« Parade, une scène française » présente le regard affûté et amical d’Éric de Chassey sur la Collection Laurent Dumas… Une exposition très élégante, distinguée et raffinée. Un accrochage remarquable, un parcours irréprochable, des ensembles cohérents, des rapprochements sans frictions… Une sélection subjective où la peinture figurative est très présente.
Le parcours brosse un panorama en quatre étapes de la création française depuis les années 1960. Les petites salles en enfilade de l’Hôtel de Montcalm sont consacrées à une archéologie de la scène française. Le premier plateau du centre d’art réunit des ensembles majeurs d’artistes qui ont marqué la peinture figurative en France depuis le début du millénaire. Au rez-de-chaussée, les œuvres partagent selon le commissaire une expression de la violence. Enfin, le sous-sol propose selon son expression « un dernier volet plus contemplatif »…
Pour Éric de Chassey, une subjectivité assumée est au cœur du projet plutôt que tout raisonnement objectif. Aucun texte n’accompagne et/ou ne justifie le choix des séquences de « Parade, une scène française » et n’explique leur enchaînement. Il y a une exigence clairement affirmée d’éviter tout discours et l’ambition de laisser toute latitude aux regards des visiteur·euses…
L’accrochage est construit autour de quelques ensembles cohérents avec la volonté de montrer de très grands formats. Pour le commissaire, la place des œuvres et leurs rapprochements se sont imposés naturellement comme des évidences par rapport aux espaces et avec le souci de conserver autant que possible les cimaises existantes.
Tout semble fluide et limpide. Il n’y a rien d’inattendu, d’imprévu, de surprenant et encore moins d’incongru dans cette parade de 90 œuvres et 40 artistes…
« Parade, une scène française » multiplie les moments de plaisir avec la découverte de cette sélection subjective présentée avec beaucoup de soin et d’habileté. Le parcours offre une déambulation très agréable dans laquelle chacun peut trouver son bonheur… même celles et ceux qui, aux yeux du commissaire, regardent un peu trop les œuvres avec leurs oreilles !!!
Si les ensembles exposés ne nous ont pas toujours bouleversés, nombreuses sont les pépites qui jalonnent le parcours. Les lignes qui suivent en font un partiel et subjectif inventaire.
Une archéologie de la scène française…
Parmi ces morceaux choisis, on ne peut ignorer le face-à-face des deux œuvres de Daniel Spoerri qui ouvrent la deuxième salle de l’Hôtel de Montcalm (Bateau en détresse ou péril en mer (Détrompe-l’oeil), 1985 et Palette (Heberstof), 1989).
Un peu plus loin, et à proximité des deux très belles pièces d’Annette Messager, l’humour décapant d’Erik Dietman fait toujours mouche avec les Quelques mètres et centimètres de sparadrap (1964) de sa série des « Objets pe(a)nsés ». Cette petite sculpture et le portrait de son ami Roland Topor dans l’orbite du crâne de Roland (2000) nous rappellent « La Verticale (Millésimes 1962 à 2001) » à la Panacée en 2018/2019 dans une réjouissante rétrospective proposée par Claudine Papillon et Nicolas Bourriaud… On peut regretter ici que Le Philosophe corse et ses amis n’aient pas été du voyage à Montpellier.
Dans le couloir suspendu qui relie l’Hôtel de Montcalm et les grands plateaux du centre d’art, Renaud Auguste-Dormeuil montre les portraits photographiques visibles/invisibles de Françoise Sagan (2016-2024) et de Françoise Giroud (2016-2024) où se reflète l’enseigne lumineuse transportée par un drone qui nous annonce que Jusqu’ici tout va bien (2017-2018).
Renaud Auguste-Dormeuil, Jusqu’ici tout va bien, 2017-2018, enseigne lumineuse sur structure fibre de carbone et LED avec un drône, 72 x 230 x 75 cm ; Françoise Sagan, 2016-2024, tirage Lambda, 60 x 50 cm et Françoise Giroud, 2016-2024, tirage Lambda, 60 x 50 cm – Parade, une scène française. Collection Laurent Dumas au MO.CO., Montpellier
Un peu plus loin, les fragments du collectionneur devant la constellation des « non-nés » d’Anselm Kiefer (Die Ungeborenen, 2007) enchâssée dans un mur de son salon renouent-ils vraiment avec la tradition picturale des portraits de mécènes ? La couverture du premier volume du catalogue raisonné de la Collection Laurent Dumas semble le suggérer…
Regards sur la peinture figurative en France depuis les années 2000…
De la séquence imaginée autour de la peinture figurative en France, nombreux sont celles et ceux qui retiendront les grands ensembles de Bruno Perramant et de Claire Tabouret ou encore l’immense Parade (2015) d’Assan Smati à partir desquels s’articule l’accrochage à premier étage du centre d’art.
