Prolongation exceptionnelle jusqu’au 26 octobre prochain de « Différents souvenirs de la matière » avec l’accrochage de nouveaux dessins en écho à l’exposition d’Abdelkader Benchamma au Centre Pompidou dans le cadre du Prix Marcel Duchamp 2024
Jusqu’au 6 juillet prochain, Abdelkader Benchamma présente « Différents souvenirs de la matière » à la galerie Chantiers BoiteNoire qui expose régulièrement son travail depuis 2006.
Le texte d’introduction annonce ainsi cette nouvelle collaboration entre l’artiste et Christian Laune : « Différents souvenirs de la matière, propose un voyage étrange en quête d’une matière mystérieuse, fulgurante et en perpétuelle transformation. Un voyage qui revisite presque vingt années de dessins.
Cette grammaire modelée depuis longtemps par Abdelkader Benchamma se nourrit de littérature, de philosophie, d’astrophysique, de réflexions ésotériques, elle met en œuvre des scénarios visuels qui questionnent notre rapport au réel sondant les frontières avec l’invisible »
Comme le souligne le galeriste, l’accrochage complice imaginé par les deux hommes « souhaite offrir un point de vue singulier et unique sur une œuvre aujourd’hui en pleine maturité ». Cette ambition semble particulièrement opportune quelques semaines après la nomination d’Abdelkader Benchamma parmi les quatre finalistes pour le Prix Marcel Duchamp 2024 qui sera décerné en octobre prochain.
« Différents souvenirs de la matière » surprendra sans doute celles et ceux qui s’attendent à découvrir une nouvelle installation qui s’appuie sur de vastes dessins muraux…
En effet, l’exposition imaginée avec Christian Laune s’apparente plutôt à un accrochage d’atelier. Sans être rétrospective, la sélection des dessins revient sur presque vingt ans de collaboration avec des œuvres de 2006 à 2024. Rappelons que la galerie montpelliéraine a exposé Abdelkader Benchamma une première fois en 2006 avec Entre-deux et la dernière fois en 2019 avec les deux remarquables volets de La rumeur des cercles. Entre-temps, Christian Laune a présenté les dessins de l’artiste en 2009 dans The apparent stability of things, l’année suivante avec La ligne de base du hasard et en 2013 pour Le rayon bleu.
À l’opposé des installations « spectaculaires » que Benchamma a pu montré depuis « Le Soleil comme une plaque d’argent mat » au Carré Sainte-Anne en 2013 jusqu’au « Rayon fossile » à la Collection Lambert à l’hiver 2021/2022, en passant par New York, Dubaï, la biennale de Sharjah, le Centquatre, le Collège des Bernardins, ou la galerie Templon, « Différents souvenirs de la matière » propose une rencontre plus « intime » et le partage de souvenirs.
L’impression d’un accrochage d’atelier est renforcée par le choix d’exposer de nombreux dessins décadrés, épinglés directement sur le mur tels qu’ils pourraient être vus dans le studio de l’artiste. Cette présentation permet d’apprécier l’aisance, la diversité et la finesse des différentes pratiques artistiques mise en œuvre (encre sur papier ou sur photogravures, fusain, marqueurs et feutres parfois enrichis en cuivre, en zinc, en aluminium ou encore peinture à base d’alcool dans de subtils dégradés…)
« Différents souvenirs de la matière » permet d’apprécier à la fois le chemin parcouru, la place essentielle du livre et de la littérature et la cohérence d’une démarche que l’artiste résumait ainsi dans un entretien avec Stéphane Ibars pour le catalogue qui accompagnait le « Rayon fossile » :
« J’ai toujours été captivé par ce moment où le réel semble se tordre, vaciller, se fissurer, pour laisser émerger une autre réalité, une autre perception. Il peut s’agir d’une hallucination, d’un miracle, d’une projection, consciente ou inconsciente, d’une croyance, d’une vision. Ce moment-là, très spécial, poétique et vertigineux, m’intéresse tout autant que ses multiples et infinies interprétations. Il parle de ce besoin immémorial de croire, ancré en nous par le biais du récit. Que ce soit dans la science, les religions, les extra-terrestres ou les théories du complot. Cet espace où le réel peut tout d’un coup embrasser d’autres croyances, qu’elles soient religieuses, spirituelles, ancestrales. C’est la partie visible d’un vaste iceberg aux ramifications infinies. Cela a toujours été présent en moi, mais je ne savais comment le mettre en scène dans mes dessins sans perdre une certaine poésie ».
