motif de la grille dépeint l’image d’immenses tours dont nous ne ne verrions ici, entre courbe et linéarité, qu’une infime partie.

Concept

Sans rupture thématique ou conceptuelle avec la séquence précédente, la deuxième partie de la grande salle présente une quinzaine d’œuvres très majoritairement peintes dans les années soixante et au début des années 1970. Viera da Silva travaille alors dans sa maison-atelier construite à Paris ou à la Maréchalerie, une maison ancienne aménagée dans le Loiret.

Ces années sont celles de la maturité et de la reconnaissance. Elle multiplie les expositions en Europe et aux États-Unis, dans les galeries, les biennales et les institutions. Plusieurs œuvres entrent dans les collections publiques. Elle est également sollicitée pour la création de vitraux, de tapisseries… et collabore avec des poètes et des musiciens comme René Char ou Pierre Boulez.

L’architecture, la ville, la bibliothèque sont toujours des thèmes très présents. Souvent, les formats s’agrandissent. Les perspectives et les rythmes ne cessent d’échafauder et de désarticuler les espaces. Si Viera da Silva continue, comme l’écrit Guillaume Theulière, à composer « une partition dont la subtilité pigmentaire tend à la vérité, tout en soulignant, avec humilité, la prééminence de l’incertitude », elle n’en fait ni une théorie ni un concept… Ainsi, le catalogue reproduit cette éloquente citation de 1991 :

« J’ai confiance dans l’intuition. Je laisse venir et je doute des théories. Je n’ai pas confiance dans les êtres qui ont trop de confiance en eux, qui ont trop de certitude. »

Cette période est aussi marquée par la mort de mère en 1964 qui introduit une série de toiles plus méditatives où les formes s’estompent au profit d’une lumière pâle…

Comme pour les autres sections, l’accrochage s’articule sur la chronologie des œuvres tout en l’émaillant de rapprochements thématiques ou formels.

Le parcours commence sur la droite avec Stèle (1964), une tempera sur toile en hommage à la mère de l’artiste. L’œuvre est précédée par L’équité (1966). La rigueur de leurs compositions, la douceur et la lumière de leurs palettes paraissent poursuivre les recherches entrevues dans Composition 55 (1955).

Au revers de la large cimaise qui segmente la salle, on retrouve au centre, comme à l’avers, une Bibliothèque peinte en 1966. La composition verticale est traversée par une diagonale avec une dominante rouge à gauche alors que les nuances blanches et grises s’imposent de l’autre côté.

Vieira da Silva - La Bibliothèque, 1966 - L’œil du labyrinthe - Concept au musée Cantini
Vieira da Silva – La Bibliothèque, 1966. Huile sur toile. Dation en 1993 – Dépôt du Musée national d’art moderne Centre de création industrielle, Paris – En dépôt au Musée d’arts de Nantes – L’œil du labyrinthe – Concept au musée Cantini.

Renouant avec le thème de la bibliothèque, Vieira da Silva crée l’illusion d’un espace infini en construisant un réseau orthogonal composé d’une multitude de lignes et de carreaux colorés, qui représentent autant d’étagères recouvertes de livres : « Je crois qu’en ajoutant petite tache par petite tache, laborieusement, comme une abeille, le tableau se fait. Un tableau doit avoir son cœur, son système nerveux, ses os et sa circulation. » Ici, une diagonale divise la composition, avec une dominante rouge à gauche tandis que le blanc prévaut de l’autre côté.

La présentation joue habilement sur cette partition pour accrocher à gauche Landgrave (1966) où les tons chauds des ocres l’emportent et à l’inverse pour exposer à droite L’Air du vent (1966) où les teintes froides des blancs, des gris et des bleus structurent l’espace.