Parmi les œuvres de Perramant, il est difficile d’échapper à l’attraction de son imposant Lazare (2016) en trois panneaux, de son captivant diptyque Cyclone (2006) et un peu plus loin du sombre Flowers (Goya), une toile carrée de 2018.
Pour cette première visite, notre œil a plutôt été accroché par une toile d’Elliot Dubail (Sans titre (Le bain), 2017). L’œuvre appartient à une série inspirée d’un livre photographique sur les bains du Caire dont il avait découvert le rituel lors de son dernier voyage au Proche-Orient. Plusieurs de ces toiles avaient été exposées par la Galerie Perpitch & Bringand en 2017, deux ans avant sa mort à 29 ans…
Entre les ensembles de Perramant et de Tabouret, on découvre une étrange toile de Romain Bernini, (Expecting to Fly I, 2018), inspirée semble-t-il par Le Funambule (1958) de Jean Genet. Faut-il y voir comme le suggère le cartel « une image de l’artiste suspendu en l’air dans un espace indéfini, qui joue sa vie » ?
Avant de quitter ce plateau, les 43 éléments qui dessinent la silhouette énigmatique d’Anne-Marie Schneider (Sans titre, 2021) semblent faire un clin d’œil un peu moqueur à la Parade (2015) d’Assan Smati.
En bas de la descente d’escalier qui conduit aux espaces du rez-de-chaussée, Éric de Chassey a installé une « chapelle » consacrée à Nina Childess dont la peinture et celles de ses amis, parents ou anciens élèves se sont imposées depuis cet été dans le « BeauBadUgly » du Miam, avant que ces toiles aux pigments fluorescents, parfois « jaune-vert morve », ne viennent occuper quelques cimaises à Arles…
De la violence dans la Collection Laurent Dumas
Deux pièces d’Adel Abdessemed ouvrent une séquence hétérogène construite par le commissaire autour d’œuvres liées à la violence.
Un dessin du Cri (2014) dont la Collection Laurent Dumas conserve également un exemplaire de la saisissante statue en ivoire. Le Cri évoque les atrocités de la guerre au travers de la photographie iconique d’une petite fille de neuf ans. Nue, elle court sur la route après le bombardement au napalm de son village au Vietnam.
Ce fusain accompagne l’extraordinaire groupe inspiré du Sacrifice d’Isaac du Caravage (Untitled, 2014). De fines lames de scalpel habillent les corps de deux individus, dont l’un, agenouillé, est un autoportrait de l’artiste. L’autre homme, tenant un couteau, est un portrait du père de l’artiste…
Cette évocation de la violence se prolonge avec deux dessins de Tatiana Trouvé (Sans titre (Fauteuils 1) et (Sans titre [Fauteuils 2], 2005) où l’on retrouve l’univers et les motifs récurrents dans son travail et notamment ici des fauteuils roulants entravés par des liens, des sangles ou des chaînes…
En face, deux toiles de Agnès Thurnauer (Territoire #1, 2005 et Biotope (Être un artiste), 2008) mettent en scène des corps féminins contorsionnés sur un fond de texte imprimé… Ne se seraient-ils pas échappés des fauteuils de Tatiana Trouvé ? Ces figures expriment-elles la liberté ou la contrainte corporelle ? L’imprimé léopard du justaucorps ne renvoie-t-il pas à des stéréotypes masculins éculés sur la femme féline et impulsive ? Quel sens donner à l’expression « être un artiste » et pas « être une artiste » ?
On retrouve liens et entraves sur le buste sur piédouche de Raphaël Denis posé sur une étrange sellette au centre de l’espace.
