Abdelkader Benchamma – Rayon fossile à la Collection Lambert


Jusqu’au 20 février 2022, Abdelkader Benchamma présente avec « Rayon fossile », un accrochage magistral qui se déploie dans les salles au rez-de-chaussée de l’Hôtel de Monfaucon, à la Collection Lambert. L’exposition confronte avec pertinence et invention des œuvres de ces quinze dernières années avec des créations produites pour « Rayon fossile ».

Cette proposition, qui a plusieurs fois été reportée et changé de nom, s’est construite à la suite d’une rencontre et de multiples échanges entre Abdelkader Benchamma et Stéphane Ibars qui assurent conjointement le commissariat de l’exposition.. Si le directeur artistique de la Collection Lambert était depuis longtemps attentif au travail de l’artiste, le projet a pris naissance en 2017, à l’occasion de « On aime l’art… !! », un choix qu’avait fait Éric Mézil à partir de la collection d’agnès b.

Ni rétrospective, ni commande de production, « Rayon fossile » est pour Stéphane Ibars « un projet hybride et singulier qui est une sorte de récit, comme un voyage initiatique à travers son travail, avec la volonté de surprendre le visiteur et de faire disruption… »

Sculptures…

La première salle du parcours rassemble une série d’œuvres, toutes intitulées Sculptures. La plupart, produites entre 2009 et 2011, n’ont pratiquement jamais été exposées. Ces dessins, majoritairement à l’encre, parfois combinée avec du stylo et du fusain, plus rarement aux marqueurs noirs, sont complétés par une œuvre de 2021. Ici, l’accrochage très classique tranche avec les projets in situ qui ont marqué les expositions d’Abdelkader Benchamma ces dernières années.

Ces premiers « grands formats » produits par l’artiste ne racontent, dit-il, pas grand-chose…

« Ils ne sont que ce qu’ils sont, des processus de matière à l’œuvre, certaines fois proche de l’alchimie combinant des phénomènes de calcination, évaporation, incandescence, disparition autour du tissage et du modelage. Accrochés assez bas, ces sortes de blocs, de monolithes, accueillent le visiteur et parlent au corps. Parfois la forme en mouvement échappe. Quelques-unes semblent issues de sculptures un peu bricolées avec des sangles, un mini échafaudage… »

De Los Angeles Battle au Rayon bleu

Dans la seconde salle, l’accrochage est construit en rupture avec celui de la précédente. Ici, on passe dans un autre monde, où tout semble être en connexion, avec une tout autre pratique du dessin. « Un dessin qui s’intéresse au récit, à la fiction, à la répétition… », précise l’artiste.

Pour concevoir cet ensemble fascinant et spectaculaire, Abdelkader Benchamma raconte être parti d’une photo intitulée Los Angeles Battle, publiée dans le Los Angeles Times du 26 février 1942. Elle illustre un événement étonnant et mystérieux qui s’est déroulé dans la nuit du 24 au 25 février 1942, au-dessus de la Californie.

Abdelkader Benchamma a reproduit à plusieurs reprises cette image. On se souvient avoir vu l’un deux dans « Un autre monde///dans notre monde », que Jean-François Sanz avait montré au Frac Paca en 2019.

Abdelkader Benchamma - Rayon fossile à la Collection Lambert - Salle 2
Abdelkader Benchamma à propos de la deuxième salle de Rayon fossile à la Collection Lambert

Trois versions de L.A. Battle sont accrochées ici dont une réalisé pour l’exposition… Ces dessins sont les points d’ancrage d’une hallucinante mise en scène. Les étranges éclats de lumière de ces images s’échappent de leurs cadres et viennent connecter à travers des nuées tumultueuses des photogravures, certaines anonymes, d’autres de Gustave Doré, sur lesquelles Benchamma est intervenu…

Ces dernières appartiennent à sa série Le Rayon bleu et sont extraites du Paradis perdu et de la Divine Comédie. On avait pu voir quelques images de cette série dans l’exposition Le soleil comme une plaque d’argent mat au Carré Sainte-Anne en 2014, puis dans Fata Bromosa au MRAC à Sérignan en 2019.

