Peter Fischli et David Weiss – Arthur Jafa à la Fondation LUMA Arles

Jusqu’au 24 septembre 2017, la Fondation LUMA Arles présente, dans la Grande Halle des Ateliers, deux œuvres de la collection Maja Hoffman / Fondation Luma, l’installation de Peter Fischli et David Weiss, Visible World et la vidéo d’Arthur Jafa Love is the Message, the Message is Death.
Elles qui viennent faire écho à l’exposition « Annie Leibovitz Archive Project #1 : The Early Years ». En effet, ces trois propositions artistiques s’articulent autour de la question de l’archive, de la manière de l’organiser et de l’exposer. Elles constituent un ensemble très cohérent qui prolonge les réflexions amorcées les années précédentes avec Systematically Open? (2016), Les Archives de Tony Oursler (2015) ou les Chroniques de Solaris (2014).

Peter Fischli et David Weiss, Visible World - Luma Arles
Peter Fischli et David Weiss, Visible World – Luma Arles

Peter Fischli et David Weiss, Visible World, 1986-2000

L’installation de Peter Fischli et David Weiss rassemble trois mille photographies de petit format, présentées sur une table lumineuse longue de trente et un mètres. L’ensemble est plongé dans la pénombre.
Ces images ont été prises pendant plus d’une décennie par les deux artistes suisses au cours de leurs voyages aux quatre coins du monde.

Environnements naturels et bâtis se succèdent dans une ce que Hans Ulrich Obrist décrit comme : « une capsule témoin de la fin du XXe siècle montrant jungles, jardins, déserts, plages, villes, bureaux, appartements, aéroports, la tour Eiffel et le pont du Golden Gate, et tout ce qu’il y a entre ».
Peter Fischli explique ainsi le caractère de ce projet : « Nous souhaitions faire des photos qui existent déjà. Nous aurions pu les acheter à partir d’une banque d’images, mais y aller et prendre ces photos, l’acte de passer du temps pour faire une photo qui existe déjà, était intéressant ».
Ailleurs, il en précise les intentions : « Vous voyagez dans un endroit, les pyramides, ou une belle plage, ou le Matterhorn, peu importe, et vous y prenez des photos. Cela peut paraître médiocre d’avoir déjà tant de clichés de ces endroits, mais en même temps, ces sites sont splendides – les gens les photographient pour une raison. Et malgré les critiques, nous ne voulons pas nous détacher de la grandeur et de la beauté de ces lieux ».

Les commentaires à propos de cette œuvre sont divers. Certains la qualifient de « collection aussi chimérique, qu’encyclopédique » ou de « toutes sortes de paysages communs, ennuyeux et inintéressants », d’autres y perçoivent « une lecture personnelle de l’idée de l’atlas – ou mieux encore, d’anti-atlas – comme un processus de documentation des faits, des lieux et des connaissances de la vie quotidienne ». Ailleurs, Visible World serait « un projet archivistique à long terme, qui a débuté lorsque Peter Fischli et David Weiss ont remarqué beaucoup de critiques sur le tourisme de masse ».

Peter Fischli et David Weiss, Visible World - Luma Arles
Peter Fischli et David Weiss, Visible World – Luma Arles

Dans cette installation, chacun peut y trouver ce qu’il cherche. L’œuvre est suffisamment ouverte pour que « tous ceux qui la voient y reconnaissent leur propre monde ». Les lieux photographiés ont probablement été vus par de nombreux visiteurs. Les photos présentées sont similaires à celles qu’ils ont prises, qu’ils conservent dans les disques durs de leurs ordinateurs, dans la mémoire de leurs mobiles, et qui sont dupliqués sur des clés USB ou sur les serveurs de Clouds…
La manière dont cette version de Visible World montre les photographies évoque les affichages en mosaïque des smartphones, tablettes et ordinateurs. Quant au déplacement des visiteurs le long de l’installation il n’est pas sans analogie avec le scrolling des images dans nos applications numériques.