Vieira da SilvaLandgrave, 1966. Huile sur toile. CAM – Fundação Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Portugal En dépôt à la Fundação Arpad Szenes – Vieira da Silva, Lisbonne, Portugal.
Vieira da SilvaL’Air du vent, 1966. Huile sur toile. CAM – Fundação Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Portugal En dépôt à la Fundação Arpad Szenes – Vieira da Silva, Lisbonne, Portugal – L’œil du labyrinthe – Concept au musée Cantini

En face, cinq superbes toiles construisent une séquence habilement rythmée qui alterne les formats horizontaux et verticaux et qui conjugue avec élégance des palettes froides et lumineuses et celles où les tonalités chaudes et sombres s’imposent. De droite à gauche, le regard peut se perdre dans Rouen I (1963), Les Degrés (1964), Mémoire (1966-1967), La Basilique (1964-1967) et Les Indes noires (1974).

Vieira da Silva - L’œil du labyrinthe - Concept au musée Cantini
Vieira da Silva – L’œil du labyrinthe – Concept au musée Cantini

Vieira da SilvaRouen I, 1963. Huile sur toile. Musée des beaux-arts, Rouen
Les Degrés, 1964. Huile sur toile. CAM – Fundação Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Portugal En dépôt à la Fundação Arpad Szenes – Vieira da Silva, Lisbonne, Portugal – Mémoire, 1966-1967. Huile sur toile. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – La Basilique, 1964-1967. Tempera sur toile. Comité Arpad Szenes – Vieira da Silva, Paris En dépôt à la Fundação Arpad Szenes – Vieira da Silva, Lisbonne, Portugal – Les Indes noires, 1974. Huile sur toile. Dation en 1993 – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Paris – En dépôt au Musée de Grenoble – L’œil du labyrinthe – Concept au musée Cantini

De chaque côté de cet espace toute en largeur, deux courtes cimaises installées à l’occasion de l’exposition « Jules Perahim. De l’avant-garde à l’épanouissement, de Bucarest à Paris » architecturent deux absides…

À droite, on peut découvrir un enchainement de quatre œuvres où se succèdent deux évocations de paysages maritimes (Estuaire bleu, 1974) et Étale ou Où es-tu ?, 1961) puis une très huile sur toile où s’affronte l’ombre et la lumière (Jour et Nuit, 1967) et enfin un ténébreux Londres (1959).

Vieira da SilvaEstuaire bleu, 1974. Tempera sur papier. Collection particulière, France
Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – Étale ou Où es-tu ?, 1961. Huile sur toile. Comité Arpad Szenes – Vieira da Silva, Paris – Jour et Nuit, 1967. Huile sur toile. Collection particulière, France-Portugal Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – Londres, 1959. Huile sur toile. Fundação Arpad Szenes – Vieira da Silva, Lisbonne, Portugal – L’œil du labyrinthe – Concept au musée Cantini

En face, trois toiles terminent le parcours de cette sequence.

Le Théâtre de la vie (1973) représente, semble-t-il, un autre sujet important dans la vie et l’oeuvre de Viera da Silva. Le cartel rapporte cette remarque de l’artiste : « [..] quand j’ai eu neuf ans, j’ai eu la manie du théâtre […] je commençais à imaginer où est-ce que je mettrai le théâtre et alors j’imaginais un théâtre entre deux portes, à l’intérieur d’une armoire […] mon enfance s’est passée comme ça, entre des imaginations qui sont devenues plus tard mes tableaux, peut-être.»

Dédale, 1975 évoque naturellement l’architecte du labyrinthe qui a abrité le Minotaure. De ce lieu partout présent dans son œuvre, Viera da Silva disait « Dans ma peinture, on voit cette incertitude, ce labyrinthe terrible. C’est mon ciel ce labyrinthe, mais peut-être qu’au milieu de ce labyrinthe, on trouvera une toute petite certitude. C’est peut-être ça que je cherche. »

Egalement sculpteur, Dédale aurait été le premier à réaliser des statues avec les yeux ouverts… Ce personnage de la mythologie grecque est-il aussi à l’origine du titre choisi pour l’exposition ?