L’exposition emprunte son titre à une encre sur papier de 2008 qu’accompagnent quatre feuilles de 2006 où pour Christian Laune « de grands personnages isolés, parfois siamois, tel des monsieur K sorti d’un Kafka, se débattent face à une menace sourde »…
Abdelkader Benchamma – Différents souvenirs de la matière, 2008 et quatre dessins de 2006 – « Différents souvenirs de la matière » à la galerie Chantiers BoiteNoire
Dans ce dessin, on voit dans les bras d’un personnage à la ligne claire une masse qui se transforme au-dessus de sa tête en une matière graphique qui engendrera les formes qui suivront… Lors de la conversation déjà citée, Benchamma explique :
« Je me rends compte que mes dessins sont souvent parcourus par une force qui existerait en “habitant” certaines matières très différentes. Quelle est cette force, et pourquoi ? Je ne sais pas. En revisitant mes dessins plus anciens pour cette exposition, sur une période de quinze ans environ, j’ai compris que soit cette force se matérialise de manière très sculpturale, avec un rapport à la gravité terrestre – on peut voir des coulures qui rappellent la lave pour certains, des protubérances qui pousseraient partout, dans des espaces domestiques ou dans des paysages -, soit c’est une force aérienne, diffuse, céleste, presque imperceptible, à la limite de l’évanescent et de l’apparition, puis de la disparition. Cette force crée inlassablement de nouvelles matières, des combinaisons inattendues, des transformations incessantes…
En entrant à droite, on découvre un premier dessin (Sans titre, 2015) qui semble proche de la série des « Sculptures » qui ont été exposées pour la première fois à la galerie Chantiers BoiteNoire et qui ouvraient le parcours de « Rayon fossile » à la Collection Lambert.
Dans l’axe de la grande salle, un grand diptyque (Pareidolie #1, 2014) fait face à un dessin de 2023 (Arbre) proposant ainsi un raccourci saisissant et éclairant de ces « Différents souvenirs de la matière »…
Le diptyque de 2014 précède un ensemble d’une douzaine de dessins directement épinglés sur le mur. On y reconnaît entre autres l’intérêt de l’artiste pour la littérature ufologique. Trois feuilles de la série « Blue Beam » de 2012 évoquent naturellement l’exposition Le rayon bleu en 2013 et Détonation (2009) rappelle The apparent stability of things présenté par Christian Laune en 2009. Des œuvres de 2015, 2018 et 2020 paraissent les prolonger.
Sur la droite de cet ensemble, Zeitun, une gravure rehaussée de 2021 renvoie à un thème récurrent dans le travail de Benchamma à propos du « miracle de Notre-Dame de Zeitoun » quand la Vierge Marie serait apparue sous une forme lumineuse au-dessus d’une église copte de la banlieue du Caire à la fin des années 1960.
Dans sa discussion avec Stéphane Ibars, Abdelkader Benchamma raconte :
« Je ne sais plus comment j’ai découvert les photographies relatant cette histoire. Elles étaient incroyables. Elles ressemblaient déjà à des dessins charbonneux, des fusains. On y voyait le dôme d’une église en Égypte, avec au-dessus une forme ectoplasmique, évanescente en train de se déplacer dans le ciel. Comme nous le disions, on voit par reconnaissance et également par projection. De nombreuses personnes ont tout de suite pensé voir une silhouette rappelant la Vierge. D’autres, uniquement une lumière. Quoi qu’il en soit, des milliers de personnes se sont rassemblées tous les soirs, pendant des mois, des personnes de toutes confessions et de toutes croyances, pour observer ces lumières. C’est ce moment dont je parlais : le réel semble vaciller, quelque chose apparaît ou disparaît, et le cerveau propose immédiatement des séries d’images ou d’arguments pour tenter d’expliquer ce trouble, et personne ne voit jamais la même chose. Le cerveau déteste ce qui n’a pas de forme, il tente tout de suite d’en proposer une, en même temps qu’une explication rationnelle. C’est la paréidolie. Ce moment-là est très proche de l’acte de dessiner : une vision mentale et des tentatives, toujours incomplètes, de rendre compte de cette vision. Une sorte de portrait-robot psychique, qui se ferait à partir des histoires et des images héritées de chacun ».
