Jeanne Susplugas – « Occasions perdues » au Mrac à Sérignan


Du 27 janvier au 12 mai 2024, le Mrac invite Jeanne Susplugas a investir son cabinet d’arts graphiques pour présenter « Occasions perdues » avec lesquelles elle souhaite mettre en avant son lien avec l’écriture et la littérature…

Dans un entretien avec Clément Nouet, commissaire de l’exposition et directeur du Mrac, Jeanne Susplugas explique ainsi les raisons du titre choisi pour ce projet : « Dans La Promesse de l’aube, Romain Gary écrit cette phrase “La vie est pavée d’occasions perdues”. Cette phrase résonne en moi. J’ai l’impression qu’il faut sans cesse, que ce soit des choix ou des non-choix, renoncer à des possibles ».

On devrait retrouver dans les vitrines et sur les murs du cabinet d’arts graphiques plusieurs des œuvres issues de sa collection de citations conservée dans sa Base de données littéraires et probablement quelques-unes appartenant à sa série des Containers. Dans sa conversation avec Clément Nouet, elle évoque ses collaborations avec des auteur.ice. s contemporain.ne. s. Elle cite entre autres celles avec Claire Castillon, Marie Darrieussecq, Marie-Gabrielle Duc, Basille Panurgias ou encore Nicolas Rey.

Jeanne Susplugas, Forêt généalogique #1, 2020. Wall painting © Cnap. Crédit photo Rebecca Fanuele
Jeanne Susplugas, Forêt généalogique #1, 2020. Wall painting © Cnap. Crédit photo Rebecca Fanuele

Jeanne Susplugas suggère qu’elle pourrait utiliser le cabinet d’arts graphiques comme un terrain de jeu pour entremêler les mots et les maux, dans « un monde où la frontière entre le possible et l’impossible, le normal et l’étrange est complètement brouillée entre rêve et cauchemar ».
On retrouvera sans doute des dessins, des sculptures, des photos et des vidéos et des installations vus ici ou là. Très probablement découvrira-t-on aussi quelques œuvres nouvelles…

Jeanne Susplugas, Stack, 2023. Encre sur papier, 30 × 20 cm © et courtesy de l’artiste et Chemin initiatique, 2023. Pierres gravées, dimensions variables ® François Fernandez.

Après ses expositions « Désordre» à Marseille et à Istres en 2019, « Pharmacopées » au Musée Fabre et « J’ai fait ta maison dans ma boite crânienne» au Grenier à Sel à Avignon en 2020 et « Hopes & Fears» au Centre d’art Bonisson à Rognes au printemps dernier, on attend avec intérêt de découvrir comme Jeanne Susplugas aura installé ses « Occasions perdues » dans le cabinet d’arts graphiques du Mrac.

L’actualité de Jeanne Susplugas est particulièrement dense ces derniers mois avec notamment « Le Rêve même », son dispositif immersif à la Capsule du Centre Pompidou-Metz en lien avec l’exposition « Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse ».

Le Rêve Même, Centre Pompidou Metz - La Capsule - Exposition associée à l'exposition Lacan.
« Le Rêve même » au Centre Pompidou Metz – La Capsule – Exposition associée à l’exposition « Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse ». Photo ©Jeanne Susplugas

Chronique à suivre après un passage à Sérignan.
À lire ci-dessous l’entretien de Jeanne Susplugas avec Clément Nouet

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Jeanne Susplugas – « Occasions perdues » au Mrac à Sérignan : Entretien du commissaire avec l’artiste

Clément Nouet : Depuis la fin des années 1990, ton travail artistique explore la psychologie humaine, la société, nos addictions et le rapport à nous-même et aux autres. Pour l’espace du Cabinet d’arts graphiques du Mrac, tu as souhaité mettre en avant ton lien avec l’écriture et la littérature ?
Jeanne Susplugas : C’est certainement parce que je dois beaucoup à la littérature, elle nourrit ma vie et naturellement, mon travail. Ce fort lien avec l’écrit s’inscrit dans une longue histoire de l’art, de Dada à aujourd’hui, qui témoigne de la richesse des liens existant entre la littérature et l’art. Je collecte des mots, des extraits ou travaille avec des auteur.ice.s en vue d’enrichir mon propos. La littérature fait partie intégrante de ma réflexion pour en faire une matière plastique. Je compile des fragments de romans, de poèmes, de chansons, des citations se référant à mes axes de recherche, à savoir des comportements addictifs à ce que je nomme les « distorsions sociales ».