L’accrochage semble ensuite s’étioler un peu avec des conversations peu convaincantes entre trois grands formats de Damien Deroubaix et les deux portraits de L’ophtalmologue lanceur d’alerte Li Wenliang (2020) de Kiki Picasso…
Les trois toiles de sa série « Au final on ira tous au bal » (2017) font regretter que l’ensemble des vingt tableaux, tous sous-titres « Il n’y a aucune raison de laisser le bleu, le blanc et le rouge à ces cons de Français », montrés en 2017 à la Maison Rouge, n’aient pas trouvé leur place dans les espaces du MO.CO…
Cette séquence autour de la violence se termine avec un sombre dialogue entre un des montages sous feuille plastique de sa série des « Pixel – Collage » de Thomas Hirschhorn avec deux toiles noires de Loris Gréaud, l’une réalisée à partir d’encre de seiche, l’autre avec du carbone issu de la combustion d’œuvres passées que l’artiste a brûlées…
L’ensemble est sous le regard d’un téléviseur explosé par Arman (Sans titre (Colère de télévision), 1976)…
Une séquence plus « contemplative » ?
Le sous-sol du MO.CO. héberge une section plus « contemplative » selon l’expression du commissaire qui lors de la visite de presse n’était plus très certain que ce qualificatif soit toujours approprié…
Ici, l’accrochage s’est construit à partir d’une monumentale toile Hélène Delprat. Les motifs ornementaux de WUT (2022) – « Fureur » en allemand – ont pour origine une photo sur laquelle des soldats russes inspectent les motifs du tissu d’un canapé dans le bunker où Hitler s’est suicidé…
Face à cette sombre « tapisserie », on peut comprendre que les couleurs acidulées de Romain Bernini et ses invocations du vaudou s’imposaient (Trying Something Voodoo, 2010)…
Sur la droite, le dialogue entre Barthélémy Toguo (Natural Transfusion, 2018) et Dora Jeridi (Les mangeurs d’images 2, 2022) ne semble pas aller de soi, à l’inverse de l’inattendu, mais fructueux face-à-face entre Fabrice Hyber et Georges Tony Stoll qui se développe sur la gauche de WUT…
Au centre de l’espace, le rapprochement d’une toile de Djamel Tatah (Sans titre, 2012) avec un diptyque de Rayan Yasmineh (La lutte, 2012) paraît évident, comme son face-à-face avec le triptyque d’Edgar Sarin (Ghardaïa (Victorieuse), 2022).
Trois autres pièces de Sarin complètent l’accrochage : une installation électrique supposée faire sauter les plombs du MO.CO., ou recouvrit le sol de cire fondue (1513200900, 2017), une magistrale composition (Victoire, Citron, 2021) et un très bel assemblage sculptural (Acropole, 2017), placé au pied d’une tableau de Paul Mignard (L’ami infernal, 2018).
Edgar Sarin, Ghardaïa (Victorieuse), 2022, huile sur toile (triptyque), 145 x 291 cm ; Victoire, Citron, 2021, chêne massif, huile d’olive et pigments sur bois, 117 x 200 x 13 cm ; 1513200900, 2017, cire, bois, ampoule électrifiée, 18 x 30 x 30 cm et Acropole, 2017, bois, pierre, bol en laiton, 96 x 60 x 26 cm – Parade, une scène française. Collection Laurent Dumas au MO.CO., Montpellier
Edgar Sarin, comme Paul Mignard et Dora Jeridi ont été lauréats de la bourse Révélations Emerige créée à l’initiative de Laurent Dumas pour accompagner les jeunes artistes de la scène française. Edgar Sarin fut lauréat en 2016, Paul Mignard en 2018 et Dora Jeridi en 2022.
L’accrochage et le parcours s’achèvent avec une dernière et éblouissante confrontation. Trois des fabuleuses peintures sur papier cibachrome aux nuances d’argent et de bronze de Dove Allouche (Sunflower 27-28-29, 2015) font face au sombre et monumental dessin aux pigments d’oxyde de fer noir de Célia Muller (J’ai fait un rêve #2, 2020). Ces deux artistes partagent des liens mystérieux et alchimiques avec la photographie qui méritent, même en fin de parcours, qu’on leur prête attention et intérêt.
Les choix du commissaire pour « Parade, une scène française » trahissent un regard particulier sur la collection de Laurent Dumas et son intérêt, sans doute partagé avec le chef d’entreprise, pour la peinture et notamment pour la peinture figurative… Son accrochage illustre également la volonté du collectionneur de constituer des ensembles significatifs pour plusieurs des artistes qu’il affectionne.