Peter Fischli David Weiss - Visible World. Photo Luma Arles
Peter Fischli David Weiss – Visible World. Photo Luma Arles

Cette proximité entre la nature des images de Peter Fischli et David Weiss et les photos qu’ont certainement prises des visiteurs de leur installation se traduit par une appropriation rapide du dispositif. Penchés sur cette immense table lumineuse, pas si éloignée de leurs écrans habituels, ils commentent tel ou tel cliché…
Mais, comme l’écrit Obrist : « Visible World ne peut s’appréhender dans son entier – il refuse la vision totale »… Peu à peu, l’attention des visiteurs s’émousse. Ils finissent par s’éloigner de la table, incapable d’en avaler plus…

La classification que semble suggérer l’installation fait-elle vraiment sens ? Les liens entre les images sont-ils plus riches que leurs lieux et la dates de la prise de vue partagés ?…

Peter Fischli David Weiss - Visible World. Photo Luma Arles
Peter Fischli David Weiss – Visible World. Photo Luma Arles

Toutefois, la proposition artistique de Peter Fischli et David Weiss interroge le regardeur sur des problématiques plus essentielles : Pourquoi prenons-nous ces images ? Que faire de ces stocks de photographies qui s’accumulent en consommant des ressources aussi importantes qu’insoupçonnées ? Comment faut-il les classer et les trier ? Quels sens peuvent générer ces classifications ? Comment les regarder et les montrer ?

L’installation laisse au regardeur le soin d’apporter (ou pas) ses propres réponses, de construire son histoire ou ses histoires à partir des images de Visible World… Il peut aussi se contenter des taches de couleur verte, ocre, orangée, bleue, grise que l’œuvre diffuse.

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Extrait de l’audio guide du Guggenheim Museum de New-York  à propos de Visible World pour la rétrospective Peter Fischli David Weiss: How to Work Better, en 2016

Arthur Jafa Love is The Message, The Message is Death, 2016

Cette vidéo agrège dans un mashup de sept minutes un ensemble kaléidoscopique d’images d’archives ou récentes où se succèdent les icônes culturelles et politiques noires américaines et les scènes de violence d’un « dispositif raciste qui considère les vies noires comme superflues ». L’ensemble est rythmé par une musique du rappeur Kanye West.

Avec Love is The Message, The Message is Death, Arthur Jafa interroge à sa manière la question de l’archive vivante et nous renvoie sa réponse comme une vision troublante et éclatée de l’histoire des noirs aux États-Unis.

Au-delà du « message », Hans Ulrich Obrist donne un éclairage captivant dans le texte qui accompagne la projection (voir ci-dessous) :

« Le souci premier de Jafa, en tant qu’artiste et réalisateur, est de développer une esthétique visuelle noire. “Lorsque vous dites ‘cinéma noir’, que voulez-vous dire ? Quels sont les éléments constitutifs de ce dispositif que l’on nomme ‘cinéma’, et comment les noirs y prennent-ils part ? L’une des facettes de cette idée repose sur le fait qu’il ne suffisait pas que des noirs réalisent ces films ou qu’ils aient recours à des acteurs et des récits noirs. À un niveau plus profond, plus viscéral et structurel, le médium se devait d’être, d’une façon ou d’autre, proportionnel ou en accord avec la vision du monde du peuple noir et de l’être noir”. La musique joue un rôle majeur au sein des références encyclopédiques et interdisciplinaires de Jafa, et façonne le concept esthétique qu’il appelle : “l’Intonation Visuelle Noire”. Jafa définit “l’Intonation Visuelle Noire” comme “l’utilisation de réglages de caméras et de reproduction de cadre irréguliers et erratiques à même de pousser le mouvement filmique à fonctionner d’une façon qui se rapproche de l’intonation vocale noire. La vibration est au fondement de l’idée de “l’Intonation Visuelle Noire” ».

Il y a dans cette œuvre quelque chose d’inédit, qui bouscule et qui dérange. Cette vidéo de Jafa est peut-être la proposition artistique la plus intéressante parmi celles qui sont exposées par LUMA Arles à la Grande Halle des Ateliers, pour cet été 2017.
Celle qui aborde la question des archives vivantes de manière saisissante et qui construit avec ce concept de « l’Intonation Visuelle Noire » une intrigante réflexion sur le développement d’une esthétique visuelle noire.

