Arnaud Vasseux – Loop à la Galerie AL/MA


Jusqu’au 15 octobre, Arnaud Vasseux propose « Loop », un nouvel accrochage à la Galerie AL/MA où il présente une petite dizaine de sculptures récentes (2021-2022). On retrouve dans ce projet l’étrange et subtil équilibre entre ses œuvres et l’espace de la galerie qui dénote une évidente complicité avec Marie-Caroline Allaire-Matte. On se souvient avec émotion de sa précédente exposition dans ces lieux. « Les conversions de l’eau » nous suggéraient alors une méditation sur les effets de la lente et mystérieuse infiltration de l’eau dans les couches géologiques et à sa résurgence…

Le titre interroge… Quel sens faut-il donner à ce « Loop » ? Il est peu probable qu’il y ait là une référence à la boucle aérienne du métro de Chicago ou à son quartier d’affaires… Les premières lignes du texte de présentation laissent entendre un lien éventuel avec des motifs musicaux répétés. On y lit ensuite cette formulation :

« La boucle devient une figure en ce sens qu’elle “conserve la marque et la mémoire du raccord, d’une ligne courbée qui se referme, de la tension de ce mouvement, d’un trajet à re-parcourir, et d’une remémoration. C’est une figure simple où le retour et la répétition sont envisagés.” ».

Le seuil de la galerie franchi, on est immédiatement face à une première boucle, ou, plus exactement, devant un anneau blanc fixé dans le mur. Plantée dans la partie inférieure de ce cercle en plâtre, dans un équilibre incertain, on découvre une petite statuette grise…

Arnaud Vasseux – Sans titre (Loop), 2022. Copie en résine acrylique teintée de la Vénus de Lespugue, plâtre non armé. 30 x 30 x 10,5 cm – Loop à la Galerie AL/MA

Très vite, on reconnaît dans ce moulage en résine une reproduction de la Venus de Lespugue, figure emblématique des collections du musée de l’Homme. Cette véritable « star » de la préhistoire fut découverte il y a cent ans, le 9 aout 1922, sous un coup de pioche. La fonction et le sens de cette « statuette de femme stéatopyge » (autrement dit « à gros cul »), décrite ainsi par René de Saint-Périer, nous échappent toujours. Elle a toutefois fait l’objet de multiples interprétations. En la retournant, une autre femme apparaît, comme dans les figures des jeux de cartes. De Yves Coppens à Nathalie Rouquerol, on a cru reconnaître ici un accouplement, là un accouchement…

Arnaud Vasseux – Sans titre (Loop), 2022. Copie en résine acrylique teintée de la Vénus de Lespugue, plâtre non armé. 30 x 30 x 10,5 cm – Loop à la Galerie AL/MA

D’autres y ont vu du Botero ou du Niki de Saint Phalle. Pour Picasso, cette statuette en ivoire de mammouth était « la quintessence des formes féminines, l’origine de tout »…
Le préhistorien Patrick Paillet analyse cette sculpture comme « une interprétation géniale d’une forme de féminité. Il s’agit presque d’une œuvre cubiste, d’un emboîtement de volumes qui n’ont rien à voir avec la représentation du vivant ». En 2021, il termine une publication en rapprochant avec malice (?) la Princesse X de Constantin Brancusi de cette dame de Lespugue…

Cette copie en résine est-elle pour Arnaud Vasseux l’expression d’une boucle temporelle qui connecterait les artistes du Gravettien, il y a environ 23 000 à 22 000 ans, à ceux de la modernité au siècle dernier ?

Arnaud Vasseux – Sans titre (Loop), 2022. Copie en résine acrylique teintée de la Vénus de Lespugue, plâtre non armé. 30 x 30 x 10,5 cm – Loop à la Galerie AL/MA

En 2020, dans une exposition à Montreuil, largement perturbée par les confinements, Arnaud Vasseux avait choisi de commencer le parcours de son « Poisson cathédrale » par La hanche (2020), un moulage de celle de Lucy en résine synthétique qu’il avait discrètement suspendue sous la mythique banquette en lévitation des Instants Chavirés…

Cette « répétition » – l’accrochage de deux pièces archéologiques, l’évocation de deux stars de la préhistoire – n’est certainement pas le fruit du hasard… On peut sans doute y voir « la marque et la mémoire du raccord »…

Dans cette première « Loop », on retrouve aussi les interrogations de l’artiste « sur l’Histoire et la Mémoire, au travers d’une réflexion contemporaine sur l’archéologie » qui ont marqué plusieurs de ces expositions à Montpellier avec notamment en 2017 son magistral « Du double au singulier » au FRAC Occitanie – Montpellier et au musée Henri Prades sur le site archéologique Lattara à Lattes ou encore son installation « Les pierres oubliées de Samothrace » au Musée des Moulages.