Par ce biais, j’essaie de sonder la complexité des êtres, les rapports humains dans leur intimité et leur dimension sociétale. Ma collection de citations constitue une source à laquelle je peux venir indéfiniment puiser. Elle prend d’ailleurs une forme plastique et sonore avec mon installation Base de données littéraires (2014), une grande bibliothèque vide, modulable et fragmentée. À l’intérieur, un dispositif sonore permet d’écouter des extraits de textes enregistrés par des professionnel.le.s. Ainsi, un nouveau texte est créé, faisant sens grâce aux thématiques communes. Les fragments de textes peuvent ressurgir sous différentes formes : photographie, dessin, vidéo, performance, installation sonore ou sculpture. La technique et le matériau s’adaptent à l’idée et au sens véhiculés par les mots. Ainsi, dans ma série Containers débutée en 2008, formée de dessins puis plus tard de sculptures en céramique. Les œuvres présentent des flacons de médicaments disposés en ligne, comme ils peuvent l’être sur l’étagère d’une salle de bains ou bien dans le placard d’une cuisine. En suivant les mots marqués sur les flacons, une phrase s’esquisse, reflétant un mal-être, une dépendance, un repli sur soi. En me plaçant en témoin de mon temps, je sonde notre rapport à la consommation de ses différents produits, béquilles de nos existences. À la collection d’extraits littéraires s’ajoute des commandes à des auteur.ice.s rencontré.e.s au fil de mes lectures. Des auteur.ice.s contemporain.ne.s qui, à travers leurs écrits, dépeignent des portraits souvent acerbes de nos sociétés. Ainsi, j’ai pu travailler avec Claire Castillon, Marie Darrieussecq, Marie-Gabrielle Duc, Basille Panurgias ou encore Nicolas Rey. Leurs écrits se transforment dans le temps en films, pièces sonores, fils de lumière, performances ou projet interactif (Là où habite ma maison). Si ma réflexion semble porter en particulier sur les addictions, il s’agit d’un « prétexte » pour parler de la société contemporaine et des malaises qui l’habitent. Il s’agissait d’un point de départ ancré dans mon histoire familiale pour atteindre une histoire sociale. Par l’observation de cette société, par mon expérience personnelle et par mes lectures je donne le pouls d’une société où il est difficile de faire face aux multitudes pressions, visibles ou invisibles, liées à nos modes de vie. Mon travail met en exergue un mal-être individuel et collectif, nos angoisses, stress, inquiétudes.

Pour revenir à ton exposition. Peux-tu nous expliquer le titre « Occasions perdues » ?
Dans La Promesse de l’aube, Romain Gary écrit cette phrase « La vie est pavée d’occasions perdues ». Cette phrase résonne en moi. J’ai l’impression qu’il faut sans cesse, que ce soit des choix ou des non choix, renoncer à des possibles.

Ta pratique plastique est très hétérogène : dessins, sculptures, photographies, céramiques, vidéos, animation 3D.
En effet, depuis plus de vingt ans, je développe une pratique protéiforme : dessin, photo, installation, céramique, VR, film… car le médium est au service des idées. Quand je réfléchis à un nouveau projet, je me demande quel médium serait le plus juste pour traduire ma pensée.

Tu montres un nouveau carnet qui se déploie dans l’espace et se change en sculpture ? Ce n’est pas la première fois que tu joues avec le carnet « Moleskine » ?

Mes carnets me permettent une forme de liberté que je ne m’accorde pas à d’autres endroits. Ils se situent entre « journal intime » et « carnet de voyage ». Je peux faire cohabiter une nouvelle du jour, un rêve, une pensée. Les carnets Leporello – pas toujours Moleskine puisque certains sont réalisés à l’atelier – peuvent se déployer dans l’espace et être présentés sur des étagères ou être suspendus, devenant ainsi sculptures.

Tu joues avec les échelles des carnets. J’ai l’impression que c’est une notion de plus en plus importante dans ton travail. On retrouve des petites pièces, presque des « miniatures » et d’autres beaucoup plus importantes, comme celle que tu présentais au château Bonisson (Rognes) au printemps dernier. Même dans l’exposition, on retrouve des pièces en vitrine de petites dimensions et d’autres beaucoup plus importantes comme le grand wall painting, ponctué de plusieurs dessins de la série « Mind Mappings » au centre de la salle.
Les jeux d’échelle sont arrivés dès le début de ma pratique, notamment par l’utilisation de la macrophotographie. Je photographiais des jouets (Cut doll, 1998) ou des médicaments (Une solution, 2000) en gros plan pour souligner nos peurs et autres interrogations. Puis très vite, cette réflexion sur l’échelle s’est retrouvée dans les volumes. Les maisons que je conçois sont de dimensions intrigantes, qu’elles soient sous forme de boîte de médicaments surdimensionnée (The Box House, 2006), de « maison du voyeur » (Peeping Tom’s House, 2007) ou encore Flying house (2018) aux multiples objets de toutes les tailles. Jeu d’échelle que l’on retrouve aussi dans les sculptures KGR ou Graal, toutes deux de 2013, des comprimés surdimensionnés. Ainsi, j’interroge la face trouble de la promesse de bonheur, de soin et de réalité.
Au Centre d’art Bonisson (Rognes), je montrais le projet I will sleep when I’m dead, 2020 dont le point de départ est une expérience en réalité virtuelle au titre éponyme. Dans cette expérience, le jeu d’échelle est en effet très présent car il s’agit d’un voyage dans le cerveau mais aussi dans mes dessins, des formes allant de toutes petites « pensées » à d’énormes. Ainsi, l’utilisateur.ice évolue dans un monde où la frontière entre le possible et l’impossible, le normal et l’étrange est complètement brouillée entre rêve et cauchemar.
Au Musée, l’espace de l’ancien cabinet de curiosités offre par sa configuration un réel terrain de jeu.