A lire ci dessous les deux textes de Hans Ulrich Obrist qui accompagnent ces deux propositions artistiques

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Peter Fischli et David Weiss, Visible World, 1986-2000
Une installation de la collection de Maja Hoffmann / Fondation LUMA

Pendant plus de trente ans, les artistes Peter Fischli et David Weiss ont collaboré afin de rendre visible ce que l’on néglige grâce à un processus rigoureux, quoique souvent ludique, de sélection et de connexion entre des éléments, des matériaux et des images disparates. Dans Visible World – un assemblage de trois mille photographies de petit format disposées uniformément sur une table longue de trente et un mètres –, les artistes valorisent l’acte de classification comme un moyen de créer et d’explorer des liens. Prises pendant plus d’une décennie, ces photographies révèlent le penchant des artistes pour le quotidien et le sidérant, et constituent peut-être l’oeuvre phare de ce que l’historien d’art Hal Foster a décrit comme un « élan archivistique » présent dans de nombreuses pratiques artistiques, dans les années 1990 et après. Ici, les éléments de notre monde visuel collectif se rassemblent via l’observation des correspondances et des contrastes dans les détails du quotidien et de la société de consommation.

Exposé ailleurs sous la forme d’un diaporama vidéo et devenu un livre, Visible World est une capsule témoin de la fin du XXe siècle montrant jungles, jardins, déserts, plages, villes, bureaux, appartements, aéroports, la tour Eiffel et le pont du Golden Gate, et tout ce qu’il y a entre. Tous ceux qui voient cette oeuvre y reconnaissent leur propre monde – un bouddhiste y reconnaît le bouddhisme ; un fermier, l’agriculture ; un grand voyageur, des avions. Cependant, Visible World ne peut s’appréhender dans son entier – il refuse la vision totale. Les sujets de ces images établissent un dialogue enjoué entre l’apparemment intemporel et l’éphémère, le stupéfiant et l’inoffensif, entre la forme et les origines apparemment modestes des photographies elles-mêmes et la précision quasi scientifique de leur arrangement et de leur disposition.

L’odyssée de Fischli et Weiss dévoile les résultats cumulatifs et visibles des processus jumeaux inhérents à la modernité – le progrès et l’entropie, la production et la destruction – et examine les liens entre le quotidien et l’environnement construit. Opposant le trivial à l’emblématique, l’oeuvre suggère, selon Peter Fischli, que « la médiocrité définit bien plus le paysage urbain que les pseudo-prouesses de l’architecture contemporaine. »

Visible World est une carte de la vie telle que nous la connaissons, mais une carte toujours consciente de son caractère provisoire, qui se demande comment et à quelles conditions nous pouvons être en mesure de reconnaître, comprendre et interpréter le monde. De par son absurdité même, l’oeuvre manifeste, par-dessus tout, une espèce de modestie exemplaire, qui sied parfaitement au début du XXIe siècle, en exposant clairement, pour reprendre les mots de Doris Lessing, que « notre culture tout entière est extrêmement fragile », et que plus elle dépend d’appareils de plus en plus compliqués, plus elle est susceptible de s’effondrer brusquement et pour de bon. C’est juste avant l’effondrement que l’équilibre est le plus beau – mais c’est ainsi que vont les choses.

Hans Ulrich Obrist, 2017

Arthur Jafa Love Is The Message, The Message Is Death, 2016
Une vidéo de la collection de Maja Hoffmann / Fondation LUMA

