Jusqu ‘au 17 octobre 2020, le 3 bis f présente « Displace », une exposition de Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova. Depuis janvier 2020, ce duo d’artistes basé à Amsterdam est accueilli en résidence de création au Centre d’Art situé dans les espaces de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix.
Cette captivante proposition inaugure la saison 2020-2021 du 3 bis f, intitulée « A vous de voir ».
Le texte de présentation évoque en quelques lignes le projet « Displace » :
« Elles [Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova] tissent une double enquête sur le territoire aixois et marseillais à travers des collectes d’éléments d’archives et des prélèvements de terres d’origines multiples. Un travail nourri de sessions avec le public, d’entretiens avec les Archives départementales de Marseille, les services des archives des centres hospitaliers Montperrin et de la Timone, ainsi que d’entreprises dont l’activité touche au bâtiment et à l’excavation ».
Le document mis à la disposition du visiteur précise les contours de l’exposition « Displace » :
« Traversant les motifs du déplacement et de la disparition, Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova développent, pour cette exposition, un opéra plastique qui réunit récit et matière.
En suivant le protocole des archives hospitalières, Khurtova & Bourlanges retracent l’histoire manquante de Ilse, allemande internée à Marseille dans les années 1950. Par le texte et la parole se recompose le récit d’une présence silencieuse que le duo transpose en un paysage versatile et vulnérable.
Cette partition vocale et visuelle trouve un contrepoint tangible avec la terre, puissante évocation de l’identité, de la marchandisation et du territoire.
Explorant les qualités narratives et transitoires de la terre – depuis la poignée de terre protectrice prélevée jusqu’aux déplacements de sol réalisés lors de travaux d’excavation – la matière devient compagne, écho ou allégorie d’un destin particulier. Une réflexion sur la fragilité des conditions humaines et environnementales induites par les migrations inhérentes à un territoire ouvert sur la Méditerranée. »
Sans aucun doute, l’expérience de visite de « Displace » est un moment rare, émouvant et parfois même un peu troublant. Elle impose toutefois un réel engagement et une attention particulière. C’est certainement une des propositions les plus intéressantes de cette rentrée dans la région et du programme Les Parallèles du Sud de Manifesta 13.
Afin de ne pas gâcher le plaisir d’une découverte, le compte rendu de visite est à lire un peu plus loin. Il est suivi par la reproduction d’un entretien de Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova avec Diane Pigeau, commissaire de l’exposition et directrice artistique du centre d’art. Cette conversation évoque à la fois l’origine de ce projet, les enjeux qu’il représente pour les deux artistes et la manière dont il s’est articulé. Ce texte, issu du document qui accompagne la visite, est prolongé par des extraits d’une deuxième interview réalisée à l’occasion de l’ouverture de la saison du 3bis f.
L’exposition s’accompagne de la performance « Displace » dont elle en partie la trace. Composée « de deux actes alliant la narration et la matière », elle sera rééditée une dernière fois le samedi 17 octobre à 16h, après séances des 5 et 18 septembre dernier.
Les résidences au 3 bis f sont ponctuées par des sessions ouvertes à tous les publics. Ce sont des moments essentiels dans la création et de partage avec les artistes. Une dernière session avec Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova est programmée pour jeudi 15 octobre de 10h à 12h et de 14h à 16h dans l’espace d’exposition et dans le jardin investi par l’installation.
« Displace » est réalisé dans le cadre de Manifesta 13 Marseille Les Parallèles du Sud. Avec le soutien de la Région Sud, du Mondriaan Fonds et de Stichting Stokroos.
Après le Cirva et Dos Mares, un article sera prochainement consacré au 3 bis f, dans la série inaugurée l’an dernier au moment du festival ¡ Viva Villa ! à la Collection Lambert, à propos des résidences d’artistes dans la région.