Il me semble que le mural qui se déploie sur plusieurs faces demande à être appréhendé comme une page de livre, à tourner autour ?
Comme l’écrivain·e met au diapason le lecteur.ice dès la première phrase de son livre, chacune de mes expositions raconte une histoire. Certaines œuvres permettent d’architecturer les expositions à la manière d’un livre. Ou parfois, une œuvre en particulier fait office d’avant-propos. C’est le cas de la photo Mask par exemple qui évoque le théâtre de la vie, le masque social et les faux-semblants. Elle prévient le visiteur des différentes strates de lecture, qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

Tu présentes également la vidéo « Là où habite ma maison ». Il y a aussi dans ton travail un questionnement sur l’habitat et la forme architecturale que pourrait prendre une structure mentale. Pour cette vidéo, tu as collecté des témoignages du confinement. Ces petites histoires ont été transmises à l’écrivaine Claire Castillon qui a réinterprété les situations pour proposer des récits imaginaires et percutants et tu les as retranscrits en dessin.
Dans mon travail il est beaucoup question de ramification, de réseau. Ce dernier ne cesse de se démultiplier entre les réseaux d’information, de communication, de pouvoir… jusqu’aux réseaux sociaux et neuronaux.

Les maisons sont en effet très présentes dans mon travail. Culturellement associées à l’idée de refuge, de protection. Je les traite sous l’angle de l’ambivalence, de l’inquiétante étrangeté.
Pink house accueille en son sein différentes propositions, du papier peint Made in Japan accompagné de la pièce sonore écrite et enregistrée par et avec l’auteur Nicolas Rey, à la vidéo For your eyes dont les scénettes et la musique renvoient à une indifférence sociale, un malaise dont finalement « nobody cares » (composée spécialement par Ramuntcho Matta). Peeping tom’s house, trouée à hauteur d’yeux (d’adulte ou d’enfant), invite au franchissement de l’intime. L’on ne sait à l’avance à quel type d’expériences troublantes leurs ouvertures nous invitent. Light house joue de cette même ambivalence.
L’œuvre apparemment accueillante, ouverte et lumineuse, par l’effet de fils de lumière, se mue depuis l’intérieur en un sombre dispositif d’isolement renforcé par l’ambiance sonore. Ces « maisons » aux échelles variables et indéfinissables ont un dessein commun, exercer une attractivité visuelle par les couleurs, les matières, la lumière, pour mieux contrarier le confort du visiteur. Il n’est pas question de bien-être mais plutôt de désenchantement.

Nous avons récemment pu expérimenter la « maison » différemment en étant assigné à résidence. Cette claustration obligatoire a engendré nombre de comportements. Au sortir du confinement, j’ai commencé à collecter des témoignages de ces différentes expériences. Autant de petites histoires que j’ai confiées à l’écrivaine Claire Castillon comme point de départ.

Je suis admirative de la capacité de Claire à porter un regard d’une grande justesse sur le monde et de le révéler grâce à son écriture forte et singulière. Elle excelle dans l’art de cristalliser en quelques mots un état intérieur, à saisir au plus près les événements, par une approche intime et personnelle. Elle dit d’ailleurs « Lorsque j’écris je suis vraiment moi, sinon je ne m’entends pas, il y a trop de bruit. » Ainsi, ses mots agissent directement sur notre pensée et sur nos émotions.
Des histoires drôles, douloureuses, grinçantes, singulières induites par le huis-clos qui évoquent entre autres, l’anxiété, la régression du rôle de la femme, l’augmentation des violences conjugales et intrafamiliales. Cette expérience inédite a mis en exergue les écarts socio-économiques existants et a accentué les dysfonctionnements relationnels. Ce projet questionne donc la maison en tant que refuge et lieu d’enfermement. Nous avons fait corps avec la maison jusqu’à la considérer comme une tierce personne, « Là où habite ma maison ».

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