Mais en quittant le MOCO, on ne sait pas trop comment qualifier cette exposition, si tant est qu’il faille le faire… Est-elle réellement l’image d’une « scène française » ? Reflète-t-elle la richesse et la diversité d’une collection ? Est-ce un portrait un peu flou du collectionneur ou celui de son commissaire ? Sans doute un mélange indistinct de tout cela…
La lecture de « Morceaux choisis. Collection Laurent Dumas », premier volume de ce l’on peut supposer être le projet d’un catalogue raisonné, met en évidence toute la subjectivité des choix faits par Éric de Chassey. Au fil des pages, on se prend à imaginer ce qu’aurait pu être une proposition qui aurait aussi fait une place à Bertrand Lavier, Neil Beloufa, Mimosa Echard, Louise Sartor, Martin Barré, Françoise Pétrovitch, Jerôme Zonder, Rebecca Horn, Gilles Barbier, Théo Mercier, Camille Henrot, Elsa Sahal, Javier Perez, Alice Guittard, Lucie Picandet, Guillaume Leblon, Laurent Le Deunff, Abraham Poincheval…
On attendra donc d’autres commissariats, dans d’autres lieux, probablement dans la future fondation d’art sur l’île Seguin, pour découvrir d’autres expositions et apprécier toute la diversité de la Collection Laurent Dumas…
Si elles partagent quelques ressorts, cette proposition est, par son élégance raffinée et son honnête subjectivité, en même temps, et heureusement, assez éloignée de la pléthorique « Immortelle » de 2023. Avec ses 350 œuvres, elle s’affirmait alors comme « une exposition de combat » où une certaine forme de don-quichottisme laissait entrevoir quelques rancœurs…
Avec « Parade, une scène française » le MO.CO. reprend un peu des apparences de l’« Hôtel des collections »… Toutefois, on a un peu de mal à y retrouver l’intensité des éblouissements, des inquiétudes ou encore du merveilleux que l’on avait éprouvés avec « Mecarõ », « 00 s : les années 2000 », « Cosmogonies » ou « L’épreuve des corps », expositions qui s’appuyaient sur les collections Petitgas, Cranford, Zinsou et Sandretto…
À lire, ci-dessous, le texte d’introduction par Éric de Chassey et Ensemble, c’est tout, un avant-propos de Laurent Dumas pour « Morceaux choisis. Collection Laurent Dumas », premier tome d’un futur catalogue raisonné de la collection paru en 2018. Ces deux documents sont extraits du dossier de presse.
En savoir plus :
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Sur le site Emerige
Sur le site Révélations Emerige
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« Parade, une scène française. Collection Laurent Dumas ». Une introduction par Éric de Chassey
Voici plus de vingt ans que Laurent Dumas a commencé à collectionner des œuvres d’art. Au fil des ans, il s’est de plus en plus concentré sur la scène française, en particulier celle qui témoigne du dynamisme retrouvé des pratiques picturales et plastiques, notamment figuratives, nourries par plusieurs décennies d’art conceptuel ou d’esthétique relationnelle mais renouant avec la description du monde, ou plutôt l’invention et la réinvention de mondes singuliers. Sa collection, où les formats monumentaux abondent, constitue aujourd’hui la collection de référence pour quiconque veut comprendre les évolutions de l’art en France depuis trente ans.
Elle permet d’en faire une archéologie, en remontant aux années 1960, qui virent une adaptation de l’art aux conditions nouvelles d’une société dominée par les mass media, puis aux années 1980-1990, au moment où peinture et sculpture étaient censées être devenues obsolètes mais où des artistes comme Jean-Michel Alberola, Erik Dietman, Fabrice Hyber, Annette Messager ou Jean-Pierre Pincemin leur donnaient un nouveau souffle, loin des querelles de chapelle et des téléologies progressistes qui avaient dominé les décennies précédentes, mais loin aussi de la fausse spontanéité qui avait entouré le succès marchand du néo-expressionnisme international. Elle comprend des ensembles majeurs des artistes qui ont marqué en France les premières décennies du nouveau siècle : Adel Abdessemed, Dove Allouche, Nina Childress, Hélène Delprat, Damien Deroubaix, Bruno Perramant, Georges Tony Stoll ou Claire Tabouret.