En savoir plus :
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Sur les sites de Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova
« Displace » : Regards sur l’exposition
Dans le hall
Hyphen (2020) – Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova
Tout commence dans le hall du 3 bis f avec Hyphen [Trait d’union], seule installation commune de Marie Ilse Bourlanges et Elena Khurtova. Dans une eau sombre, plusieurs boîtes d’archives en argile crue se dissolvent lentement et retournent à leur état premier. Issus de Dust to *dust, une performance qui concluait leur précédent projet, « The Sky is on the earth », ces éléments évoquent le trait d’union avec « Displace », mais aussi le lien entre les deux artistes qui pour cette exposition reviennent à des pratiques plus individuelles, « en fusionnant les qualités éphémères du papier et de la terre, tout comme celle d’une histoire et d’un paysage ». Cette pièce introduit de façon magistrale ce qui suit…
Dans les cellules d’isolement
Le parcours dans « Displace » se prolonge dans les deux cellules d’isolement du pavillon de force que fut le 3 bis f…
Mother’s Milk (2020) – Marie Ilse Bourlanges
Dans la cellule de droite, Marie Ilse Bourlanges présente, sous le titre Mother’s Milk, un ensemble de trois vidéos.
Sur une étroite cimaise qui permet d’obscurcir l’espace, un écran en mode portrait diffuse une boucle vidéo de 20 minutes dans laquelle on voit l’artiste mâcher lentement puis recracher les morceaux de papier. On comprend assez rapidement qu’il s’agit pour Marie Ilse Bourlanges d’exprimer viscéralement la recherche qu’elle a conduite dans les archives, les témoignages et les histoires qu’elle a croisées en mastiquant et en régurgitant des copeaux d’archives de l’hôpital Montperrin…
Dans la pénombre de la cellule, elle oppose sous la forme d’un diptyque vidéo projeté dans un angle, le soin manuel attentif et méticuleux apporté aux documents conservés par les Archives Nationales et la destruction mécanique des dossiers psychiatriques du Centre Hospitalier qui, depuis 2006, sont sujet aux mêmes conditions que tout autre pathologie, détruits 20 ans après clôture des dossiers. Conçue pour ce lieu, l’installation prend une dimension singulière à la fois captivante et oppressante. Elle fait évidemment écho au pilonnage du dossier de sa grand-mère. Plus largement, elle interpelle sur ce que les institutions décident de conserver, ce qui motive leurs choix, sur la place relative des individus dans ce processus. Elle interroge aussi le sens et la justification du « droit à l’oubli »…
Displace (2020) – Elena Khurtova
Dans la cellule de gauche, Elena Khurtova invite le visiteur à partager un moment d’intimité avec une installation qui organise à partir d’un imposant tas de terre de couleur jaune ocre qui s’harmonise parfaitement aux teintes du granito qui couvre la partie inférieure des murs. Au pied de cet amoncellement, on distingue des traces d’humidité dans une cuvette où une frêle plantule émerge… Sur le côté, un pichet de collectivité, emprunté à l’hôpital, témoigne des derniers gestes performatifs d’Elena Khurtova.
Une fois la lourde et sombre porte fermée, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, on ressent un étonnant sentiment d’apaisement et de sérénité… On perçoit le soin et la délicatesse des gestes tactiles et répétitifs avec lesquels l’artiste agit dans sa performance sur la matière passant par différents états dans un aller/retour de la poussière à la poussière. La plénitude qui se dégage de ce « paysage » résiduel nous renvoie à notre histoire intime et à notre relation haptique avec la terre et la matière. Avec légèreté et finesse, l’installation interroge aussi le geste créatif…
Dans la salle d’exposition
Displace (2020) – Elena Khurtova
Dans la salle d’exposition qui reste ouverte sur le jardin du 3bis f, Elena Khurtova prolonge Displace avec l’installation de 20 sphères dont le diamètre varie entre 3 et 70 centimètres.