Un peu plus loin deux dessins de la série « Habitus » de 2014 accompagnent une illustration ancienne de la Divine Comédie par Gustave Doré rehaussé par l’artiste en 2018. Elle évoque la série « Le soleil comme une plaque d’argent » que l’on avait découverte en 2013 à la galerie Saint-Séverin avant de la retrouver au Carré Sainte-Anne à Montpellier et à la galerie Chantiers BoiteNoire. Dans cette œuvre trois anges sont confrontés à un monolithe noir, motif également récurrent dans certaines œuvres, sans doute un écho aux nouvelles de Arthur C. Clarke et au 2001 : A Space Odyssey de Kubrick…
Abdelkader Benchamma – Gustave Doré rehaussé, 2018 – « Différents souvenirs de la matière » à la galerie Chantiers BoiteNoire
L’Arbre de 2023 rappelle par certains aspects les fascinants Engrammes présentés chez Templon en 2019 puis à la Collection Lambert. Avec un peu d’attention, on y discerne des lettres arabes.
Dans sa conversation avec Thomas Lévy-Lasne pour un épisode de sa série Les apparences, Abdelkader Benchamma explique que cette série est née de la découverte sur internet d’une image « photoshopée » à propos de prétendus miracles coraniques où les arbres écrivent « il n’y a qu’un seul Dieu » en arabe. L’image, raconte-t-il, « m’a assez touchée parce que ça me rappelait aussi des images plutôt religieuses et assez naïves accrochées au mur chez mes parents qui sont des musulmans pratiquants… »
Sur la gauche, dans un grand dessin (Sans titre, 2020), on distingue parmi les strates, les couches sédimentaires ou les écorces la silhouette d’une soucoupe volante qui s’approche d’une sombre planète.
Après les dessins de 2006, en revenant vers l’entrée de la galerie, un dessin témoigne de la rencontre à Perpignan entre Abdelkader Benchamma et Raymond Pettibon puis de leur collaboration à New York (Benchamma – Pettibon, 2021).
Dans la salle voûtée d’ogives qui ouvre sur la cour de l’Hôtel Baudon de Mauny, l’accrochage s’organise autour d’un imposant dessin en deux parties (Sans titre (Marbre diptyque), 2019). Il appartient à une série qui trouve son origine dans les grandes plaques de marbre symétriques que Benchamma a découvertes dans la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, en 2012.
Dans la discussion avec Stéphane Ibars, il raconte : « Elles m’ont énormément marqué. J’ai eu l’intuition en les regardant que quelque chose se passait dans ces formes, proche des tests de Rorschach. Et qu’elles ne pouvaient être que décoratives. En rentrant dans mon atelier, j’ai donc commencé des grands diptyques au feutre avec ce système de symétrie, en m’inspirant des nervures du marbre et de ses strates, sans savoir où j’allais. Puis, des années plus tard, en rencontrant l’historien de l’art Cyril Gerbon lors d’une résidence à la villa Médicis, il me confirma que certains historiens, dont Georges Didi- Huberman et Finbarr Barry Flood, pensaient que ces marbres faisaient par tie d’un système de figuration parallèle, presque crypté. Comme si les marbres voulaient faire apparaître une présence, une présence divine, mais sans la figurer, par des jeux de taches, de veines et de nervures… C’était un moment très beau. On se rendait compte qu’il existait des chemins très différents, l’un par la création et l’imagination, l’autre par des recherches d’historiens, et qu’on arrivait à un endroit similaire ».