À peu près à la moitié de Love Is the Message, the Message Is Death d’Arthur Jafa, un extrait de sa vidéo YouTube, « Don’t Cash Crop My Corn Rows », fait se demander à l’actrice et chanteuse Amandia Stenberg « À quoi ressemblerait l’Amérique si nous aimions les noirs autant que nous aimons la culture noire ? » Cette question hante et cerne le montage des images d’archives, nouvelles et trouvées, qui composent Love Is the Message, the Message Is Death, une vidéo épique de sept minutes dont la bande originale est le single aux accents gospel du rappeur Kanye West, Ultralight Beam, datant de 2006. Le montage met à nu la contradiction qui régit la vie des noirs en Amérique des images collées ensemble montrent des icônes culturelles et politiques adulées (Nina Simone, James Brown, Martin Luther King, Jr., et bien d’autres), en y juxtaposant les victimes de la violence d’un dispositif raciste qui considère les vies noires comme superflues — des images saisies par les amis et la famille, enregistrées par des téléphones portables puis téléchargées en ligne. Le titre de la vidéo, Love Is the Message, the Message is Death, réunit le titre du tube de MFSB, de 1973, « Love is the Message » et la nouvelle, Love is the Plan, the Plan is Death, de James Tiptree Jr — le nom de plume d’Alice Sheldon —, qui date également de 1973. La vidéo offre, en sacrifice, une vision de l’histoire des noirs en Amérique foncièrement fragmentée, étoilée et couturée par le pouvoir, la beauté et les traumatismes. Le résultat, au dire de Jafa, est « à la fois austère et voluptueux ». Ce film captivant, qui met en rage et donne à réfléchir, est à la fois un poème et une exhortation à passer à l’action. Jafa a filmé de nouvelles images et fouillé dans les archives historiques, les vidéos amateurs et d’autres sources, afin d’articuler un vocabulaire qui mette en question la différence entre la vie vécue et l’art « Je vois très souvent, sur le bord de la route, des choses qui me semblent bien plus intéressante que tout ce que j’ai pu voir dans les galeries d’art », confie-t-il. Architecte de formation, Arthur Jafa a commencé sa carrière dans le cinéma, en 1991, en tant que directeur de la photographie sur le film de Julie Dash, Daughters of the Dust, pour lequel il a obtenu le prix de la Meilleure photographie au festival du film de Sundance. Parmi de nombreux collaborateurs, Jafa a travaillé avec Spike Lee (Crooklyn, 1994), John Akomfrah (Seven Songs for Malcolm X, 1993), et plus récémment, avec Solange Knowles, dont il a réalisé les clips de « Don’t touch My Hair » et de « Cranes in the Sky », en 2006.

Comme Jafa l’a expliqué au cours de nombreuses discussions, son souci premier, en tant qu’artiste et réalisateur, est de développer une esthétique visuelle noire. « Lorsque vous dites ‘cinéma noir’, que voulez-vous dire ? Quels sont les éléments constitutifs de ce dispositif que l’on nomme ‘cinéma’, et comment les noirs y prennent-ils part ? L’une des facettes de cette idée repose sur le fait qu’il ne suffisait pas que des noirs réalisent ces films ou qu’ils aient recours à des acteurs et des récits noirs. À un niveau plus profond, plus viscéral et structurel, le médium se devait d’être, d’une façon ou d’autre, proportionnel ou en accord avec la vision du monde du peuple noir et de l’être noir. » L’ingrédient essentiel ici est l’influence de la musique noire et de tout « son pouvoir, sa beauté et son aliénation ». La musique joue un rôle majeur au sein des références encyclopédiques et interdisciplinaires de Jafa, et façonne le concept esthétique qu’il appelle : « l’Intonation Visuelle Noire ». Mû par un « désir d’être touché plus fortement par les choses qu'(il) aime », Jafa définit l’IVN comme « l’utilisation de réglages de caméras et de reproduction de cadre irréguliers et erratiques à même de pousser le mouvement filmique à fonctionner d’une façon qui se rapproche de l’intonation vocale noire. La vibration est au fondement de l’idée d’Intonation Visuelle Noire.» Les principes de l’IVN sont puissamment représentés dans Love Is the Message, the Message Is Death, qui s’intéresse à l’idée de sacrifice et « aux idées compliquées qui entourent ce que cela signifie que d’être vivant et mort à la fois, et le genre de cycle qu’engendre cet état. » Mais la vidéo parle aussi du témoignage, de la trace et du rôle de l’artiste : « Pour moi, Love Is the Message s’attache à re-sensibiliser le public aux images que l’on voit tout le temps. D’un autre côté, il s’adresse aussi aux noirs directement. En leur disant « Yo, continuons d’avancer. Ils nous démolissent ? Faisons de ce merdier une forme d’art. Ils nous cognent sur le coin de la tête ? Faisons de ce merdier une forme d’art… Je crois qu’il nous faut continuer d’avancer, mais je suis également très heureux de travailler dans cette voie qui est la mienne. Je me fiche des manifestes. J’ai à cœur de travailler, avec des gens que j’aime et à qui je tiens, en vue d’un objectif commun, et cet objectif, c’est de créer un espace, un espace émancipateur pour tout le monde. Pour les noirs et pour tout le monde. »

Hans Ulrich Obrist, 2017

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