La scène française qui est donnée à voir dans cette collection n’est pas fermée sur elle-même, comme elle pouvait sembler trop souvent l’être auparavant. Elle inclut des artistes étrangers travaillant en France comme Ulla von Brandenburg et Thomas Hirschhorn. Elle se renouvelle sans cesse grâce à l’entrée de jeunes artistes, dont Laurent Dumas a toujours cherché à acquérir très tôt dans leur carrière des groupes d’œuvres importants et qu’il a choisi de soutenir depuis 2014 par la création de la Bourse Révélations Emerige. Les ensembles d’œuvres de Paul Mignard ou Edgar Sarin témoignent de cet engagement visionnaire.
Le rayonnement et la diffusion de cette scène française en dialogue avec des artistes internationaux sont au cœur du projet ambitieux que portent Laurent Dumas et Émerige avec l’ouverture en 2026 du centre d’art à la Pointe des Arts Île Seguin à Boulogne-Billancourt (92).
La collection de Laurent Dumas n’a pas été constituée comme un échantillonnage de l’actualité, qui en donnerait un aperçu exhaustif mais sommaire. Au contraire, chacune des œuvres choisies l’a été de façon éminemment subjective, par coups de cœur plutôt que par raisonnement objectif. C’est pourquoi, tout en étant représentative d’une situation et d’une histoire, elle est aussi tout à fait spécifique. Loin des valeurs de juste milieu traditionnellement associées à «l’esprit français», elle met en particulier en valeur l’humour, la dérision, l’extravagance, l’obsession, la dérive… Autant de manières de renouveler notre regard sur le monde, tant celui qui nous entoure et nous façonne, que sur celui qui nous agite de l’intérieur. Éric de Chassey
Ensemble, c’est tout. Par Laurent Dumas
Extrait du catalogue « Morceaux choisis. Collection Laurent Dumas », 2018
Il arrive de croiser des chasseurs solitaires. Il existe aussi, sur le même modèle, des collectionneurs solitaires. Certains sont mes amis. Leur passion est généralement aussi sincère que la mienne ; leur connaissance encyclopédique m’impressionne. J’envie même leurs certitudes, cette assurance avec laquelle ils font, au bon moment, le choix judicieux, le bon geste. Leur maestria fascine et, pourtant, je ne peux m’empêcher de croire qu’une dimension de l’art leur échappe, essentielle à la famille des collectionneurs heureux à laquelle je crois appartenir. En art, comme dans la vie, j’aime mieux les banquets. Un bordeaux n’est grand que partage ; un petit sauvignon s’anoblit, comme par magie, s’il est servi en tournée générale. Une collection n’a de sens que pensée au pluriel et tournée vers l’avenir. Je souhaite à tout le monde d’éprouver la joie intense de posséder l’œuvre d’un artiste. Après un premier achat au marché aux puces, à dix-neuf ans, d’un bouquet de roses signé Bellanger-Adhémar, je m’en étais privé jusqu’à ce qu’une lithographie de Bram Van Velde, un cadeau pour la vie, réactive cette pulsion. Soudain m’est revenu le souvenir de mon père heureux. Il rentrait à la maison avec une reproduction, plantait son clou, prenait du recul – il se faisait plaisir, tout simplement. Depuis cette étincelle, je n’ai cessé d’entretenir le feu. J’aime l’idée de confondre l’image de mes grands-parents avec un petit paysage qui me fascinait enfant, et d’associer pour toujours la figure d’un père avec ces artistes qu’il admirait, les Bellmer, Delaunay, Buffet qu’il exposait en affiche ou en lithographie. À mon tour, j’ai envie de transmettre le goût de ce lien triangulaire qui se noue entre le créateur, le fruit de son génie et le chanceux qui se trouve en être le propriétaire, fatalement provisoire, pour une durée qui n’excédera pas le temps d’une vie. Qu’importe la valeur tellement contingente ! L’irrépressible désir de se comprendre suffit à faire dialoguer les esprits, d’un siècle à l’autre, en dépit des distances culturelles. Cette conversation commence à deux, l’artiste et son admirateur. Mais peut aussi bien se mener à trois, à cent, sans limite. À bas bruit, mon père a su m’inviter dans sa danse avec ses maîtres. Une autre ronde s’est formée entre Bram Van Velde et moi, élargie tout d’abord à l’amie qui m’a permis, bien plus tard, d’acquérir une toile du même peintre, que quelques-uns m’ont entendu appeler Bram quand je tentais, avec peine, de les convaincre de regarder cette peinture sans le filtre de la mode. Loin de se diluer par le nombre, l’échange gagne en intensité à mesure que s’ajoutent une femme aimée, un autre ami, un enfant, ou quiconque a vu faire dans sa vie une place à ses troubles et aux doutes des autres. Ainsi se gonfle sous mes yeux la vague des nouveaux collectionneurs d’émotion. Regarde ! Que vois-tu ? Que ressens-tu ? Qu’en penses-tu ?