L’accrochage se termine pour cette section avec l’énigmatique et ténébreuse Entreprise impossible (1967), « impossible » représentation du visible qu’une notice du Centre Pompidou tente d’analyser

Lumière

Le parcours se termine dans la salle en cul-de-sac dans une séquence finale que le commissariat a souhaité présenter comme « une sorte de chapelle blanche où on voit le motif complètement disparaître au profit d’une certaine forme d’abstraction méditative ».

Le texte de salle ajoute : « Après la perte de son époux en 1985, seule face à l’ouvrage, l’artiste développe une œuvre plus intime, sereine, empreinte de spiritualité »…

Vieira da SilvaDialogue, 1984-1988. Huile sur toile. Musée de Grenoble – Ariane, 1988. Huile sur toile. Collection particulière, France-Portugal Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – Le Silence, 1984-1988. Huile sur toile. Musée de Grenoble – Vers la lumière, 1991. Huile sur toile. Comité Arpad Szenes – Vieira da Silva, Paris – Rumeurs sur le fleuve, 1975-1986. Tempera sur papier. Collection particulière – Chemins de la paix, 1985. Huile sur papier marouflé sur toile. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – Courants d’éternité, 1990. Huile sur papier marouflé sur toile. Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne – L’œil du labyrinthe – Lumière au musée Cantini

Si la plupart des toiles exposées ont été peintes ou achevées après la mort d’Arpad Szenes, elles sont introduites par deux œuvres plus anciennes (Jardins suspendus, 1955 et Nuit blanche, 1960) qui montrent une antériorité des recherches de Viera da Silva sur l’iridescente et l’opalescence de la lumière comme on a pu également l’observer dans Composition 55 (1955), L’équité (1966) ou Stèle (1964)…

Vieira da SilvaJardins suspendus, 1955. Huile sur toile Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Paris En dépôt à la Présidence de la République
Nuit blanche, 1960. Huile sur toile. Dation en 1993 – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Paris – En dépôt au Musée de Grenoble – L’œil du labyrinthe – Lumière au musée Cantini

Au fond de la salle, dans un poème, Maria Helena Vieira da Silva, déclare ce qu’elle désire modestement transmettre comme héritage…

Faut-il ajouter qu’une visite de « L’œil du labyrinthe » s’impose avant le 6 novembre prochain et son départ pour Dijon ?

On se permettra toutefois une remarque et une suggestion : La qualité exceptionnelle des expositions présentées au musée Cantini mériterait sans aucun doute une modernisation de ses dispositifs d’éclairage… Souhaitons que la mairie de Marseille s’en donne les moyens.

En savoir plus :
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Viera da Silva sur le site de la Galerie Jeanne Bucher Jaeger


Viera da Silva – L’œil du labyrinthe par Guillaume Theulière

Nouvelle vision

Le projet d’organiser une rétrospective de Maria Helena Vieira da Silva à Marseille et Dijon est né lorsque le musée Cantini a fait l’acquisition en 2020 de l’une de ses premières toiles de jeunesse, Marseille blanc. Peinte à la suite d’un court séjour en mai 1931 dans la cité phocéenne avec son mari le peintre hongrois Arpad Szenes, cette toile énigmatique inaugure pour la jeune peintre un projet artistique radicalement novateur.

À vingt-deux ans, elle ne s’attarde pas sur les motifs pittoresques de la peinture méridionale, mais représente une ruine indéterminée, fantomatique, opaque et légère, soutenue latéralement par des armatures. Une petite fenêtre nous indique que la façade d’un blanc calcaire cache mystérieusement un vide comme s’il s’agissait du squelette d’un immeuble dont on aurait détruit la structure. Comme souvent, peu d’indices nous permettent de reconnaître précisément le motif choisi par Maria Helena Vieira da Silva. La construction esseulée voire insulaire au centre du tableau pourrait certes évoquer l’emblématique château d’If mais d’autres indices se situent loin du parcours touristique habituel. Le film Impressions Vieux Port de 1929 réalisé par László Moholy-Nagy nous éclaire sur la situation de Marseille à cette époque. Ce film pionnier du cinéma expérimental dépeint avec réalisme une ville en pleine déconstruction, où la pauvreté s’est installée dans les rues, où de nombreux bâtiments partiellement détruits sont soutenus par des étais en bois empêchant l’inexorable écroulement des façades. Un plan du film dévoile une esplanade vide située derrière la Bourse de commerce où l’on trouve, esseulé, un échafaudage en bois entourant un îlot d’habitations. Les travaux préparatoires précédant la réalisation de Marseille blanc, réunis pour la première fois au musée Cantini, rendent compte de l’intérêt de l’artiste pour ce type d’architecture précaire.

