Jusqu’au 28 juin 2025, la galerie Territoires partagés propose une très intéressante exposition de Valentin Martre qui s’inscrit dans le cadre du Printemps de l’art contemporain 2025 à Marseille.
Avec « La terre demanda à l’eau : pourquoi tu pars ? », Valentin Martre présente un projet d’une cohérence remarquable. Il y développe un vocabulaire sculptural qui prend appui sur la matière pour aborder les tensions contemporaines autour de l’eau, de sa circulation, de sa rareté, et des usages qui en altèrent les équilibres.
Dès l’entrée, une fragile canalisation en béton traverse l’espace pour faire le tour de la galerie, avant de remonter vers le plafond. Cette ligne continue agit comme un fil conducteur, tant physique que symbolique, qui relie les différentes pièces de l’exposition. Fabriqué avec de l’eau salée, le béton ici utilisé résiste mal, se fragilise, mettant en tension la solidité apparente de l’objet et sa vulnérabilité matérielle. L’artiste interroge directement l’idée même de solution technique face à la crise annoncée de l’eau douce.
Suspendu au coude du tuyau, un moulage de loofa attire l’attention. Il s’agit de l’un de ces fruits de cucurbitacée séchés que l’on trouve à Noailles, au bas de la rue d’Aubagne, utilisés comme éponges pour la toilette ou le nettoyage domestique. Valentin Martre l’a plongé à plusieurs reprises dans la terre de moulage avant de la cuire, laissant la matière organique se consumer entièrement au four. Il ne reste que la coque en céramique, légère, creuse, marquée de craquelures sonores. Cette forme vide évoque autant un nid d’insectes qu’une forme fossile. Elle incarne l’absence de l’eau qu’elle était censée absorber. Ce rapport d’inversion, de disparition ou d’empreinte traverse toute l’exposition.
Un moulage en béton d’un bidon, négatif de l’eau qu’il peut contenir, renvoie aux pratiques de collecte de l’eau dans les régions où son accès est limité.
Plus loin, une baignoire sabot est posée à l’envers sur deux bouteilles moulées. L’empreinte des pieds de l’artiste au fond de la cuve renforce l’ancrage corporel de cette sculpture, où le geste de la toilette interroge les récits de territoires marqués par l’aridité.
Au centre de la galerie, une structure en placoplâtre partiellement enduite de terre crue dissimule un ensemble fascinant de sculptures cristallisées.
On y reconnaît un pulvérisateur, des gants, un crâne animal, des branches mortes. Tous ces objets ont été soumis à une solution de phosphate mono-ammonique, l’un des engrais les plus concentrés utilisés en agriculture. Le processus donne naissance à des formes figées, à la fois séduisantes et inquiétantes, qui témoignent autant de la beauté des réactions chimiques que des conséquences désastreuses de l’agriculture intensive sur les ressources en eau, depuis les prélèvements abusifs dans les nappes pour l’irrigation jusqu’à leur pollution par le lessivage des engrais et des pesticides utilisés de manière excessive…
Des filtres déformants encastrés dans la structure altèrent la perception de l’installation, soulignant que ce que l’on voit – ou croit voir – ne coïncide jamais totalement avec ce qui est.
Des ouvertures entre les panneaux montrent toutefois l’envers de ce décor, révélant l’arrière-plan du dispositif.
La structure intègre également le tuyau d’évacuation de la douche de l’étage supérieur, qui traverse le plafond de la galerie. Par moments, on y entend l’eau s’écouler. Pour Valentin Martre, c’est une manière inattendue d’activer son installation.
Cette pièce n’est pas sans rappeler le Crépuscule Rocheux (2021) qu’il avait présenté dans « Bilan Plasma » au Frac Occitanie Montpellier et que l’on avait retrouvé dans « Locus Solus » à Vidéochroniques…
À proximité, trois iguanes de tailles décroissantes, issus de moulages successifs, semblent échanger silencieusement.
Valentin Martre s’est inspiré des iguanes marins des Galápagos, qui ont la capacité de réduire leur masse corporelle pour faire face à la sous-alimentation. Exposés au phénomène El Niño, ces sauriens perdent du poids et du volume, leurs os raccourcissent par un retrait du tissu conjonctif, lié à une hormone spécifique. Cette réduction de taille pourrait aussi s’expliquer par l’avantage thermique des plus petits individus, qui se réchauffent plus rapidement au soleil et peuvent ainsi retourner plus tôt dans l’eau pour s’y nourrir.