Dans les deux autres murs de la galerie, un anneau d’amarrage est accroché pour une œuvre à chaque fois intitulée Sans titre (Loop)…

Face à la porte d’entrée, le second est en résine acrylique grise. Une feuille d’agave séchée est posée en équilibre à son sommet… Ici aussi, on « boucle » sur cette question d’équilibre qui, à bien y regarder, est partout présente dans l’exposition…

Arnaud VasseuxSans titre (Loop), 2022. Résine acrylique teintée et non armée, feuille d’agave séchée. 79 x 30 x 20 cm – Loop à la Galerie AL/MA

Cette feuille aux bords épineux évoque la forme d’un poisson serpentiforme, peut-être celle d’un congre, d’une murène ou encore d’un grand syngnathe… à moins qu’il ne s’agit du mystérieux « Poisson cathédrale » de la Recherche que personne n’a pu découvrir aux Instants Chavirés… Une autre boucle spacio-temporelle dans l’univers d’Arnaud Vasseux ?

Le troisième anneau est fiché dans le mur, un peu en avant du bureau de la galeriste. La résine acrylique blanche s’écaille et laisse apparaître une structure en corde de sisal, dénomination commune de l’Agave sisalana, une espèce de la famille des Agavaceae originaire du Mexique. C’est aussi le nom de la fibre extraite des feuilles d’agave qui sert à la fabrication de cordage et de tissus grossiers…

On l’aura compris, tout boucle dans « Loop »… Entre les pièces qui y sont accrochées, avec les expositions qui l’ont précédé…

Posées en équilibre au centre et contre les deux grands murs de la galerie, deux chaises mutilées se font face. Elles sont « rescapées » de la série « Aller à l’os » (2020) produite en amont de l’exposition aux Instants Chavirés. Qualifiés de « modèle de Francfort, 1920 » ou de « chaise Pina », ces moulages en plâtre non armé évoquaient, lors de leur installation dans l’ancienne Brasserie Bouchoule à Montreuil, les chaises de « Café Müller », pièce légendaire de la chorégraphe Pina Bauch qui a, semble-t-il, profondément marqué Arnaud Vasseux.

Dans un ensemble de vibrants petits textes écrits pour « Poisson cathédrale », Marie Cantos écrivait à leur propos :

« Elles ne sont plus aussi nombreuses que dans la pièce emblématique de Pina Bausch. Et le fracas de ces éléments de décors devenus personnages, que les danseur·se·s trainent, jettent, s’est tu. Les pâles héroïnes d’Arnaud arborent un calme et un silence assourdissant – celui de l’après. À la manière d’un groupe de corps éreintés, elles jouent, à leur tour, une invisible chorégraphie: celle d’un souvenir durable et labile à la fois ».

Arnaud Vasseux – Aller à l’os, 2020 – Poisson cathédrale – Les Instants chavirés, Montreuil, 2020. Photo AV

Après l’exposition, dans un entretien entre entre l’artiste, Marie Cantos et Guillaume Constantin, Arnaud Vasseux confiait :

« Je suis sorti étonné de cette expérience aux Instants Chavirés. Il y a plus d’un an, j’imaginais que tout ce qui serait fabriqué sur place devait disparaître à l’issue de l’exposition ; et notamment les chaises que je percevais, avant qu’elles n’existent concrètement, à l’instar des Cassables, une autre série de sculptures, comme vouées à disparaître rapidement. Mais tout le processus de réalisation, ces moments de montages espacés, les déplacements opérés par les moulages de la chaise, m’ont conduit à considérer les sculptures autrement. La proximité avec le statut et la dimension des objets y sont certainement pour quelque chose dans ce changement de perception. Je ne pouvais plus détruire cette série de chaises en plâtre ; je devais tout faire pour en prolonger l’existence. Elles traduisent des états du corps, dévoilent les indices à la fois psychiques, émotionnels et physiques du corps »…