Toutes ont été modelées avec les mains. Les plus petites ont été réalisées simplement avec un peu d’eau et de terre. D’autres ont été produites comme des boules de neige à partir des amoncellements dans le jardin. Dans une troisième technique, Elena Khurtova a creusé une demi-sphère dans le sol. Puis à l’aide d’un drap de l’hôpital et d’une corde, elle a formé une boule qu’elle a transportée comme un ballot de l’extérieur vers la salle d’exposition. La plus lourde a été réalisée par accumulation de matière. Aucun artifice n’est mis en œuvre dans ces sphères qui ne sont faites que de terre et d’eau.
Parmi les plus petites sphères, quelques-unes ont été réalisées avec des terres prélevées dans l’espace du centre hospitalier, d’autres avec des sols apportés par les artistes de Hollande et de Russie. Pour le reste, elles ont été façonnées à partir des 30 m³ de terres extraites dans la région d’Aix d’où vient la majorité des patients de Montperrin. Dans le jardin, ces tas de terre constituent la troisième installation de Displace.
Pour Elena Khurtova, il n’est pas question ici de sculpture, mais de relations intimes et tactiles avec différents types de sols qui font sens dans une réflexion sur le déplacement et dans une perspective de soin.
Mother’s Milk (2020) – Marie Ilse Bourlanges
Dans le prolongement des deux cellules d’isolement, on découvre une étrange machine en acier inoxydable. Deux rouleaux dentés actionnables par une manivelle sont installés dans une cuve qui repose sur quatre solides pieds métalliques. Au sol, des copeaux de papier déchiquetés témoignent d’une performance de Marie Ilse Bourlanges.
L’objet a été désigné et fabriqué pour clôturer le travail de recherche et d’écriture que l’artiste a réalisé au cours de cette résidence au 3 bis f. À partir d’une simple photo de sa grand-mère, Marie Ilse Bourlanges a mené une enquête accumulant documents administratifs, interviews dans sa famille, rendez-vous avec une médium et une astrologue. Ce matériel a permis à l’artiste de produire un texte qu’elle qualifie de poésie documentaire. Lues à l’occasion de rencontres programmées avec le public, les pages sont ensuite passées au broyeur… Ainsi, ce récit ne reste que dans la mémoire de ceux qui assistent à la performance…
Pour Marie Ilse Bourlanges, il s’agit d’un acte « psychomagique » qui donne une voix à cette femme disparue qu’elle tente de réhabiliter, mais aussi de la libérer. Cette œuvre de destruction est, dit-elle, une manière de conclure par un effet miroir au geste premier de création avec la terre de Elena Khurtova. Il ouvre vers la possibilité de nouvelles réalisations.
L’histoire que raconte Marie Ilse Bourlanges semble produire des échos forts et émouvants avec les trajectoires personnelles des spectateurs de sa performance comme des visiteurs de l’exposition.
Le titre de l’ensemble des pièces (Mother’s Milk) renvoie naturellement au lien maternel et il nous questionne sur nos origines et sur ce que nous transmettons…
Sur la mezzanine…
Sur la mezzanine qui surplombe la salle d’exposition, une longue table présente des documents qui illustrent les processus de recherche et de création des deux artistes.
Cette manière de donner à voir le travail qui conduit aux formes exposées ou performées apparaît comme essentielle à l’équipe du 3 bis f. Pour Marie Ilse Bourlanges, il est important de montrer la place relative de son écriture dans le découpage du texte de « poésie documentaire » de sa performance, mais aussi de souligner le lien entre cette recherche autour de sa grand-mère Ilse et celle qu’elle a menée avec Elena à propos des archives de son grand-père Jacques dans The Sky is on the earth…
Au mur, une étagère rassemble les ouvrages et les films qui ont nourri les recherches de Marie Ilse et Elena (Fiona Tan, Italo Calvino, Maggie Nelson, Alexandro Jodorowski, Sophie Calle, Alain Resnais chez l’une. Donna Haraway, Bruno Latour, Jussi Parikka, Werner Herzog, Andrei Tarkovqsky chez l’autre)…
Entretien de Marie Ilse Bourlanges & Elena Khurtova avec Diane Pigeau, commissaire de l’exposition et directrice artistique du centre d’art.
Quelle est la genèse de Displace ?