Engrammes

Retour à un accrochage plus classique dans la salle suivante, où l’artiste et le commissaire ont choisi de présenter quelques grands dessins de la série Engramme. Commencée en 2018, lors du séjour d’Abdelkader Benchamma à la Villa Medicis, dans la cadre du premier Prix Occitanie – Médicis, cette série toujours en cours avait été particulièrement remarquée à l’occasion d’une exposition personnelle de l’artiste à la Galerie Templon, au printemps 2019. Il n’est pas inutile de préciser qu’en neurophysiologie, l’engramme est la trace biologique de la mémoire dans le cerveau…

On retrouve dans l’Hôtel de Monfaucon le grand triptyque Engramme, la rumeur des cercles (2019), pièce maîtresse de son exposition chez Templon, accompagnée ici de Engramme, signe (2019) et du diptyque Engramme, Visions (2019).

Benchamma explique que ces œuvres « incarnent la mémoire des images, celles qui restent, se fossilisent et imprègnent notre inconscient… ». Guidé par la matière, des flux d’énergie, des formes mouvantes et des structures sonores, l’artiste construit ces étonnants paysages mentaux qui intègrent ici des images figurant des phénomènes célestes…

L’artiste souligne aussi l’importance, en arrière-plan, du livre de Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg (2002), dans l’élaboration de cette série. De son côté, Stéphane Ibars invoque « (…) ce bruit blanc à peine perceptible qui nous hante de son entêtante présence tout au long de l’exposition », évoquant les échanges avec Benchamma autour du roman de Don DeLillo (White Noise), entre autres…

Ces trois grands Engrammes sont accompagnés par Cosma Borghese (2019), un dessin de taille plus modeste. Il appartient à une série inspirée des marbres symétriques découverts par l’artiste il y a plusieurs années dans les décors de Sainte Sophie à Istanbul. On avait pu en voir quelques grands formats dans « Le soleil comme une plaque d’argent mat » au Carré Sainte-Anne en 2014 puis au Mrac à Sérignan, au retour de sa résidence à la Villa Médicis, où il avait repris et prolongé sa réflexion sur ces marbres symétriques après la lecture d’un autre ouvrage de Didi-Huberman, Fra Angelico : Dissemblance et figuration, où l’historien d’art analyse entre autres la signification symbolique des faux marbres dans la peinture du maître de la Renaissance italienne…

Ce dessin fait aussi écho aux grandes plaques symétriques de marbre d’Estremoz qui ornent la cour de l’Hôtel de Monfaucon…

Mémoire d’atelier…

Dans la galerie qui descend doucement le long de la cour, l’artiste et le commissaire présentent une quarantaine de dessins, véritable mémoire de ces quinze dernières années puisée dans l’atelier d’Abdelkader Benchamma… Leur accrochage est construit avec la volonté que ce regard sur le passé ne soit ni chronologique ni rétrospectif…

Doit-on y distinguer un premier ensemble où la lumière, les fluides, les apparitions, les aurores, les fantômes, l’éther et la matière noire dominent, et un second où roches, pierres, tas et monolithes s’imposeraient ? On semble reconnaître ça et là des images qui ailleurs se sont « engrammées »…

Vers le Rayon fossile

Dans la grande salle à l’éclairage zénithal et aux proportions imposantes, Abdelkader Benchamma a créé un maelstrom impressionnant où des flux d’énergies bouillonnants et mouvementés relient quatre dessins. Figés dans un moment de stupeur, les journalistes présents à la visite de presse sont restés interdits et éblouis par cette installation, hésitant avant d’y pénétrer…

Au fond, Tree – Fossil (2021) semble être la source de ce tumulte. Est-ce l’évocation d’un buisson ardent ? La découpe irrégulière de la feuille où se mêlent encre et peinture produit un étrange déséquilibre qui s’installe à mesure que l’on s’approche et qui parait prêt à nous absorber…

Sur la droite, dans un vaste diptyque horizontal à la symétrie trompeuse (Engramme – Archéologie, 2021), des images synaptiques sont reliées par les formes mouvantes.

L’encre et le fusain se conjuguent à la peinture à base d’alcool d’où émergent parfois de subtils dégradés de terre calcinée ou d’outremer… À bien y regarder, n’est-ce pas ici que se trouve l’origine de l’orage qui se développe sur trois des quatre murs de l’espace ?