Ces deux chaises de la série « Aller à l’os » viennent donc ici faire écho, boucler au sens d’une remémoration, à leur fabrication, à leur mise en espace, au souvenir d’un temps en suspens. Elles continuent sans doute à « provoquer une attention aux gestes et aux sons plus anciens qui les ont fait naître »…

Arnaud Vasseux - Aller à l'os, (appui au mur, dossier replié), 2020-2022 - Loop à la Galerie AL/MA
Arnaud Vasseux – Aller à l’os, (appui au mur, dossier replié), 2020-2022. Plâtre non armé, 53 x 41,5 x 40 cm – Loop à la Galerie AL/MA

Pour certains, l’une d’elles (Aller à l’os, (appui au mur, dossier replié)) ravivera les souvenirs des fragments d’histoires qu’elle partageait l’an dernier à la galerie de la Scep à Marseille avec les « corps déformés » d’Anita Molinero et les éléments éparpillés du Dead Park de Samir Laghouati-Rashwan…

Le titre attribué à la seconde « chaise Pina » semble avoir perdu dans « Loop » sa filiation avec la série pour se confondre avec Mémoire muscle suivie ici d’un « # 2 ». Cette boule de béton teinté et de briques de plâtre se substitue-t-elle en partie à un pied (volontairement ?) manquant ? La mémoire est-elle un drôle de muscle 

Au-dessus du bureau, Arnaud Vasseux a choisi d’accrocher un magnifique plâtre, empreinte délicate et sensuelle réalisée en alginate sur la gorge d’une femme (Ambre, 2022)… Pour celles et ceux qui se souviennent de ses « Conversions de l’eau » en 2018, cette pièce évoquera immanquablement le moulage de l’aisselle féminine qui reposait dans un équilibre fragile sur un morceau de calcaire, entre les deux fenêtres de la galerie. L’écho est probablement aussi fort avec Dos (2018), une autre empreinte par contact qui était posée sur une des chaises « Pina » aux Instants chavirés… L’œuvre illustre parfaitement l’idée d’« une figure simple où le retour et la répétition sont envisagés »…

Entre les deux fenêtres, un étrange bloc de béton gris pourrait à première vue faire penser à un objet mécanique. En s’approchant, on comprend qu’il s’agit d’un moulage de l’appareil auditif tel qu’on peut en voir chez les ORL ou les audioprothésistes…

A priori, la place de cette pièce (Ouïe, 2022) peut légitimement interroger. Certains organes de l’oreille interne, représentés en plâtre blanc, expliquent pourquoi cette figure anatomique est présente. À côté de la cochlée (autrefois appelée limaçon) responsable de l’audition, on distingue trois canaux semi-circulaires qui contrôlent avec le vestibule l’équilibre des individus… On l’a compris, l’équilibre est un élément récurrent dans nombre des sculptures exposées. La découverte de ces trois canaux semi-circulaires, qui sont aussi des demi-anneaux ou des moitiés de boucle, est un moment jubilatoire de « Loop »…

Sur la gauche, une pièce (Sans titre, 2018-2022) reste très énigmatique. Son mode de production (une betterave abandonnée dans une gangue de plâtre, de résine et de fibres de cellulose avant d’être coupée en deux) ne délivre pas d’explications sur la boucle à laquelle elle pourrait se rattacher…

Une autre œuvre (Gourd, 2022) laisse elle aussi un peu perplexe… Toutefois, on peut rapprocher ce gant de celui qui figure sur le carton d’invitation au vernissage.

Arnaud VasseuxGourd, 2022. Gant, résine acrylique, résine époxy, spray, microbilles de verre. 25 x 11,5 x 1 cm – Loop à la Galerie AL/MA

En effet, sur cette photographie, on voit un gant de cuir noir au-dessus d’un anneau d’amarrage sur le quai d’un fleuve, d’un canal ou d’un port…

L’objet perdu (?), posé là en attendant de retrouver son propriétaire, est-il celui engourdi par le froid qui aurait servi au moulage de la pièce exposée ?
Quant à l’anneau, ne serait-il pas le modèle des trois « Loop » qui sont fixés aux murs de la galerie AL/MA ?