Marie Ilse Bourlanges : Tout part d’un projet précédent intitulé The Sky is on the earth (Le ciel est sur terre) que nous avons mené de 2014 à 2019 à partir d’archives que j’ai héritées de mon grand-père, contenant d’étranges connexions entre la terre et les étoiles. À première vue, cette histoire nous semblait obscure. Puis, en fouillant dans les archives, l’idée de travailler à partir de ces recherches ésotériques de relations entre le paysage, le ciel et les étoiles, qui représentaient le travail de toute la vie d’un homme, s’est révélée très inspirante.
Elena Khurtova : Tout en travaillant sur les recherches de Jacques Bourlanges nous avons voyagé afin de ressentir nous-mêmes les connexions qu’il établit dans sa théorie. Nous avons parcouru les sept points entre Marseille et Cannes, supposément une projection de la constellation de la Grande Ourse, en récoltant un peu de terre à chaque emplacement. Ce fut le commencement de notre propre interprétation des théories de Jacques, afin de les transformer en une expérience tangible.
Ce second opus s’est somme toute construit en miroir de The Sky is on the earth. À la profusion d’informations (textes, listes, cartes…) laissées par Jacques, vous avez répondu par la force et la simplicité de la matière, explorant le paradoxe entre principes de transformation et de perte qui en découlent. Comment celui-ci s’est-il traduit formellement à l’époque ? Et aujourd’hui, au moment où vous parachevez ce travail ?
Elena Khurtova : Dans notre pratique en duo, nous avons enquêté en profondeur sur les qualités narratives et conceptuelles des matières. Pendant des années, nous avons méticuleusement éprouvé la résilience de la terre, la mémoire de la porcelaine et la qualité plastique du textile. L’argile crue nous fascine, en raison de sa capacité de renouvellement infini ; contrairement à la céramique qui une fois, cuite, devient préservée à jamais, l’argile crue peut toujours retourner à sa forme originelle.
Marie Ilse Bourlanges : Cette dualité dans la temporalité est au cœur de notre approche, que ce soit à l’époque durant laquelle nous avons travaillé, ensemble, avec les archives et encore maintenant avec Displace où nous empruntons des voies artistiques différentes. Nos deux approches, la terre pour Elena ou le papier pour moi, explorent une forme cyclique de transformation : à travers des gestes de soin la poussière de terre devient une matière formée, fixée temporairement avec le papier, le contenu est partagé dans un moment défini avec le public, avant de retourner physiquement et métaphoriquement à une forme de particules libres.
Elena Khurtova : Par exemple, dans The Sky ts on the earth, nous avons mis un terme au projet avec une performance et une installation de 64 répliques des boîtes d’archive en terre crue. Ces éléments apparaissent au début de l’exposition actuelle Displace, comme un trait d’union entre les deux projets, passé et présent. Dans Dust to dust nous avons exploré les pulsions de préservation qui, en fin de compte passent par la destruction de la source afin de créer quelque chose de nouveau. Ce lien se poursuit dans Hyphen, où la terre crue se dissout lentement pour retourner à sa forme première. De la même manière que nous renouons avec des pratiques plus individuelles, en fusionnant les qualités éphémères du papier et de la terre, tout comme celle d’une histoire et d’un paysage.
Marie Ilse Bourlanges : Dans The Sky is on the earth, j’ai essayé d’établir un lien avec Jacques, mon grand-père, mais un étranger à mes yeux. Durant cette investigation, j’ai ressenti un grand déséquilibre entre cet homme, qui a généré une immense quantité d’archives, et ma grand-mère Ilse, une femme qui semble avoir totalement disparu de ma famille. Mon désir de réhabiliter cette femme a été le point de départ de mon travail actuel.
De la vie d’Ilse, vous ne disposiez que d’une photographie et d’informations parcellaires. Cette absence, par vos investigations respectives, s’est révélée tout aussi fertile. Elles vous ont amené par I’enquête et la récolte a changer d’échelle, explorer de nouvelles techniques, de nouveaux médiums ; un autre rapport au travail en duo également.