En découvrant cette capacité d’adaptation, l’artiste a pensé à la terre de moulage, qui perd entre 8 et 10 % de sa masse lors de la cuisson. Il a utilisé un iguane en plastique doré, trouvé dans un magasin de décoration, pour réaliser un moule en plâtre en 18 parties, dont les marques restent visibles sur l’objet. Un premier iguane en terre, légèrement réduit par rapport au modèle, a ensuite servi à produire un troisième iguane, encore un peu plus petit.
En contrepoint, un moulage de la bouche de l’artiste, inséré dans la remontée du tuyau principal, renvoie à l’eau que l’on boit, que l’on aspire, que l’on incorpore – vitale et pourtant toujours menacée.
L’exposition se clôt par la présence discrète mais familière d’un insecte galvanique, motif récurrent dans le travail de l’artiste que l’on avait découvert en 2019 à la galerie de la Scep.
Avec ce projet, Valentin Martre parvient à faire tenir ensemble des formes brutes et des gestes délicats, des matériaux lourds et des empreintes subtiles. Il propose une réflexion sensible et précise sur l’eau, envisagée non pas comme une ressource abstraite, mais comme une matière vivante, inscrite dans les corps, les objets, les récits.
À ne pas manquer !
À lire, ci-dessous, l’entretien de Valentin Martre avec Stéphane Guglielmet réalisé avant l’exposition.
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Entretien de Valentin Martre avec Stéphane Guglielmet
Pourquoi le titre de cette exposition « La terre demanda à l’eau : pourquoi tu pars ? »
Aux Beaux art j’aimais beaucoup les Koan¹ qui sont une sorte de Haiku : une phrase paradoxale qui pose une question. J’ai essayé d’en créer un pour le titre, ou du moins de m’en inspirer. Je voulais l’ancrer dans les problématiques contemporaines du changement climatique. Souvent, c’est la nature qui se questionne elle-même. Ici, c’est la terre qui interroge l’eau. L’exposition aborde de nombreux phénomènes liés à l’eau : sa disparition, son excès ou sa pénurie. Les cristaux présents dans l’installation évoquent plutôt l’excès d’eau, puisque leur formation nécessite une immersion, tandis que les iguanes en céramique et les tuyaux en béton parlent, eux, de son absence.
Tu dirais que le titre interroge les endroits où il peut y avoir trop ou pas assez d’eau, selon comment et pourquoi on l’utilise ?
L’eau ne part jamais vraiment : elle fait partie d’un cycle. Elle est simplement plus présente à certains endroits qu’à d’autres. Le paradoxe, c’est qu’elle ne disparaît jamais. Le titre ouvre une réflexion sur nos modes de consommation.
Comment est-ce que tu as construit ton exposition ? Est-ce que c’est par rapport au lieu, est ce que tu avais un projet précis ? Tout est parti de cette préoccupation autour de l’eau. Je cherchais à en saisir la forme. L’eau n’en a pas à proprement parler, elle prend celle des tuyaux, des récipients qu’elle traverse. En entrant dans la galerie, on découvre une pièce en béton : un élément continu qui rassemble plusieurs formes du trajet de l’eau. Le bidon, par exemple, fait référence aux pays qui n’ont pas accès à l’eau potable — où l’on transporte l’eau dans ce type de contenant — mais aussi à son usage industriel. Plus loin, à l’intérieur des tuyaux, il y a un moulage de l’intérieur de ma bouche : un moment où l’eau traverse le corps. À un moment, j’avais même pensé que les tuyaux pourraient évoquer des boyaux. L’installation résonne avec le lieu, qui comporte déjà de nombreux tuyaux visibles. Ça ajoute une présence supplémentaire à la pièce. Pour la construction, j’utilise un plan sur SketchUp². Je modélise mes projets depuis un moment. J’aime construire mes installations en géométrie. Ça permet d’anticiper les proportions de l’espace, les écarts. Je crée une maquette du lieu avec ses dimensions, ses couleurs, ses textures, puis j’intègre mes pièces et les place à l’endroit voulu.
C’est génial : je peux dupliquer le plan de la galerie six fois et tester six propositions différentes. En découvrant l’espace, j’ai eu envie de jouer avec sa longueur, d’aborder la notion de trajet. On entre, on avance tout droit, puis on tourne autour des iguanes, qui sont un rond-point. Je voulais structurer l’espace, même si tout peut être réinterrogé au moment du montage.
Pourquoi avoir choisi les iguanes ? Y a-t-il une signification particulière ?