En face, légèrement décentré sur la gauche et en hauteur, un deuxième diptyque en forme de losange (Engramme – Livre ouvert, 2021) s’affronte-t-il au premier ? Quel secret magique dissimule ce livre aux pages triangulaires et aux découpes sinueuses ? Joue-t-il le rôle d’un puits, capteur d’énergie ? Définit-il une frontière essentielle, une sorte d’horizon des événements ? Au-delà, les flux paraissent se dissoudre…

Seul sur le quatrième mur immaculé, il ne reste qu’un Rayon fossile, 2021… Quel sens donner à ce « fond diffus cosmologique » ? Résidu de ce qui a été ?… Carte d’identité de quel univers ?

Faut-il ajouter qu’une visite est incontournable ?

En conclusion, on suggère d’écouter ce propos de Stéphane Ibars enregistré un peu avant le vernissage. Il résume tout ce qui s’agrège dans « Rayon fossile » et la manière dont l’exposition est construite…

Stéphane Ibars à propos de l’exposition de Abdelkader Benchamma – Rayon fossile à la Collection Lambert

Un catalogue publié avec le soutien de la galerie Templon sera disponible au début du mois de décembre.

En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
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Abdelkader Benchamma sur le site de la galerie Templon

Abdelkader Benchamma – Rayon fossile : Texte d’introduction

« N’apparaît que ce qui fut capable de se dissimuler d’abord. »
Georges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, 1998

À l’automne 2021, la Collection Lambert invite Abdelkader Benchamma à investir la totalité du rez-de-chaussée de l’hôtel de Montfaucon. Intitulée Rayon Fossile, l’exposition s’organise autour d’un voyage initiatique à travers des mondes possibles, passés, imaginaires, à venir, écrits ou rêvés, assemblés en un récit qui se déploie lentement dans les salles du musée. Nous les arpentons tel Virgile dans le récit halluciné d’Hermann Broch, où l’eau, le feu, la terre, l’éther racontent l’arrivée, la descente, l’attente, le retour — tout comme ils scandent ailleurs la réalisation du plafond qu’Abdelkader Benchamma vient d’inaugurer dans le centre historique de Montpellier, cette autre ville médiévale où l’artiste a installé son atelier.

Au cœur de ce paysage des transformations, l’artiste développe un vocabulaire sensible fait d’une constellation de flux d’énergies, de matières et de formes mouvantes qui nourrissent autant de mondes suspendus. Monolithes, grottes, tas, forêts, montagnes, jaillissements, explosions ou autres constructions précaires se déploient tels les Carceri de Piranèse pour dessiner en noir et blanc — parfois en couleur — des univers fantastiques qui nous semblent aussi éloignés qu’ils nous sont familiers.

Frénétique, précis, hyperréaliste, flirtant parfois avec une abstraction lente et épurée qui instille au regard une nonchalance savoureuse proche d’un état méditatif, le geste de l’artiste se déploie de la feuille de papier jusque sur le mur pour embrasser la totalité des espaces que nous arpentons. Il y dessine des visions obliques où les formes archétypales des origines se mêlent à la science, aux croyances, aux récits de miracles ou aux mythes anciens et contemporains — de la révélation des secrets de Fatima au miracle de Notre-Dame de Zeitoun en passant par les théories conspirationnistes du Blue Beam ou des Phantom Airship. Il y invente des assemblages qui éclairent l’impérieuse nécessité de l’être humain de prendre part à la résolution des questions existentielles les plus abstraites et de se représenter collectivement à travers une histoire que les images de miracles et autres apparitions rendent plus rassurantes, acceptables, plus héroïques même.

En réactivant des œuvres et des mémoires puisées dans ses quinze dernières années de création pour les confronter à d’autres réalisées pour l’exposition, Abdelkader Benchamma instaure un langage silencieux où les signes et les temps se mélangent perpétuellement. Il nous raconte à quel point les images nous imprègnent au-delà du visible ; comment apparaissent sans que nous ne prenions garde des visions qui planent au-dessus de nos corps embarqués dans l’histoire, comme ce bruit blanc à peine perceptible qui nous hante de son entêtante présence tout au long de l’exposition.

Stéphane Ibars, commissaire de l’exposition

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