Marie Ilse Bourlanges : Pendant un an, j’ai mené une série d’interviews et de recherches approfondies sur le protocole d’archivage de l’hôpital, ce qui m’a conduit à reconstituer une histoire fragmentée : ma méthode englobe ce patchwork narratif dans une forme d’écriture et de performance, un nouveau médium pour moi. Les notions de transmission (ou son impossibilité) se révèlent essentielles dans mon approche, c’est pourquoi j’utilise ma propre voix. En outre, me plonger dans le médium de la vidéo m’a permis d’explorer la matérialité d’une nouvelle façon.
Elena Khurtova : Le fondement de mon travail était de passer à une échelle plus importante de déplacements des sols, en me basant sur mes recherches sur la gestion des sols, tout en préservant d’échelle intime et poétique de la collecte de poignées de terre. Accueillir de grandes quantités de terres dans le terrain clos du 3 bis f définit la base de mon processus : cette action en elle-même incarne le déplacement. Ce qui est en général perçu comme une forme de contrôle est ici pris en charge, accueilli, dans une perspective de soin.
Le 3 bis f est un lieu de mémoire qui a préservé les traces, dans son architecture, de sa fonction initiale d’enfermement. Votre résidence sur le territoire a nourri au fil de vos recherches et des rencontres votre projet d’exposition. Les notions d’archives, d’attachement à la terre avec toute la fragilité qu’elles induisent resonnent de manière singulière à l’échelle du centre hospitalier et pour chacune de vous dans vos propositions plastiques.
Elena Khurtova : La terre est un système en soi, qui est constamment en déplacement, perpétuelle évolution, érosion et transformation. En revanche, les « banques de terre » sont des terrains spécifiques où les terres excavées sont entreposées, testées et traitées. Des terres de toutes les textures et couleurs amenées de différents endroits se côtoient, entassées en montagnes accueillantes. Aliénée de son paysage spatial et social, la terre trouve étrangement un foyer temporaire, ce qui résonne fortement dans le contexte de l’hôpital Montperrin et la notion d’asile (la migration des terres étant une métaphore pour la migration des humains). Que ce soit dans ces banques de terres ou dans mon installation in-situ Displace, les paysages extérieurs sont déplacés pour devenir intérieurs.
Marie Ilse Bourlanges : En débutant mon investigation sur Ilse, il m’a été tout de suite annoncé que son dossier médical avait déjà été détruit, conformément à la réglementation et régulation des archives hospitalières. Cette information a fortement défini la direction de mon projet et m’a conduit à me plonger dans la matérialité et le fondement des procédures sous-jacentes de destructions d’archives, ainsi que l’idée sociétale d’un « droit à l’oubli ».
Dans la vidéo Mother’s Milk, j’ai capté à la fois la destruction de documents d’archives du Centre Hospitalier Montperrin et à l’opposé son entretien méticuleux. De manière associative, j’ai répondu à ces prises de vue d’une façon plus viscérale, en mâchant et recrachant des fragments d’archives.
Les forces en présence que vous avez, avec délicatesse et poésie, réunies dans cette exposition participent avec justesse de ce que vous qualifiez d’opéra plastique. Celui-ci prendra, en outre, une nouvelle dimension dans les performances que vous présentez.
À travers des éléments de destruction et de création, de terre et de voix, l’exposition et performance en deux actes Displace nous propose une double réflexion sur la fragilité et la résilience des conditions humaines et environnementales. Le premier acte introduit l’histoire personnelle et remet en question la transmission des informations durant le moment partagé et défini de la performance. Dérivé de scénarios psychomagiques et psychogénéalogiques, cela traduit des gestes sincères et cathartiques de réhabilitation et de lâcher prise.
Le deuxième acte propose un scénario inverse de contenir le paysage en transition dans le contexte intime extrême de la cellule d’isolement. Avec des gestes tactiles et répétitifs, cette performance de longue durée fait ressortir le potentiel de la création dans sa forme la plus essentielle.