J’ai commencé la céramique il y a deux ans, dans le cadre de mon travail, et j’ai appris la technique du moulage. J’ai découvert que la terre rétrécit au séchage, et j’ai trouvé ça fascinant. Ce qui serait très compliqué à faire avec d’autres matériaux, avec l’argile se fait tout seul. J’ai cherché pendant un moment quel objet représenter. Après avoir vu un documentaire sur les iguanes marins des Galápagos, j’ai appris qu’ils rétrécissent leurs os en période de disette, lors du phénomène El Niño³, quand les algues se raréfient. Leur masse musculaire et osseuse diminue. C’est une vraie dynamique de croissance et décroissance. Ils seront peut-être disposés comme s’ils discutaient ou formaient un cercle. Cela faisait un moment que je voulais introduire de l’animalité dans mon travail. J’ai longtemps travaillé avec des insectes, sous forme d’embaumements, comme une tentative d’enregistrement du vivant. Dans l’exposition, il y a beaucoup d’éléments industriels, froids — les iguanes sont la place du vivant.
Est-ce que tu peux nous parler de la structure, la construction ? Du tuyau qui traverse cette structure.
C’est une construction ouverte, on pourra voir à travers, à certains endroits. Elle s’est développée de manière assez empirique. Au départ, je voulais mettre des filtres sur toutes les fenêtres. J’avais en tête de placer cette structure dans la salle du bas, à la place de l’écran de cinéma, et de créer une sorte de table de recherche, un peu scientifique, avec des bras qui soutiennent les filtres… J’aime bien ajouter des modules un peu cachés dans mes expos. Ici, ce sera à moitié caché, à moitié visible. On pourra voir l’envers du décor, la structure des choses. J’avais aussi une autre pièce en tête, avec des cristaux posés sur un socle recouvert d’enduit de terre — un enduit écologique à base d’argile que je voulais utiliser depuis longtemps. C’est un matériau qui est un peu utilisé, dont on parle un peu en architecture. C’est une pratique historique. On le faisait il y a 100 ans, beaucoup en France, et ça s’est un peu perdu.
Et ce module, on peut le définir comme une expérience, un monde en soi, un univers créé ?
Bonne question ! En premier, c’est une installation. Souvent, j’aime bien parler d’échelle de lecture dans mon travail. Ça dépend à quelle échelle on regarde quelque chose pour le définir. On peut regarder que dans le filtre et ce sera un peu un monde créé, on verra les cristaux en grand. Après, en tournant autour, on voit que ça ressemble davantage à une installation qu’on peut trouver dans nos maisons. C’est une espèce de mélange, c’est une hybridation. C’est aussi une oeuvre sensorielle : la vue est brouillée, mais le corps est impliqué. Ce qu’on voit change selon notre position, notre déplacement. Et le tuyau qui passe au travers fait que les choses sont reliées entre elles. On peut imaginer que le tuyau déverse de l’eau dedans. J’avais déjà fait des installations avec des pierres phosphorescentes, et là, je la voyais comme un module d’exposition, un display un peu muséal. Ici, il y aura des petites fentes à travers lesquelles regarder, comme lorsqu’on est devant une grotte. C’est un peu une grotte artificielle.
Le bidon que tu utilisais tout à l’heure, ça renvoie peut-être à des pays où l’eau manque ?
Oui, ou à l’industrie qui utilise l’eau – les bidons, les mélanges chimiques qu’on y fait…
Et le béton, pour les tuyaux, tu l’as élaboré comment ?
Je me suis appuyé sur des études qui montrent que les sols sont de plus en plus salés. C’est
l’augmentation de la salinité du sol : en pompant dans les nappes phréatiques, l’eau salée
remonte. Donc, à terme, ça devient problématique pour l’agriculture et plein d’autres choses. Il
y a des pays où c’est encore pire, comme toujours.
C’est pour ça que j’ai voulu faire du béton salé, en imaginant qu’on ait plus facilement accès à
de l’eau salée qu’à de l’eau douce. C’est un béton avec une proportion assez importante de
sel, une eau saturée. J’y ai mis un peu de pigment. Je voulais changer l’aspect du béton et leur
donner quelque chose d’encore plus étrange. Le côté plus foncé fait ressortir le sel qui va s’en
échapper. Étonnamment, ce sont les mêmes teintes que la galerie. Parfait !
Pour les mouler, j’ai acheté des tuyaux en PVC, des coudes, des manchons – tout ce qu’on
peut acheter pour la plomberie. Mais ici, ils sont coupés en deux, refermés avec du scotch, et
moulés en béton. Ensuite, j’ouvre, je décoffre et je les assemble. Ici, sur place, on les a montés
section par section.
Tu veux nous parler de l’utilisation des cristaux ? Est-ce que tu as fait un peu de recherche avant de les utiliser ?