Ces questions restent évidemment sans réponse. Celles et ceux qui visitent « Loop » ont sans doute trouvé leurs propres clés à ces « mystères »…

Il est assez largement admis que c’est le regardeur qui fait l’œuvre, on comprend que pour Arnaud Vasseux, c’est aussi le visiteur qui en partie fait l’exposition… Dans sa conversation avec Marie Cantos et Guillaume Constantin, après son exposition aux Instants chavirés, il exprimait cela avec beaucoup de finesse et justesse :

« Il nous arrive souvent en visitant une exposition de s’abstraire, d’être distrait et de regarder à côté, c’est-à-dire pas là où l’artiste (ou son médiateur) demande de regarder. Ce phénomène m’intéresse depuis longtemps ; il résiste aux injonctions, aux assignations trop fortes aujourd’hui, si répandues dans le champ artistique. Considérer le silence, c’est dans ce contexte, privilégier l’écoute, ou une attention différente au vide autour des objets, à différentes hauteurs de voix — il y a des choses chuchotées —, à tout ce qui traverse le lieu et l’expérience de la visite. Considérer le silence c’est une forme de “geste contraire”, une attention quasi maniaque pour l’espace négatif, les contre-formes, le vide agissant. C’est aussi une forme de défiance à l’égard des modes spectaculaires ou, pour le dire à la manière de Proust, “proclamatoires” »…

Il faut donc passer par la galerie AL/MA avant le 15 octobre pour écouter le silence qui glisse entre les boucles de « Loop ».

À lire, ci-dessous, le texte du communiqué de presse de la galerie AL/MA.

En savoir plus :
Sur le site de la galerie AL/MA
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Arnaud Vasseux sur documentdartistes.org

Arnaud Vasseux – Loop : Communiqué de presse

En choisissant le mot Loop pour titre de sa nouvelle exposition, Arnaud Vasseux insiste d’abord sur l’aspect sonore et visuel du mot en invitant à mieux voir et à mieux écouter. La boucle devient une figure en ce sens qu’elle « conserve la marque et la mémoire du raccord, d’une ligne courbée qui se referme, de la tension de ce mouvement, d’un trajet à re-parcourir, et d’une remémoration. C’est une figure simple où le retour et la répétition sont envisagés. » Si le titre se donne à voir et à lire dans sa relation à l’image, l’exposition se découvre dans le souvenir de cette image qui en constitue l’amorce.
Depuis la fin des années 2000, que ce soit à la galerie AL/MA, au FRAC ou au musée Lattara – Henri Prades – en 2017, le travail d’Arnaud Vasseux s’est développé autour de la question des processus de production de la forme, de la trace et du sens, en volume et en dessin, en interrogeant les conditions d’apparition de l’oeuvre. Si la dernière exposition à la galerie en 2018, considérait la transformation de l’eau en se focalisant sur le processus de pétrification ; il est toujours question ici de l’empreinte, de sa dialectique et de la restitution du réel dans celle-ci.
Les sculptures récentes (2021-2022) réunies ici, en plâtre, en béton et en résine, évoquent, entre autres, différentes parties du corps humain dans ce mouvement double de l’absence et de la présence. Certaines font référence à des états émotionnels ou psychiques, à notre vulnérabilité par le biais du fragment et du choix des matériaux. Les figures ouvertes ou éclatées répondent aux empreintes négatives en donnant une image inhabituelle du corps ou de la surface. Une icône de la préhistoire, la Vénus de Lespugue1, à la silhouette symétrique et ambiguë, s’incline dans un display inédit pour mieux inviter à considérer la puissance énigmatique que les différentes lectures qui l’accompagnent depuis sa découverte. Les formes du vivant, présent/passé, se confondent, fusionnent et déjouent les certitudes.
« Allez à l’os » c’est donc considérer l’ossature des choses, ce qui les fait tenir, se tenir là avec nous. Sauf que cette ossature n’existe peut-être pas. Les chaises moulées dans un matériau inapproprié et sans armatures affirment leur état de fragilité. La duplication, ici à comprendre dans la production d’un écart et paradoxalement d’une singularité, comprend le risque de la perte comme la possibilité d’un regard renouvelé. Le principe de la boucle désigne aussi le fait de revenir sur des travaux antérieurs et de les réinventer parfois dans des gestes radicaux. Le travail récent d’Arnaud Vasseux continue d’explorer les formes du réel, les artéfacts, en produisant des empreintes inattendues, avec la minutie d’un archéologue, énonçant avec subtilité les choses – parfois en creux – sans cesser de questionner notre perception de la réalité.

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