Extraits d’une interview de Marie Ilse Bourlanges & Elena Khurtova à l’occasion de l’ouverture de la saison
Pourquoi le 3 bis f pour ce projet ?
Quand nous avons eu connaissance du 3bisf, sa relation avec la psychiatrie fut le déclic pour développer un nouveau projet. Les qualités historiques et la mémoire de l’espace résonnaient avec les notions de déplacement et de fragilité de l’esprit avec lesquelles nous voulions travailler. Nous avions également toujours ressenti le besoin de transporter le projet the Sky is on the Earth jusqu’à l’endroit d’où il était originaire : la région entre Marseille et Cannes. Nous avions cette idée en tête et quand Manifesta 13 a annoncé se dérouler à Marseille, ce fut un moteur en plus afin de développer ce nouveau travail dans le contexte du 3 bis f.
Comment travaillez-vous ?
Nous avons commencé à travailler ensemble il y a dix ans, d’abord comme amies s’aidant mutuellement dans nos études, puis dans le cadre d’un travail en duo. Ce qui nous a réuni était notre sensibilité pour la matérialité, la mémoire, ainsi qu’une attention particulière au contexte. Actuellement nous explorons de nouvelles modalités d’échange et de dialogue, en nous dirigeant vers des pratiques plus individuelles.
Comment cohabites-tu avec ta folie ?
Marie Ilse Bourlanges : La folie est présente dans mon histoire familiale, ma grand-mère a été placée dans l’hôpital psychiatrique de la Timone des années 1950 jusqu’à sa mort en 1983 ; on ne parlait pas d’elle dans ma famille et pourtant je porte son nom. En tant qu’artiste je suis heureuse de pouvoir traduire les recherches que je mène à ce sujet d’une manière constructive et créative. C’est un lien avec ma famille, ma vie personnelle mais ça ne parle pas que de moi, c’est une question plus universelle qui me permet de garder un contact avec ma folie.
Je pense que je suis artiste aussi pour cela, pour me connecter à cette part de mon histoire, tout en l’inscrivant dans un contexte plus large.
Elena Khurtova : C’est très lié à cette question de la fragilité qui a toujours été importante dans notre travail.
Marie Ilse Bourlanges : C’est intéressant car cette dualité – une chose fragile qui possède une force intérieure – est une question que nous explorons à travers les matériaux depuis le début de notre pratique.
Ton jardin préféré ? Your favorite garden ?
Marie Ilse Bourlanges : Le jardin du 3 bis f ! J’aime ce jardin, je vais y chercher tous les jours de la verveine et j’y ai commencé un compost. Je n’ai jamais eu de jardin, c’est un bonheur quotidien.
Elena Khurtova : Je dirais que les jardins imaginaires sont très importants pour moi, un lieu parfait pour être en paix.
Quelle langue voudrais-tu chatouiller avec tes cils ?
Marie Ilse Bourlanges : C’est drôle et étonnant car j’ai un travail en cours qui s’intitule ‘Kiss me on my Eyeball’ (Embrasse-moi sur mon globe oculaire). Il s’agit d’une tentative de poésie érotique que je relie à un ancien amant.
Elena Khurtova : Pour moi la question des langues se raccorde au langage : la sensation de “chatouillement” peut être créée quand quelqu’un parle de manière “scintillante”.
A quelle question répondrais-tu « À vous de voir » ?
Elena Khurtova : Dans notre processus de travail il y a des moments où nous avons besoin de nous dire à l’une ou l’autre “c’est à toi de voir”, mais l’expression française utilisant ce terme du “regard” est intéressante pour nous dans le contexte de l’art visuel.
Marie Ilse Bourlanges : Nous changeons actuellement notre méthodologie afin de pouvoir travailler de façon plus individuelle au lieu de toujours être à l’unisson. Ainsi nous nous laissons plus de liberté et d’autonomie, ce qui enrichit notre dialogue. Le prochain projet Displace sera révélateur de cette nouvelle autonomie.