Une autre source d’inspiration semble venir du pont transbordeur dressé entre les deux rives du port à l’aide de câbles d’acier lui conférant une légèreté aérodynamique d’un rayonnisme épuré. Cette ossature du vide fascine inévitablement Maria Helena Vieira da Silva, à l’instar des nombreux photographes venus dans les années 1930 glisser leur objectif à travers ses fils d’acier arachnéens : Germaine Krull, Florence Henri, Man Ray, László Moholy-Nagy, tous guidés par la Nouvelle Vision des théories d’avant-garde de l’école du Bauhaus. À Marseille, la jeune peintre portugaise a elle aussi expérimenté une nouvelle manière de voir. Sa synthèse picturale d’architectures imaginaires opère un premier pas vers l’abstraction qui la mènera vers une dissolution de l’espace et du temps.

Portraits de villes labyrinthiques

La vision kaléidoscopique que projettent avec force les oeuvres de Maria Helena Vieira da Silva permet à l’artiste de représenter l’évolution et la dynamique des métropoles modernes, leurs réseaux infinis, indéfinis de voies de circulation, à travers des élévations déconstruites, suspendues et tentaculaires.

La discontinuité spatiale générée par ces réseaux de lignes est si condensée qu’elle absorbe le regard du spectateur dans un effet tourbillonnant de vortex. Cette manière elliptique, si caractéristique qu’a l’artiste de résumer visuellement les effets de villes, divulgue une certaine appétence pour la flânerie et la déambulation génératrices de hasard.

Une moindre balade dans la ville s’apparente à un voyage durant lequel le regard se promène, s’attarde sur une myriade de lignes de fuite, un détail à recomposer, flouter, puis dépouiller pour ne laisser apparaître que les lignes de force. Sa ville natale Lisbonne est ainsi dépeinte à la manière d’un labyrinthe : le sol pavé de damiers blancs chancelants, les perspectives fuyantes des ruelles perchées, les azulejos des façades, l’aqueduc de la Praça das amoreiras, ou encore les arcs d’ogives de l’architecture de style manuélin du Mosteiro dos Jerónimos sont autant d’indices mémoriels convoqués puis disloqués dans ses toiles. La topographie de Rio de Janeiro et son ouverture océanique auront également durant son exil un retentissement fécond dans ses oeuvres, au même titre que la verticalité foisonnante de la Nouvelle- Amsterdam : New York. C’est ainsi que l’oeil de Maria Helena Vieira da Silva s’apparente à une caméra en mouvement enregistrant çà et là des souvenirs rejaillissant constamment sur la toile. Les villes se dissolvent dans un flou abstrait fait de touches transparentes puis réapparaissent au premier plan à l’aide de filaments de peintures maigres restituant la verticalité des constructions. Elle amorce par ce biais une savante diffraction des structures, ne retenant plus que les armatures des constructions industrielles dont la nervosité du trait restitue les sons et chahuts de l’ambiance urbaine. C’est là que voyage l’oeil de Maria Helena Vieira da Silva, dans le silence des vides puis l’entrechoquement et les brisures des lignes. Cet oeil cyclonique et prismatique élabore une peinture visionnaire, tridimensionnelle, d’un labyrinthe en constante expansion.