Cette résidence à la Villa Médicis, s’était traduite par le mémorable « Fata Bormosa » au MRAC à Sérignan en 2020.
À gauche de ce monumental diptyque, deux dessins encadrés dont le grand Sculpture trepied de 2013 et trois feuilles directement épinglées sur le mur (Terrarium, 2009 et Sans titre de 2019 et 2023).
En face, Archetype #2 – L’équilibre précaire (2015) et Archetype #4 Le Terreau (2016) témoignent de l’intérêt d’Abdelkader Benchamma pour Carl Gustav Jung et notamment pour ses idées sur l’inconscient collectif et l’inscription des archétypes dans notre inconscient.
Abdelkader Benchamma – Archetype #2 – L’équilibre précaire, 2015 et Archetype #4 Le Terreau, 2016 – « Différents souvenirs de la matière » à la galerie Chantiers BoiteNoire
Inutile de préciser qu’un passage par la galerie Chantiers BoiteNoire s’impose avant le 6 juillet.
À lire, ci-dessous, Palomar gardens, le texte de Christian Laune qui accompagne « Différents souvenirs de la matière ».
En savoir plus :
Sur le site de la galerie Chantiers BoiteNoire
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Abdelkader Benchamma sur le site de la galerie Templon
À voir cette conférence d’Abdelkader Benchamma enregistrée en 2022 dans le cadre des jeudis MO.CO. Panacée
À voir cette conversation entre Abdelkader Benchamma et Thomas Lévy-Lasne dans le 68e épisode des Apparences.
Palomar gardens
Pour aborder l’œuvre d’Abdelkader Benchamma il faut retourner aux sources. L’artiste a toujours préféré la compagnie des livres à celle des tableaux ; Les fragments de ses lectures alimentent un récit qui se déroule depuis presque vingt ans sur le territoire absolu de l’étrange, aux confins de l’ésotérisme, de la science et de la magie.
Au départ, il y a de grands personnages isolés, parfois siamois, tel des monsieur K sorti d’un Kafka, qui se débattent face à une menace sourde, puis survient le petit peuple, qui tel une colonie de figurines génériques donne la mesure d’un opéra cosmique mental, fragmenté et sans échelle, perdu. A partir de là, tout n’est qu’une question d’errance, d’exploration, d’immersion, de mutation, dans un territoire où règne l’absence, où tout semble se fondre, pour les personnages comme pour nous, dans la matière du dessin. On pense aux processions hallucinées et sublimes des films d’Artavazd Pelechian, où les cortèges rejouent des rituels oubliés, qui semblent pourtant essentiels à la survivance des mémoires. Quand la lumière « coule » autour des objets (1), c’est l’invisible, parfois le mystère dissimulé, empaqueté, qui nous invite à résoudre l’énigme en devinant ce qui est caché dans le Tas, cet agrégat organique informe « résultat d’un phénomène naturel ou produit d’une activité humaine, intersection entre culture et matière ».
Au travers de recherches scientifiques et de littérature ufologique l’artiste interpelle dans son récit nos rapports aux croyances, aux fictions populaires. Il questionne l’usage des énergies immatérielles, des conditions d’apparition furtive des véhicules et des êtres extra-terrestres élevés au rang de messie ou de monstres envahisseurs.
Dans son film, Inland Empire, David Lynch signale l’entrée d’un monde parallèle par un graffiti mystérieux : A X X o N N ; Benchamma lui, rehausse à l’encre noire les sujets religieux ou pastoraux des gravures de Gustave Doré pour figurer des apparitions célestes récurrentes, des machineries complexes où rien n’est fixe, rien n’est stable, pire rien n’est logique.
Aujourd’hui, les dessins d’Abdelkader Benchamma provoquent un basculement, un changement de focale, lorsque le dessin qui ne tente plus de représenter un paysage mental, est devenu paysage, on devine dans les flots du magma furieux de l’encre, les bribes de sa bibliothèque qui croisent sereinement.
Christian Laune