Ces interpellations, je les adresse d’abord à moi-même. Mais je ne sais y répondre qu’accompagné. Parfois, l’artiste est là, souvent ouvert, de temps à autre exigeant, pour me guider jusqu’à son œuvre. Lorsqu’il se dérobe, comme dans le cas de Steve Gianakos que je n’ai pas rencontré, il ne faut pas renoncer, mais chercher d’autres chemins. Un galeriste peut aider, pourvu qu’il dépasse sa fonction d’intermédiaire tarifé. Fabienne Leclerc ou Claudine Papillon savent que je sais ce que je leur dois le premier pas. Elles m’ont appris l’errance, m’ont poussé dans ma pente pour avancer de doute en doute, plutôt que d’une certitude à l’autre. Grâce à elles et à une poignée d’autres, je me suis autorisé à commettre des erreurs au regard du milieu. Les sachants sont des sésames lorsqu’ils ont la générosité de semer, à tout vent, leurs connaissances plutôt que leurs diktats. Cet ouvrage, de toute évidence, vise à élargir encore le cercle de la découverte et des débats. Il a été conçu comme la première pierre d’une fondation qui sera vaste sans être monumentale, assez hospitalière dans son architecture pour inviter les plus timides, les plus fragiles, les plus éloignés de l’art à découvrir les œuvres qui m’accompagnent et tant d’autres. Collectionneur d’échanges, j’attends ce jour où nous les verrons ensemble, ressentirons ensemble, penserons ensemble. Dans mes rêves, je vois débarquer les ingénieurs d’Emerige, les architectes, les commerciaux, les partenaires proches et plus éloignés, qui donnent une part d’eux-mêmes à ce projet commun. Pour commencer ! Il suffira de prévoir les planches et des tréteaux nécessaires pour rallonger la table.
Bien sûr, la France ne manque pas de musées. L’art s’expose déjà dans des lieux publics et aussi, de plus en plus heureusement, dans des lieux prives. J’estime pourtant nécessaire d’ouvrir une maison où la création française d’après-guerre pourra tenir banquet. Sur l’île Seguin, une fois passé le pont, des artistes qui incarnent – sans le vouloir, sans le savoir – une culture qui résonne en moi seront chez eux. Ils s’inviteront les uns les autres et convieront les créateurs qu’ils voudront bien, par-delà les frontières, avec l’honnêteté pour seul passeport.
Quand je me tourne vers les œuvres qui m’ont touché au point que j’ai souhaité, quand c’était possible, les garder au plus près de moi ou les offrir à la vue des femmes et des hommes qui font Emerige, je distingue un territoire mental commun cette culture française élargie aux dimensions de l’horizon. Seuls les marchands – et peut-être quelques collectionneurs solitaires – noient sous une chape d’uniformité ce qu’ils appellent « le monde de l’art », qui serait ainsi le plus mondialisé des marchés mondialisés.