L’oeuvre de l’artiste est à cette fin marquée par un questionnement sans relâche sur les transformations urbaines, la dynamique architecturale dont elle retranscrit la musicalité d’une touche picturale minutieuse quasi pointilliste. Conçus comme des dédales évanescents, les portraits de villes de Maria Helena Vieira da Silva convoquent le pouvoir du regard, plaçant l’oeil du spectateur au coeur du sujet, facilitant son absorption dans l’oeuvre. Cet oeil, au même titre que la main de l’artiste, participe d’une interactivité sans précédent dont le regardeur est au centre, tentant de recomposer les indices épars de la représentation, jusqu’aux confins de l’abstraction.

Guidées par l’infinité des possibles, ces oeuvres visionnaires nous donnent à voir les prémices de nos vies et villes connectées.

Le temps infini de peindre

Cristallisation de l’invisible, l’oeuvre de Maria Helena Vieira da Silva est entièrement dévolue à la question de l’espace et du temps. Comparant volontiers son labeur à celui d’un insecte, la main d’une fourmi, l’oeil à facettes d’une abeille, l’artiste se confiait régulièrement sur le temps long qu’elle mettait à terminer une oeuvre, pouvant la laisser et la reprendre parfois avec plusieurs années d’intervalle. Butineuse, elle applique avec minutie, à l’aide d’un très fin pinceau, de minuscules touches de peinture à l’huile, de tempera ou de gouache. Par ce geste, quotidiennement répété, elle décrit à la manière d’un mandala un nouvel espace-temps, une condensation de l’infiniment petit et de l’infiniment grand.

Ses couleurs sont des poussières de temps, chaudes en hiver, froides en été. Une saisonnalité chromatique, telles des variantes musicales. Petit à petit elle écrit une partition dont la subtilité pigmentaire tend à la vérité, tout en soulignant, avec humilité, la prééminence de l’incertitude. En cela le projet pictural de Maria Helena Vieira da Silva est d’une précieuse rareté. Tout aussi métaphysique qu’existentielle, sa peinture rend compte de notre vulnérabilité et de notre inconditionnelle fragilité face aux courants d’éternité qui nous entourent. Ses nombreuses perspectives intérieures, souterraines, en damier, ont l’apparence de boîtes magiques ayant pour but de capturer notre regard, nous ensevelir dans l’infinité des lignes de fuite. Elle met ainsi au point un procédé oculaire absolument innovant, dépassant les passages cézanniens du cubisme, élaborant une nouvelle accélération du rythme visuel. Cette idée moderne de la quatrième dimension consistant à enregistrer les mouvements du regard et les passages temporels est à la source de son travail par sédimentation à travers l’espace de la composition picturale. Telles des palimpsestes, les différentes touches et couches de peinture restituent une fossilisation du temps et de la mémoire. Les bibliothèques de Maria Helena Vieira da Silva donnent ainsi à voir une architecture fantasmagorique, où tout l’univers semble converger vers une fusion des perspectives multiples. L’architecture de livres devient un lieu d’éclatement où le regard se perd avec jubilation.

Cet aspect absolument renversant de l’oeuvre lui donne une nature presque futuriste, source d’une imagerie d’anticipation à dimension spirituelle. Les oeuvres de Maria Helena Vieira da Silva se liraient-elles comme un parcours initiatique, où l’incertitude est la règle d’un incommensurable terrain de jeu visuel ? Le labyrinthe en tout cas n’enferme ni l’oeil ni l’esprit, il est un fil d’Ariane optique, un voyage intérieur. Véritable sismographe, son pinceau procède d’un éclatement spatial de la composition créant une multiplicité d’ouvertures. Somme toute, nombre de ses compositions capturent la quintessence du vide, nous plongeant dans un gouffre où l’oeil ébloui par la vibration de la lumière s’irradie au contact de l’immuabilité, comme si l’art de Maria Helena Vieira da Silva avait rendez-vous sur la toile avec l’infini.

Guillaume Theulière

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