Un petit peu. Pour savoir ce que c’était déjà. Souvent, je vais d’abord voir la base du matériau.
C’est là que j’ai découvert que c’était du phosphate monoamonique. C’est un produit
chimique fabriqué en laboratoire. En gros, ce sont les éléments dont le sol a besoin et qui se
perdent généralement dans l’agriculture intensive ou à force de labourer. Les sols qui perdent
des minéraux, ce produit est fait pour les maintenir en forme. Je ne me souviens plus
exactement, mais c’est phosphate, azote…Sur YouTube, il y a plein de gens qui font des petites
expériences avec des cristaux. Ce n’est pas une technique secrète. Après, il y a eu pas mal de
tests de faisabilité. Parce que les cristaux se forment avec un peu de poudre d’alun. C’est ce
qui les rend plus étirés, plus fins, plus pointus. Comme sur le crâne. C’est assez difficile à gérer,
quand même. C’est cassant. Comme je disais, c’est comme de la glace. Sur la finesse, c’est la
même solidité que de la glace.
Après, avec le temps, si on y fait attention, ça tient. Et puis, j’ai cherché sur quoi ça tenait, quoi recouvrir. J’ai essayé de faire des coffrages pour créer des gros volumes. Et là, je suis en train de m’arrêter à quelques objets, quelques branches pour faire comme une floraison. Parce qu’au final, ce qui est marrant, c’est qu’on dirait qu’on cultive des cristaux. C’est vraiment de la culture. On prépare les choses et ça pousse. On les regarde un peu tous les jours, comment ça évolue, même si ça va très vite. Mais il y a vraiment un truc de culture. J’ai recouvert des branches et des morceaux de crâne que j’ai trouvés dans la forêt. C’est un peu des vanités. Il y aura aussi quelques éléments liés à l’agriculture et au travail de la terre : un gant, de la corde. Ça, c’est tout ce qui est clôture, en fait. Ça peut aussi renvoyer à l’entretien des machines et à l’entretien des produits chimiques dans le sol. Il y aura aussi quelques tuyaux d’irrigation là. Et puis quelques éléments naturels pour rappeler le sol. C’est ce mélange des deux.
Il y aura la baignoire, tu peux nous en parler aussi ? La baignoire, c’est en quelque sorte une continuité des tuyaux en béton. Je pense la placer au début. Dans la même idée que l’eau prend la forme de son récipient, j’ai moulé en béton tout ce que l’eau pourrait remplir. C’est un peu comme quand on prend une douche et que l’eau s’accumule légèrement à nos pieds. À l’intérieur, on trouve l’empreinte de mes pieds. J’aimais bien ce côté brut. C’est une pièce pleine, massive. Elle représente la douche, et le corps humain qui laisse son empreinte en son sein. Il y a aussi un aspect technique qui m’intéresse beaucoup : comment mouler une baignoire tout en intégrant un moule à l’intérieur ? Il y a eu comme un double moulage. J’ai d’abord dû mouler mes pieds séparément, les rendre souples pour pouvoir les insérer dans le béton, puis les retirer en les tordant légèrement. L’aspect technique du moulage m’intéresse énormément — aussi bien pour la baignoire que pour les iguanes. Les iguanes sont réalisés à partir de moules en 18 parties. Il y en a deux. Il faut donc bien penser à l’emboîtement des pièces, au démoulage. Et, comme j’aime me compliquer un peu les choses, j’ai voulu mouler le second iguane à partir du premier que j’avais déjà moulé. Donc j’en ai moulé un, je l’ai cuit, puis j’ai moulé ce résultat pour obtenir une version légèrement rétrécie par rapport à la précédente. Je voulais le faire trois fois. Mais je pense que je me suis un peu démotivé, et je me suis finalement dit que montrer le premier modèle, c’était déjà pas mal. Et ça apporte quelque chose à l’exposition : le fait de laisser visible ce premier modèle, que j’ai acheté dans un magasin de décoration. C’est un objet produit à des milliers d’exemplaires. Une reproduction de la nature en plastique. Reproduire la nature avec du plastique, c’est assez paradoxal. Parce que le plastique, c’est aussi un extrait de la nature : c’est du pétrole, issu d’êtres vivants morts il y a des milliers d’années, qu’on transforme en objets artificiels — qui, en plus, vont polluer l’écosystème. Il y a vraiment un choc entre l’industriel et l’artisanal. Comme entre l’enduit en terre et le placo. Il y a d’un côté un geste manuel, un savoir-faire, et de l’autre, des matériaux standardisés, fabriqués en masse, qu’on voit partout. Dans mon travail, je confronte ces deux mondes.