Ils s’inviteront les uns les autres et convieront les créateurs qu’ils voudront bien, par-delà les frontières, avec l’honnêteté pour seul passeport. Quand je me tourne vers les œuvres qui m’ont touché au point que j’ai souhaité, quand c’était possible, les garder au plus près de moi ou les offrir à la vue des femmes et des hommes qui font Emerige, je distingue un territoire mental commun : cette culture française élargie aux dimensions de l’horizon. Seuls les marchands – et peut-être quelques collectionneurs solitaires – noient sous une chape d’uniformité ce qu’ils appellent « le monde de l’art », qui serait ainsi le plus mondialisé des marchés mondialisés. Pour ma part, je regarde, j’ouvre les yeux et je vois des artistes africains différents des artistes américains, des belges différents des anglais, des sud-africains, des israéliens et aussi des français. Sans assignation à résidence identitaire ni appellation d’origine contrôlée par je ne sais quelle brigade douanière, mais porteurs d’un génie propre. La France, depuis trente ans, vit une séquence d’obscurité existentielle, comme elle en a connu si souvent dans son histoire politique et culturelle, entre deux périodes lumineuses et conquérantes. C’est le moment où jamais de conforter nos artistes, de leur offrir une bienveillance et de dire – plus concrètement qu’avec des mots – qu’ils s’inscrivent dans une filiation et méritent, à ce titre, un foyer et une vitrine pour abriter leur travail et le révéler au monde. Dans mon parcours de collectionneur, j’ai connu la tentation de l’Ailleurs. J’y ai cédé et j’y cède encore. Anselm Kiefer, dont la magistrale constellation des « non-nés » a dû être enchâssée dans un mur du salon familial, me rappelle chaque jour la fragilité de l’existence. Alberto Giacometti en impose, forçant à s’élever pour soutenir la hauteur de l’intensité de son regard fixe. Au-dessus de ma table de travail, l’onde gigantesque de Gregor Hildebrandt qui m’électrise vient d’Allemagne. Pour autant, l’Hexagone n’est pas une « no-go zone ». Le choc Jeff Wall ne me détourne pas de l’univers de Gérard Garouste. J’aime Lucio Fontana, mais l’idée d’avoir un goût commun avec un boucher de Saint-Étienne ne me fait pas peur. Au nom de quelle nostalgie imposée devrais-je n’admirer mes compatriotes que morts et enterrés, courir les expositions consacrées à Philip Guston et Gerhard Richter, mais snober Bruno Perramant et tous les artistes qui ont le grand tort d’être né après Auguste Renoir et Édouard Manet.
Je suis d’un pays, j’y ai grandi et j’y travaille. Or, être français, c’est voir Syracuse et s’en souvenir à Paris. Mon ouverture au monde m’emmène loin, très loin, jusqu’à la France. La vie – ma vie – est trop courte pour me priver de Françoise Pétrovitch et ignorer Claire Tabouret. Ce sont ces artistes dont j’ai eu envie de me faire une autre famille, en les accompagnant dans leur quête avec confiance, sur le temps long, sans leur faire grief des rendez-vous manqués, puisque j’ai la certitude que nos liens sont indissolubles. Avec respect, nous vieillirons ensemble et nous retrouverons toujours.
Si ce livre pouvait me permettre de faire partager ce regard tendre et curieux sur les richesses de France, celles qu’elle adresse au monde après avoir tant reçu, j’aurai fait œuvre utile. L’art, qui a envahi mon temps, mon espace, ma vie, ne s’est pas imposé naturellement. Parisien, élevé dans un milieu favorisé, j’ai d’abord vu les œuvres comme un décor et, parfois, comme un outil de distinction sociale. L’expérience de l’art m’est apparue plus tard : une perche tendue et saisie dans l’épreuve. Pour l’homme d’action, entrer dans la confidence d’un artiste est un exercice périlleux, mais cette invitation au doute transforme celui qui s’y risque.
Une ambition tout aussi déraisonnable préside à la conception de la future fondation d’art qui verra le jour en 2021 sur l’île Seguin : compte tenu de son implantation au-delà des limites symboliques de la capitale, sur une île imprégnée au sens propre et figuré. Par la culture ouvrière, son succès se mesurera au nombre de destins changés. Dans l’architecture des Catalans Rafael Aranda, Carme Pigem et Ramon Vilalta, la main tendue n’est pas ornementale, ni même uniquement symbolique. Elle est l’élément principal, celui dont tout procède, car le bâtiment en lui-même sera une invitation. Depuis la création de la bourse Emerige, j’ai vu éclore les vocations d’artistes.
Chaque année, au-delà de mes goûts personnels, je capte l’onde de ces tout jeunes créateurs, puis j’essaye, dans mon univers professionnel notamment, de regarder le monde à travers leur prisme. Avec une audace impressionnante, ils transforment la réalité pour en fabriquer une autre, radicalement nouvelle dans sa forme et son intention. Cette approche singulière élargit mon horizon, aiguise mon regard, provoque des connexions imprévues. Dans une activité nécessairement gouvernée par la technique et la finance, cette addiction à d’autres vies que la nôtre est un trésor. Les œuvres que je me prépare à bientôt faire découvrir, comme les travaux de ces jeunes artistes, ne plairont pas forcément à tout le monde. Ma passion du collectionneur s’en consolera très bien, qui ne m’égare pas au point de chercher à imposer un goût ! Je serai plus utile si je pouvais déjà, pour sortir de la répétition et imaginer notre futur, transmettre la petite dose de fantaisie que je dois aux œuvres d’art. Laurent Dumas, Chef d’entreprise, collectionneur.